vendredi 3 septembre 2021

Violences conjugales, la protection en souffrance

par Virginie Ballet et Alexandra Pichard  publié le 2 septembre 2021

Deux ans après le lancement du Grenelle contre les violences conjugales, la question de la protection des victimes reste en suspens. Des outils ont été mis en place, mais il sont sous-employés. Certaines femmes harcelées, menacées, traquées, en danger de mort, finissent, en dernier recours, par appeler à l’aide sur les réseaux sociaux. 

C’était il y a deux ans. Le 3 septembre 2019, le gouvernement inaugurait un Grenelle contre les violences conjugales, après un été marqué par des manifestations contre les féminicides conjugaux. «Agissez vite, on meurt», exhortaient proches de victimes et associations féministes. Une quarantaine de mesures avaient été annoncées pour endiguer des violences qui touchent chaque année 213 000 adultes françaises, et ont conduit l’an passé à la mort de 102 femmes. Le Premier ministre de l’époque, Edouard Philippe, avait promis de «regarder nos défaillances en face». Deux ans plus tard, elles sautent au visage du gouvernement, notamment à travers l’accablant rapport d’inspection rendu en juin à la suite du féminicide de Chahinez, à Mérignac (Gironde), suivi d’une salve d’annonces, comme la création prochaine d’un fichier des auteurs de violences conjugales, destiné à «favoriser la coordination entre les acteurs, point clé pour éviter les drames», indique-t-on à Matignon. Ce vendredi, le Premier ministre se rend dans la Manche, où il préside un comité interministériel de suivi. Accompagné des ministres de la Justice, de l’Egalité et de la ministre déléguée en charge de la Citoyenneté, Jean Castex doit se rendre au tribunal de Coutances, puis dans un centre d’hébergement et de réinsertion sociale à Saint-Lô.

Début août, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, avait assuré, entre autres, que le traitement des plaintes pour violences conjugales serait prioritaire, que les mains courantes seraient proscrites, et qu’un officier spécialisé serait désigné dans chaque commissariat et gendarmerie. Pour Françoise Brié, directrice de la Fédération nationale solidarité femmes, il faut aller plus loin et créer des brigades spécialisées, ouvertes vingt-quatre heures sur vingt-quatre, composées de «professionnels formés. Seule la formation et l’expertise peuvent permettre de faire la synthèse d’agressions qui, prises individuellement, peuvent ne pas sembler si graves : une boîte aux lettres cassée, du harcèlement téléphonique, des menaces… Or, si elles restent impunies, elles peuvent faire monter la violence.» Elle en appelle également à la création de tribunaux spécialisés, comme en Espagne.

Malgré le chemin parcouru, pour les concernées, il faut apprendre à vivre dans la peur, comme en attestent les témoignages recueillis par Libération. Lenteur de l’appareil judiciaire, manque d’accompagnement, isolement… En dernier recours, certaines femmes appellent à l’aide sur les réseaux sociaux. C’est ce qu’a fait Laura Rapp. En avril 2018, son ex-conjoint a tenté de l’étrangler devant sa fille. En février 2019, il obtient une libération conditionnelle, dans l’attente de son procès, sans qu’elle en soit informée. Alors qu’il avait interdiction de l’approcher, la jeune femme l’aperçoit à plusieurs reprises, dit s’être sentie «traquée comme une bête sauvage».

«Les réseaux sociaux ne sont pas une baguette magique»

A bout, Laura finit par poster un appel à l’aide sur Twitter, le 14 mai 2019. Pour elle, c’était «tweeter ou mourir», titre de son livre récemment paru (1). «Je voulais juste être protégée, retrace la jeune femme. J’avais eu beau alerter la police, la justice, j’avais le sentiment que tant qu’il ne m’aurait pas tiré une balle dans la tête, il ne se passerait rien.» Après son message, très médiatisé, le conjoint de Laura a fini par être renvoyé en détention. Elle avertit : «Les réseaux sociaux ne sont pas une baguette magique : le système judiciaire reste lent. La démarche peut aussi être à double tranchant : la partie adverse peut se servir de ces messages pour discréditer les victimes, riposter ou attaquer.» «La prise de parole de ces femmes dans les médias ou sur les réseaux peut les desservir parce que cela peut crisper les magistrats, se désole Me Maud Viand, avocate de plusieurs femmes ayant alerté sur leur situation par cette voie. Ils peuvent avoir l’impression d’être pris en otage.»

