mardi 12 octobre 2021

Dans les hôpitaux, un « cercle vicieux de la désaffection » après la sortie de crise sanitaire

Par   Publié le 12 octobre 2021

Face au manque d’infirmiers, de nombreux établissements peinent à reprendre une activité normale. Aux départs de personnels, s’ajoutent un taux d’absentéisme en hausse et des difficultés de recrutement

Une infirmière à l’hopital universitaire d’Angers (CHU), à Angers, le 10 juin 2021

A l’hôpital, la quatrième vague épidémique a beau appartenir de plus en plus nettement au passé, avec un reflux général du nombre de patients atteints du Covid-19, les signaux d’alerte se multiplient depuis plusieurs semaines. Lits fermés, postes vacants, blocs opératoires au ralenti… l’après-crise semble encore loin des jours meilleurs, à entendre médecins et syndicats.

« On vit une rentrée difficile avec une forte tension sur les ressources humaines », alerte le professeur François-René Pruvot, à la tête de la conférence des présidents de commission médicale d’établissement de CHU. En cause : la « pénurie d’infirmiers » à laquelle sont confrontés de nombreux établissements, pointe-t-il. « De grands hôpitaux attractifs ont des problèmes de personnels jamais connus auparavant, abonde le docteur Thierry Godeau, son homologue dans les centres hospitaliers. Tout le monde sort rincé de la crise mais sans avoir le sentiment que le quotidien s’améliore, au contraire. »

  • Lits fermés et postes vacants

Au premier rang des régions sous pression : l’Ile-de-France, soumise bien avant la crise du Covid-19 à des difficultés majeures de recrutement avec son coût de la vie élevé. « Depuis la rentrée, nous manquons cruellement d’infirmiers pour faire tourner les établissements », résume Didier Jaffre, directeur de l’offre de soins de l’agence régionale de santé, évoquant le public comme le privé. Parmi les secteurs les plus en souffrance : la pédiatrie, la neurologie, la cancérologie, la psychiatrie, ou encore la gériatrie, précise-t-il.

A l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), on dénombre 520 infirmiers de moins dans les établissements qu’il y a un an, selon les chiffres consolidés début septembre, pour près d’un millier de postes d’infirmiers vacants. Les recrutements intervenus durant le mois de septembre n’ont pu combler ce gouffre : 820 postes sont toujours à pourvoir. L’impact est majeur sur une offre de soins déjà sur le fil : 18 % des lits ont dû rester fermés au retour de l’été dans les 39 hôpitaux du groupe, qui compte près de 20 000 lits. « Nous sommes en grande difficulté sur les postes de nuit, décrit Pierre-Emmanuel Lecerf, directeur général adjoint. Il suffit, sur ces horaires compliqués, de quelques emplois en moins pour avoir à fermer beaucoup de lits. »

Sur le terrain, le climat est « morose », confie Olivier Milleron, cardiologue à l’hôpital Bichat et porte-parole du Collectif inter-hôpitaux (CIH). « Il y a beaucoup de patients à prendre en charge, mais aucune perspective d’amélioration », décrit-il. Plusieurs postes d’infirmiers sont vacants dans son propre service, mais chez ses voisins de neurologie, on n’est quasiment plus en situation d’ouvrir, rapporte-t-il. Son étage de soins intensifs de cardiologie se prépare ainsi à accueillir certains patients venant des urgences neurovasculaires pour les soulager. Une « solution dégradée », dit-il.

A quelques kilomètres, dans un établissement parisien bien loti en temps normal, l’Institut mutualiste Montsouris, ce sont la moitié des lits de médecine interne qui sont fermés depuis la rentrée, témoigne la docteure Julie Cosserat, ainsi que 30 % des capacités de l’ensemble de son hôpital. « En vingt ans de carrière, je n’ai jamais vu ça », dit l’interniste. Chez elle, l’équipe d’infirmières est passée de 8 titulaires avant la crise à 2 aujourd’hui. Seuls le « pool »de remplaçantes de l’Institut et les infirmières vacataires venant de l’extérieur permettent de maintenir l’activité. « C’est le cercle vicieux de la désaffection, s’inquiète-t-elle. Quand on commence à avoir une équipe défaite, les recrutements sont plus difficiles. » Tous les jours, c’est le « casse-tête » pour trouver des places à ses propres patients.

