mardi 19 octobre 2021

Chili : les enfants volés «en un coup de fil» à la recherche de leurs origines

par Justine Fontaine, correspondante au Chili   publié le 18 octobre 2021 

Entre les années 60 et 90, principalement sous Pinochet, jusqu’à 20 000 enfants chiliens ont été arrachés de force à leur mère pour être adoptés à l’étranger. Des familles déchirées racontent leur combat pour retrouver leurs proches et obtenir des réponses.

«Ma fille est née le 25 novembre 1975 à l’hôpital. On me l’a donnée pour que je l’allaite. Je me souviens de son visage, de ses yeux»,raconte Elena Vargas, 60 ans, au milieu de sa cuisine, dans un quartier pauvre de la banlieue ouest de Santiago. Elle se remémore l’ambiance pesante dans cet hôpital public de la capitale, au début de la dictature du général Pinochet (1973-1990).

Elena Vargas n’a plus jamais revu sa fille. Face à ses questions, les soignants lui ont répondu que le bébé était mort. «Ils m’ont dit : “Vous êtes jeune, vous aurez d’autres enfants”, et qu’ils allaient garder le corps pour l’étudier. Mais ils ne m’ont pas donné d’acte de décès», assure-t-elle. A la fin des années 2000, elle se rend compte par hasard que la naissance de sa fille, qu’elle voulait appeler Laura, a pourtant bien été déclarée à l’état civil. «Cette signature n’est pas la mienne», dénonce-t-elle, une copie de l’acte entre ses mains. Elle a aussi trouvé un certificat de décès, sans savoir s’il est vrai ou faux. A l’hôpital, en revanche, tout son dossier médical a disparu. Elena est convaincue que sa fille n’est pas morte, mais quarante-six ans après son accouchement, elle ne sait toujours pas ce qui est arrivé à son enfant.

Jusqu’en 2014, elle pensait être la seule à avoir vécu une telle histoire. Mais cette année-là, des médias chiliens publient une série de témoignages de mères semblables au sien. A une différence près : des enfants supposés morts, en réalité donnés en adoption, ont réussi à contacter leur mère biologique.

Plus de 700 plaintes

Depuis, une enquête a été ouverte devant les tribunaux chiliens pour faire la lumière sur les adoptions survenues entre le début des années 60 et la fin des années 90. La police judiciaire chilienne estime que près de 20 000 enfants chiliens ont été adoptés à l’étranger durant cette période, principalement sous la dictature de Pinochet. Des milliers de ces adoptions seraient illégales. Depuis que les premières affaires ont éclaté, plus de 700 plaintes de mères et d’enfants ont été déposées au Chili.

Karen Alfaro, historienne à l’Université australe du Chili, travaille depuis plusieurs années sur ce sujet. D’après ses recherches, si les adoptions ont connu un pic sous la dictature, c’est notamment parce que le régime de Pinochet a simplifié les démarches. A cette période, le pays était devenu un laboratoire des théories économiques néolibérales. Les adoptions permettaient de réduire la pauvreté infantile sans dépenser d’argent public. «Les adoptions forcées d’enfants s’inscrivent dans le cadre d’une politique de violence sociale contre les femmes pauvres», précise l’historienne. En 1977, le quotidien la Tercera, proche du régime, promet ainsi en une du journal : «En un coup de fil, vous pouvez avoir un enfant.» En pleine guerre froide, la dictature craignait que ces bébés ne rejoignent l’opposition de gauche une fois adultes.

D’autre part, Karen Alfaro estime que la junte militaire utilisait ces adoptions pour renouer des relations diplomatiques avec des pays occidentaux qui avaient accueilli de nombreux exilés chiliens, et où les violations des droits de l’homme commises par le régime étaient particulièrement critiquées. La Suède, l’Italie, la Belgique, mais aussi la France font ainsi partie des principaux pays de destination des enfants. D’après le Quai d’Orsay, 1 706 petits Chiliens ont été adoptés dans l’Hexagone depuis 1981. Combien d’entre eux ont été victimes d’une adoption illégale ? Aucune enquête n’a été ouverte en France pour l’instant.

«Les droits humains n’existaient pas ici»

Au Chili, l’enquête en cours montre que des assistantes sociales, des soignants, des juges, des religieux ou encore des avocats ont fait partie de réseaux d’adoptions irrégulières, notamment pour des motivations financières. Les familles devaient débourser des sommes allant de 6 500 dollars pour un bébé à près de 150 000 dollars pour une fratrie, prétendument pour couvrir les frais administratifs.

Pour retirer les enfants aux mères, jeunes et pauvres, ces intermédiaires utilisaient souvent les mêmes méthodes. «La première consistait à leur annoncer que leur enfant était mort, mais sans leur donner le corps», explique Sol Rodriguez, porte-parole de l’association Hijos y madres del silencio («Enfants et mères du silence»), qui rassemble au sein d’un groupe Facebook privé près de 16 000 personnes à la recherche de leur famille biologique. Dans d’autres cas, ces intermédiaires «disaient aux mères que leurs nouveau-nés avaient des maladies très graves, qui ne pouvaient être soignées ici, et que si elles aimaient leur enfant, elles devaient le donner en adoption pour ne pas qu’il meure au Chili».

