mardi 14 septembre 2021

Reportage Glasgow : «Le problème de la drogue en Ecosse est comme une plaie qui n’a jamais guéri»

par Nina Guérineau de Lamérie, envoyée spéciale à Glasgow et photo Julien Marsault. Hans Lucas.  publié le 13 septembre 2021

L’Ecosse affiche le taux de décès par overdose le plus élevé d’Europe. Face à ce problème de santé publique aux conséquences dramatiques, l’exécutif local semble enfin prendre des mesures.

L’homme est d’une pâleur et d’une maigreur cadavériques. Ses yeux bleus sont ouverts mais semblent éteints. Recouvert d’une couverture de survie argentée, il est allongé en position latérale de sécurité sur le trottoir de Gordon Street, dans un quartier très fréquenté de Glasgow, en Ecosse. On est au beau milieu de l’après-midi ce 21 août, la rue est bondée, et l’homme vient tout juste de survivre à une overdose. «Je l’ai vu par terre, dans un sale état. J’ai tout de suite compris, raconte Evin, jogging gris et fort accent écossais. J’ai couru à l’hôtel, j’ai demandé un kit de naloxone [médicament qui inverse les effets une surdose d’opioïdes, ndlr] et je lui ai planté l’aiguille direct dans la cuisse. Le mec était inconscient, il s’est réveillé d’un coup et m’a lancé : “Mais qu’est-ce que tu fous ?” Je lui ai répondu : “Je te sauve la vie, calme-toi !”» Une ambulance déboule quelques minutes plus tard et l’emmène à l’hôpital. Vivant.

Ce genre de scène tragique se multiplie en Ecosse. En 2020, 1 339 personnes ont succombé à une overdose, un record depuis 1996, année où les statistiques ont été mises en place. Avec 25,2 pour 100 000 personnes, soit vingt fois plus qu’en France, c’est le taux de décès par overdose le plus élevé d’Europe. Dans la quasi-totalité des cas, plusieurs substances ont été mélangées : héroïne, méthadone, morphine… Mais aussi benzodiazépines, des molécules qui appartiennent aux sédatifs et anxiolytiques légaux et sont responsables de nombreuses overdoses mortelles en 2020. Ces chiffres sont «aussi déchirants qu’inacceptables. C’est notre honte nationale», a admis en juillet la ministre écossaise en charge de la politique en matière de drogue, Angela Constance, nommée en janvier.

«Livrés à eux-mêmes»

Dans le pays, la région du Grand Glasgow et de la vallée de la Clyde remporte le triste record de décès liés à une surdose. «En Ecosse, la prise de drogues et d’alcool est totalement banalisée. C’est normal d’être accro à l’un des deux. Je pense que se défoncer ou se bourrer la gueule, ça fait partie de notre culture», décrit Annemarie Ward, à la tête de l’association FavorUK, qui aide les personnes toxicomanes à sortir du cercle vicieux de l’addiction. Assise sur une des banquettes du bar Òran Mór, ancienne chapelle au cœur de Glasgow, la quadragénaire aux longs cheveux bruns raconte comment elle a commencé à boire à l’âge de 11 ans. Puis comment, quatre ans plus tard, elle est tombée dans «l’héroïne, le speed, la weed, le crack, l’acide, les champignons… Pour moi, c’était un moyen de cacher ma timidité». Celle qui a grandi dans la région évoque ses souvenirs d’enfance : «Ma mère, qui avait pourtant un travail très haut placé, était alcoolique. La violence et les abus sexuels étaient monnaie courante.» Après son décès, Annemarie pousse la porte des Alcooliques anonymes et finit par s’en sortir. Aujourd’hui, à 49 ans, elle fête ses six ans de sobriété.

Son enfance ressemble à celles de beaucoup d’autres ex-usagers rencontrés par Libération. Dans la majorité des cas, la pauvreté, l’isolement social ou le chômage, auxquels s’ajoutent souvent agressions sexuelles et violence physique, constituent autant de facteurs déterminants. D’après le dernier rapport du National Records of Scotland, les personnes résidant dans les zones défavorisées étaient l’an dernier 18 fois plus susceptibles de mourir d’une overdose, contre 10 fois au début des années 2000. «Le problème de la drogue en Ecosse est comme une plaie qui n’a jamais guéri», résume le directeur du Scottish Drugs Forum, David Liddell.

La blessure, béante, remonte selon lui au début des années 80. Margaret Thatcher, alors Première ministre du Royaume-Uni, mène d’une main de fer sa majorité conservatrice et passe de nombreuses lois antisociales. Sous son gouvernement, la plupart des mines et des industries britanniques sont forcées de mettre la clé sous la porte, condamnant à la misère les villes et villages qui en dépendent. «Cela a causé un vrai traumatisme au sein des classes ouvrières, particulièrement en Ecosse. Ailleurs en Europe, la désindustrialisation a été suivie d’aides sociales, ici cela a été très brutal, poursuit David Liddell. L’héroïne, qui était une drogue dont on ne savait rien, est arrivée au même moment.»

Génération Trainspotting

Pure et peu chère à l’époque, l’héroïne, en provenance d’Iran et d’Afghanistan, se propage rapidement. S’injecter une dose devient aussi facile que de s’enfiler une pinte au bar. «Dans les années 60, l’héroïne était cantonnée à un mode de vie alternatif», déroule Roy Robertson, professeur à l’université d’Edimbourg et spécialiste de l’addiction. En 1980, alors médecin généraliste dans la capitale écossaise, il constate les ravages des graines de pavot chez ses patients. «Après Thatcher, tout a changé. Ce que nous voyions dans les cliniques, c’était des gamins de 17 ans provenant généralement de communautés pauvres, avec peu de perspectives d’emploi.» C’est le début de la «génération Trainspotting», un surnom tiré du livre du romancier écossais Irvine Welsh, lui-même accro durant cette période.