  • Un retard difficile à rattraper en chirurgie

Dans les blocs opératoires, où la pression est forte pour rattraper l’activité entaillée par les longs mois de crise, il faut aussi composer avec le manque d’infirmiers. « Nous avons encore des salles d’opérations fermées, par exemple deux blocs de pédiatrie sur sept, c’est bien pire que d’habitude, avec une situation catastrophique au niveau des effectifs paramédicaux », selon le professeur Jean-Luc Jouve, à la tête de la CME de l’Assistance publique-Hôpitaux de Marseille (AP-HM), qui compte encore une centaine de patients atteints du Covid-19.

« On est très loin d’avoir pu reprendre une activité normale », abonde Alain Ruffion, urologue à l’hôpital Lyon-Sud. Le professeur dispose toujours d’un tiers de plages horaires en moins pour opérer, avec 12 salles ouvertes sur la vingtaine de l’établissement. Le médecin s’interroge sur le « sens » de son métier : en chirurgie fonctionnelle, pour ses patients ne relevant pas de l’urgence comme ceux souffrant d’incontinence, il peut proposer, au mieux, un an à un an et demi d’attente… « Est-ce que je leur dis d’aller voir ailleurs maintenant ?, se demande-t-il. C’est un casse-tête que l’on n’a jamais vu, et sans solution de court terme, le système est à bout de souffle. » 

  • Départs et absentéisme

Est-ce la faute à une « fuite » des personnels que d’aucuns craignaient en sortie de crise ? Au regard de leurs tableaux de bord d’effectifs, les directions d’hôpitaux écartent tout phénomène de ce type. Dans les rangs syndicaux, on s’inquiète néanmoins d’une « nouvelle vague de départs » intervenue ces dernières semaines et durant l’été, à la levée des « plans blancs » des hôpitaux, qui empêchaient tout départ en disponibilité ou en mutation.

Des infirmiers qui ont rejoint le monde libéral, l’intérim, changé de profession… Ou encore fait une « pause », particulièrement dans les rangs des plus jeunes, selon Thierry Amouroux, du Syndicat national des professionnels infirmiers (SNPI-CFE-CGC), qui rappelle le fort turn-over et la difficile fidélisation existant déjà dans la profession, avec une durée d’exercice comprise entre sept et treize ans selon lui. « La spirale infernale se poursuit, ajoute le syndicaliste. Avec les départs, la poursuite des restructurations, des économies et des fermetures de lits dans les hôpitaux… la charge de travail des personnels augmente, le ratio infirmier-patient s’aggrave, ce qui provoque encore de nouveaux départs… »

« Nous voyons aujourd’hui partir des piliers du service, des “anciens” », témoigne de son côté Sabine Valera, infirmière en réanimation à l’hôpital Nord, à Marseille. « Il y a une immense fatigue et l’usure de devoir former sans arrêt les nouveaux collègues », ajoute la présidente de la fédération nationale des infirmiers de réanimation, qui dit sa profession aussi « désabusée » par l’absence de reconnaissance.

Sa collègue Sousada Sundara, 47 ans, fait partie de ces « piliers » sur le départ. Elle l’a annoncé sans avoir aucune idée de ce qu’elle allait faire après, tant l’évidence s’est imposée à elle en arrivant pour prendre son service à l’hôpital, un soir de la mi-septembre. L’infirmière de réanimation est entrée dans le bureau de sa cadre pour lui dire qu’elle allait « faire un break » et poser une demande de disponibilité pour deux ans dès que possible – ce qui devrait intervenir d’ici à la fin de 2021.

« Je n’ai pas réfléchi, ça me trottait dans la tête depuis le dernier décès que j’ai fait, qui m’a beaucoup affectée, relate-t-elle, pensant aujourd’hui à rejoindre le monde libéral. Je me suis dit que je ne voulais pas en arriver au burn-out, qu’il fallait partir avant que ça dégénère. » Charge de travail toujours plus forte, détresse des familles, complexité des patients Covid-19, tranche d’âge des malades plus jeunes et plus proches de la sienne, plus les vagues avançaient… la soignante a le sentiment d’être arrivée au bout. « On en a sauvé, mais pas beaucoup », lâche l’infirmière diplômée en 2015, et « référente » dans la réanimation marseillaise depuis la première vague de 2020.

Avec une centaine de postes d’infirmiers vacants, la situation paraît néanmoins stable en cette rentrée à l’échelle de l’ensemble des établissements marseillais : « C’est ni plus ni moins que les années précédentes », observe Pierre Pinzelli, secrétaire général de l’AP-HM, inquiet tout de même pour les mois à venir avec un marché déjà atone.