La troisième méthode est celle dont a été victime Mercedes Millañir quand elle vivait dans le sud du pays, d’où elle est originaire. «Elle est morte sans avoir pu retrouver ses premiers enfants», s’émeut Raúl Silva, son mari endeuillé. Dans le salon de leur petit logement social, en banlieue sud de Santiago, lui et ses filles ont érigé un autel en mémoire de Mercedes, morte il y a cinq mois d’une maladie du cœur. Une bougie éclaire plusieurs photos d’une petite femme souriante.

Issue d’un milieu modeste, Mercedes a eu Juan puis Cindy au début des années 80 avec un homme dont elle s’est rapidement séparée. Seule, sans soutien familial, elle a placé ses enfants âgés de 2 ans et 4 ans en pension pour aller travailler comme employée de maison chez un grand propriétaire terrien du sud du Chili, près de Concepción. «Elle allait voir Juan tous les week-ends mais, du jour au lendemain, il a disparu», explique Raúl Silva, qui a connu Cindy avant qu’elle ne soit, elle aussi, retirée à sa mère de la même manière. Mercedes a expliqué à ses proches que le père des enfants lui avait fait signer un formulaire pour demander une aide alimentaire. Ne sachant ni lire ni écrire, elle s’est rendu compte plus tard qu’il s’agissait peut-être d’un document autorisant l’adoption. «Elle les a cherchés partout, dans des foyers, dans les tribunaux. Rien», regrette l’homme de 60 ans. En pleine dictature, d’autant plus pour une femme pauvre et mapuche (le principal peuple autochtone du Chili) «les droits humains n’existaient pas ici. Alors vers qui pouvait-elle se tourner ?» Malgré les portes fermées, «elle n’a jamais baissé les bras et il ne se passait pas un jour sans qu’elle pense à eux», se souvient Yessica, l’une des filles de Raúl et Mercedes.

Faux rapports

Le «miracle» est finalement arrivé moins d’un mois après la mort de Mercedes, raconte Carolina, la sœur de Yessica : «On a retrouvé Juan.» Ou plutôt, Juan a retrouvé la famille, via les réseaux sociaux. «Je crois que, depuis le ciel, elle est parvenue à accomplir ce qu’elle n’avait pas pu faire quand elle était en vie», assure la jeune femme, qui a parlé pour la première fois à son demi-frère lors d’un appel vidéo il y a quelques mois. A plus de 11 000 kilomètres de Santiago, Juan a grandi en France sous le nom de Jean-Noël Scerri avec cinq autres frères et sœurs adoptés. «J’ai toujours dit que je ne voulais pas chercher mes racines, que je n’en avais pas besoin, mais c’était totalement faux», estime-t-il aujourd’hui, en visio depuis Nantes. Lorsqu’il décide finalement de lancer des recherches, il retrouve une liste manuscrite des pièces à fournir à l’Etat chilien pour appuyer la demande de ses parents adoptifs : extrait de casier judiciaire, attestation d’un psychiatre, photos de la maison, mais aussi un «certificat d’honorabilité fourni par le maire de la commune». Sur un autre document, un tribunal chilien atteste que la mère biologique de Juan est «irresponsable», «s’adonne à la prostitution et n’a pas de domicile connu».

Ses parents adoptifs ignoraient qu’il s’agissait de fausses informations, mais le jeune homme assure que ceux-ci lui ont constamment rappelé qu’il devait leur être reconnaissant. «On vous a sauvé la vie, donc vous nous devez quelque chose», résume Juan, qui n’est plus en contact avec eux. Il a choisi de reprendre son prénom chilien et vient de retrouver sa sœur, Cindy, adoptée en Suède. Le Nantais souhaite désormais se reconstruire à partir de sa «vraie histoire». Il espère voyager au Chili l’an prochain.

A Santiago, le commissaire Roberto Gaete de la brigade des droits de l’homme de la police d’investigation reçoit tous les jours des dossiers comme celui de Juan. Près de 250 enfants adoptés de manière irrégulière ont réussi à retrouver leur famille biologique. D’après les recherches de l’équipe dirigée par le commissaire Gaete, les intermédiaires agissaient en bande organisée et émettaient de faux rapports dans lesquels la mère était souvent présentée comme prostituée ou alcoolique. Ensuite, les tribunaux «autorisaient le placement de l’enfant sous tutelle d’un couple étranger», explique-t-il.

Aujourd’hui, une partie de ces enfants déracinés demandent des comptes à leur pays d’accueil. «Savoir d’où l’on vient est un droit humain fondamental», rappelle Johanna Lamboley, de l’ONG internationale Chilean Adoptees Worldwide (CAW), qui souhaite que la France ouvre ses archives et que la justice lance une enquête sur les adoptions internationales entre 1960 et 1990. Selon les associations, les parents adoptifs concernés ne savaient généralement pas que les procédures étaient illégales. Mais pour éviter de nouvelles irrégularités et ne pas risquer de «déraciner des enfants de leur culture et de leur langue», Johanna Lamboley, née au Chili et arrachée à sa mère à l’âge de 5 ans, appelle au gel des adoptions internationales, comme aux Pays-Bas. En février, le gouvernement néerlandais a pris cette décision après la publication d’un rapport officiel très critique concernant des adoptions illégales survenues entre 1967 et 1997.


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