«Pourquoi les réseaux sociaux deviennent le garde du corps de certaines femmes ? J’ai l’impression que Twitter est plus efficace qu’appeler le 17», lâche Sophie (2). La jeune femme a elle aussi posté une bouteille à la mer, en mars 2019, désespérée de voir sa demande de logement social rester sans réponse. «Je ne veux pas être la prochaine tuée, je ne veux pas que ma fille se retrouve orpheline», finit-elle par écrire, sous le pseudonyme «Survivor Mum». Cet appel lui permet d’obtenir l’aide d’une élue locale, puis une mise à l’abri, six ans après sa première plainte. Son ex-conjoint avait lui aussi tenté de l’étrangler. «Si je n’avais pas pris la parole, je n’aurais pas eu d’aide et je pense que je ne serais plus là. Soit il m’aurait tuée, soit je me serais tuée car je n’avais plus de force pour supporter une journée de plus.»

Une hausse encore insuffisante des places en hébergement d’urgence

Pour lutter contre les féminicides, il semble nécessaire de passer à une «culture de la protection». C’est la conviction d’Anne Bouillon, avocate spécialisée dans les violences faites aux femmes : «Il faut proposer des solutions concrètes. Protéger les victimes ne fait pas partie de l’ADN de l’institution judiciaire et n’est pas au cœur de la chaîne pénale, créée pour engager des poursuites, sanctionner les coupables et réparer les dommages créés aux victimes.» Mettre à l’abri les femmes, avec l’éviction du conjoint violent du domicile conjugal ou à défaut une solution d’hébergement d’urgence pour les victimes, est pourtant central, sans quoi elles restent en danger même la procédure pénale enclenchée. Les places en hébergement d’urgence ont certes augmenté de 60 % en quatre ans, pour atteindre 7 800 places d’ici la fin de l’année, mais cela reste en-deçà des besoins, estimés à près de 20 000 par le Haut Conseil à l’égalité.

D’autres moyens existent, comme le bracelet électronique antirapprochement, annonce phare du Grenelle. La mesure, qui peut être décrétée avant une condamnation, par exemple dans le cadre d’un contrôle judiciaire, lors d’une condamnation ou d’un aménagement de peine, permet d’alerter les forces de l’ordre dès qu’une distance minimale entre les deux protagonistes n’est plus respectée. A ce jour, 341 mesures de ce type ont été prononcées, et 245 bracelets sont actifs, contre 47 en mai dernier. «Une hausse constante», se félicite-t-on à la chancellerie. Idem du côté des «téléphones grave danger» : 2 310 sont en circulation, sur les 3 000 que le gouvernement vise d’ici la fin de l’année.

L’ordonnance de protection, un outil utile sous-employé

Autre outil, implanté depuis plus de dix ans : l’ordonnance de protection. Attribuée par un juge aux affaires familiales, elle permet de prononcer une interdiction d’entrer en contact avec la victime, ou régler les modalités de garde des enfants, pour six mois maximum. Sans nécessairement qu’une plainte ait été déposée : il suffit de prouver que les violences sont «vraisemblables» et que la demanderesse est en danger. Même si le nombre de demandes a augmenté de 78,4 % entre 2018 et 2020, et que le taux d’acceptation va lui aussi croissant (de 61,8 à 68,7 % entre 2018 et 2020), l’ordonnance de protection reste très largement sous-employée. En 2020, 3 254 ont été attribuées. A tel point que la chancellerie a constitué un comité national de pilotage pour rectifier le tir. Pour sa présidente, Ernestine Ronai, «il faudrait au moins multiplier par dix le nombre d’ordonnances de protection. Pour cela, nous préconisons de modifier la loi, pour qu’il ne soit plus nécessaire de prouver le danger, en accordant une présomption de crédibilité à la victime : s’il y a des violences, le danger est là».

Cette notion de danger est cruciale : pour que des mesures soient décidées, il ne doit pas être sous-évalué. «Les services judiciaires accordent peu de crédibilité quand il n’y a pas de traces physiques», regrette Me Jean-Guillaume Le Mintier, avocat de nombreuses victimes. Le manque de prise en compte de la violence psychologique ou des menaces de mort est selon lui un «écueil important»«Il n’y a pas de fossé entre la menace de mort et le passage à l’acte, la situation peut basculer rapidement, explique Me Le Mintier. On pense que les mots n’ont jamais tué personne alors qu’en pratique, ils conduisent à des meurtres conjugaux.»

(1) Twitter ou mourir, éditions Michalon, mars 2021, 265 pp.
(2) Le prénom a été modifié, à sa demande.


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