Mais un autre indicateur vient expliquer les fortes tensions ressenties d’ores et déjà dans les services, à Marseille comme dans d’autres CHU : le taux d’absentéisme a progressé de près d’un point en septembre, par rapport à 2019 avant la crise, pour atteindre 11,6 % à l’AP-HM. L’augmentation est similaire à Lille, de 1,6 point, ou encore d’un à deux points à l’AP-HP par rapport aux moyennes habituelles, avec un absentéisme de 9 % à 9,5 %. « C’est un effet post-crise, juge le professeur Vincent Piriou, à la tête de la commission médicale d’établissement des Hospices civils de Lyon. Les postes vacants, ce sont aussi des gens qui craquent, des burn-out. »

  • Des difficultés de recrutement

Le constat est largement partagé : le choc d’attractivité espéré dans la foulée du « Ségur de la santé », le plan gouvernemental annoncé à l’été 2020, n’a pas eu lieu jusqu’ici, malgré la revalorisation mensuelle de 183 euros ou encore la révision des grilles salariales. « Il y a un vrai souci de recrutement sur l’ensemble du territoire », avance Olivier Youinou, du syndicat SUD-santé. Et ce, malgré des stratégies très volontaristes des hôpitaux ces derniers mois en direction des candidats, des embauches dans les règles statutaires de la fonction publique, ou encore avec des « primes d’engagement ».

Une question de vivier, alors que les besoins sont particulièrement forts, avec l’appel d’air des centres de vaccination qui aspirent une partie des infirmiers. « Nous sommes confrontés cette année à une démographie défavorable, avec de petites promotions à la sortie d’école », pointe Pierre-Emmanuel Lecerf, de l’AP-HP. Selon les chiffres de l’agence régionale de santé, 3 933 infirmiers ont été diplômés en Ile-de-France cet été contre 4 785 à la même époque en 2020.

A l’échelle du territoire, la profession, qui totalisait 764 260 infirmiers au 1er janvier 2021, dont deux tiers en établissement de santé, diplôme environ 25 000 personnes par an, selon les indicateurs de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques datant de 2019. « Nous n’avons pas le recul ni les chiffres pour savoir si les taux d’abandon en cours d’étude ou de reconversion ont été plus forts [pour la promotion 2021], confie Mathilde Padilla, de la Fédération nationale des étudiants en soins infirmiers. Mais on sait qu’il y a un épuisement général chez des étudiants très mobilisés durant la crise. » Sans compter une tendance décrite depuis plusieurs années déjà, d’un hôpital moins attractif et d’une aspiration plus forte vers le libéral« en raison de l’état du système public, avec peu de moyens, des conditions de stage mauvaises, un manque d’encadrement… », dit-elle.

Chez les plus âgés, on regarde déjà cette nouvelle génération avec inquiétude, entre ses attentes plus fortes en termes de qualité de vie au travail, sa moindre appétence à s’engager à l’hôpital public sur le long terme, ou encore ses diplômés plus nombreux à prendre quelques mois de liberté après la fin de leurs études, avant de rejoindre le marché du travail.

Pour espérer une génération de diplômés plus nombreuse, il faudra néanmoins attendre encore. La fin du concours d’entrée à l’école d’infirmiers, remplacé par une sélection sur dossier et accompagnée d’un boom des candidatures, est intervenue en 2019 pour une formation qui dure trois ans. L’augmentation des places dans les 320 instituts de formation en soins infirmiers a pour sa part été annoncée à l’été 2020.

  • L’impact des suspensions d’infirmiers limité

Dans les rangs hospitaliers, on tient à l’écarter d’emblée : les suspensions d’infirmiers, en raison d’un non-respect de l’obligation vaccinale déployée à compter du 15 septembre, sont loin d’être la principale cause des fortes difficultés de la rentrée. « L’impact de l’obligation est relativement faible », estime le docteur Thierry Godeau, de la conférence des présidents de commission médicale d’établissement de centres hospitaliers. « Cela a ajouté quelques postes vacants de plus, ce n’est pas négligeable vu notre situation, nuance le docteur Jean-Luc Jouve à Marseille. Mais ce n’est pas le problème de fond. » Dans l’institution marseillaise, une centaine de suspensions sont comptabilisées en octobre dans les rangs des 12 586 agents salariés (paramédicaux, administratifs, techniques). A l’AP-HP, le nombre de suspendus s’élève à 427, dont 93 infirmiers, pour 100 000 personnels. Aux Hospices civils de Lyon, ils sont 117 personnels non médicaux, pour moitié soignants, pour moitié administratifs, dans un groupe de 23 000 professionnels. Au CHU de Toulouse, une quarantaine de suspensions demeurent en octobre, pour 16 000 personnels.


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