Malgré l’épidémie, qui engendre quelques années plus tard une progression fulgurante du VIH, Margaret Thatcher garde le cap de l’austérité. Les budgets réservés à la santé mentale et aux addictions restent au plus bas. «La dépendance à l’héroïne a seulement été reconnue lorsque les gens ont commencé à tomber malades. L’augmentation des cas de jaunisse en 1983 a été le premier signe que quelque chose n’allait vraiment pas», relate Roy Robertson. Mais les stratégies mises en place pour mettre fin à la culture de la drogue sont mal adaptées. Le premier volet, répressif, donne lieu à de «nombreuses injustices. Certaines personnes étaient enfermées pour quelques grammes d’héroïne», se rappelle l’universitaire. Le second, la solution médicamenteuse, reste d’actualité.

«L’idée, c’est juste de gaver les gens de méthadone [un opioïde synthétique utilisé pour sortir de la dépendance] pour qu’ils ne soient plus un problème», dénonce Natalie Logan Maclean de l’association Sisco, qui vient en aide aux détenus. Cette dernière propose un programme de suivi personnalisé aux toxicomanes. Clean depuis huit ans, l’Ecossaise de 31 ans a elle-même failli succomber à une overdose. «Les gens sous méthadone étaient, et sont toujours, complètement livrés à eux-mêmes, sans accompagnement ou soutien psychologique. Pour les politiques, c’était juste une manière de diminuer les trafics et la criminalité, abonde, en face d’elle, Annemarie Ward. Aujourd’hui, les gens sont soit toujours accros soit décédés.» En 2014, la BBC révèle qu’en Ecosse, un demi-million d’ordonnances de méthadone, ce qui équivaut à 17,8 millions de livres (environ 21 millions d’euros) pour le secteur de la santé, ont été traitées.

Malgré les morts qui s’accumulent, rien n’évolue pendant des années. Les utilisateurs de drogues sont au contraire marginalisés, pointés du doigt, voire décrits comme des criminels par les tabloïds. A Londres, les gouvernements successifs, dont l’Ecosse dépend au niveau législatif, refusent d’investir dans le social, privilégiant toujours la lutte contre les trafics de drogues pour régler le problème. La décriminalisation ou les salles de consommation, deux des multiples solutions proposées par les associations sur le terrain, sont catégoriquement rejetées. «Les problèmes de toxicomanes ne sont pas populaires auprès des politiciens», commente Roy Robertson. Il n’y a pas «d’enjeux électoraux, renchérit Natalie Logan Maclean, depuis son bureau tout neuf de Sisco. Les pauvres ne votent pas, donc ce n’est pas intéressant de les aider».

Réveil très tardif

Assis dans un café de Larbert, une petite ville à l’est de Glasgow, Peter Krykant dresse un sombre bilan de la situation : «On manque de tout : de délais de prise en charge plus courts, de psychiatres, de centres de désintox plus adaptés, de salles de consommation à moindre risque… Et c’est très frustrant parce que l’Ecosse dépend du gouvernement britannique sur cette question», critique l’ancien toxicomane qui a dirigé une salle de consommation dans un camion d’août 2020 jusqu’à cet été. Frustrant aussi, parce que l’Angleterre fait mieux. Alors que 60% des personnes en situation d’addiction sont suivies côté anglais, leur part tombe à 40% en Ecosse. Un comble pour l’exécutif écossais, bien plus à gauche que son homologue britannique. «La différence, c’est que les associations et les services privés anglais peuvent prescrire. Ce qui n’est pas le cas ici, où le NHS [service hospitalier public britannique] garde la main sur absolument tout, râle Natalie Logan Maclean. C’est un vrai problème parce qu’ils n’ont pas assez de gens compétents pour offrir un vrai suivi.» Ce qui influe sur les délais de prise en charge, qui se comptent en semaines dans le pays.

«Notre politique n’a pas été suffisante», a concédé en juin la Première ministre écossaise, Nicola Sturgeon. Son parti, le SNP, au pouvoir depuis quatorze ans, «a échoué» à mettre fin à «cette crise sanitaire nationale», a-t-elle reconnu. Un réveil très tardif aux yeux de l’opposition et des familles de disparus, qui ne mâchent pas leurs mots pour critiquer les manquements et le désintérêt du SNP sur ce sujet. Afin d’améliorer la prise en charge des consommateurs et les centres de désintox, et d’optimiser la distribution de naloxone, 250 millions de livres (293 millions d’euros) devraient être débloqués par l’exécutif écossais dans les cinq années à venir.

Ces annonces récentes suscitent un espoir prudent. «On sent déjà qu’il y a plus d’argent, plus de volonté, et que les politiques commencent à avoir honte de cette situation, note Catriona Matheson, de l’organisation Deaths Drugs Task Force. Mais il faudra attendre des années avant d’en percevoir les conséquences.» D’ici là, des centaines d’autres vies seront perdues. Cette main tendue «arrive bien trop tard», regrette ainsi Natalie Logan Maclean, dont le frère, un cousin et plusieurs amis ont succombé ces dernières années à une overdose.


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