mardi 28 septembre 2021

Réapprenons à être malades !

Octave Larmagnac-Matheron publié le 

Depuis le début de la pandémie, nous pensons presque exclusivement la maladie sous le prisme du Covid-19 : comme un drame qui met en péril l’existence collective. Nous avons en quelque sorte perdu le sens personnel, intime, de l’« état malade », que nous éprouvions dans les infections bénignes comme le rhume ou la gastro. Ces épidémies saisonnières font leur retour cette année, à la faveur d’un relâchement des gestes-barrière. L’occasion de réapprendre comment être malade, en compagnie de Virginia Woolf ?

Une fièvre légère, un nez qui coule, une petite fatigue, une quinte de toux… depuis le début de la pandémie, nous traquons, avec une inquiétude légitime, le moindre symptôme qui pourrait indiquer l’irruption, en nous, d’un bataillon de coronavirus infectieux. Au moindre signal d’alerte, nous voilà la tête en arrière, un test PCR dans le nez, pour confirmer le diagnostic. Si la contamination est confirmée, l’inquiétude ne faiblit guère, entre les quatre murs de nos espaces d’autoconfinement : même une forme apparemment bénigne peut rapidement dégénérer. Alors, nous guettons les indices d’une dégradation.


C’est ainsi que, depuis des mois, notre rapport à la maladie s’est muée d’expérience privée en un drame quasi public, scénarisé selon une trame collective : l’affrontement entre l’homme et le pathogène microscopique. En témoigne la manière dont s’est créé, en quelque jours, une psychose autour du « rhume de Lille », anodin de l’avis des spécialistes. Nos maladies ne sont plus les nôtres : elles appartiennent à l’histoire commune, à l’événement pandémique. Nous ne parlons plus, ou presque, des autres petits soucis de santé – rhumes, angines, gastro-entérites –, qui connaissent pourtant, avec le relâchement progressif des gestes-barrière, un regain significatif en ce début d’automne. Et si cette reprise des petites épidémies saisonnières était l’occasion de nous réapproprier un rapport personnel, intime, à la maladie – de réapprendre à être malade, à vivre avec la maladie, sans que cette maladie ne soit convertie, immédiatement, en drame ?

Une épreuve qui nous façonne

Si nous sommes réticents à l’entendre étant donné la situation, la maladie fait pleinement partie de la vie. C’est ce qu’affirmait déjà l’écrivaine britannique Virginia Woolf dans son court essai Sur le fait d’être malade (1930). La maladie est, comme elle l’explique, une épreuve qui nous façonne : « Considérez combien la maladie est commune, combien elle apporte de changements spirituels, combien de pays inconnus se dévoilent lorsque les lumières de la santé s’éteignent,  à quel point les lumières de la santé s’éteignent, les pays inconnus qui sont alors dévoilés. […] Dans la maladie, les faux-semblants cessent. Enfoncés dans notre lit ou dans les coussins d’une chaise, […] nous cessons d’être des soldats dans l’armée des bien-portants » où chacun, « marchant vers la bataille » pour le contrôle, prétend se comprendre et comprendre autrui.

La maladie nous dépossède, en effet, nous libère de nous-mêmes :« flottants avec les branches sur la rivière, mêlés aux feuilles mortes sur la pelouse, irresponsables et désintéressés, nous sommes, peut-être capables pour la première fois depuis longtemps, capables de regarder autour de nous, au-dessus de nous – le ciel, par exemple. […] D’ordinaire, regarder le ciel pendant un certain temps est impossible. Cela gênerait les piétons. […] Mais ici, couché sur le dos, […] nous découvrons, choqués, que le ciel est tout autre chose que ce que nous croyions » : « un spectacle extraordinaire » qui nous « terrasse »

“Dans la maladie, les mots semblent posséder une qualité mystique. Nous saisissons ce qui est au-delà de leur sens superficiel”
Virginia Woolf, Sur le fait d’être malade (1930)

 

La maladie, par le dessaisissement qu’elle nous impose, nous ouvre à une autre expérience du monde. Une expérience poétique de communion. « Dans la maladie, les mots semblent posséder une qualité mystique. Nous saisissons ce qui est au-delà de leur sens superficiel ; nous recueillons […] un son, une couleur, ici un accent, là une pause […]. L’incompréhensibilité a un pouvoir énorme sur nous dans la maladie. » Notre intelligence ne domine plus nos sens – c’est l’inverse : « les mots dégagent leur parfum et distillent leur saveur. Et, si nous saisissons finalement leur sens, ce sens est d’autant plus riche qu’il nous est venue sensuellement, par le palais et les narines. » Le corps malade est un corps envahi par la sensation. 

 

Un corps à nouveau incarné

La maladie fait, de ce point de vue, peut être vécue comme un enrichissement de notre compréhension de l’existence. Elle reconduit la vie à ce qu’elle est au fond – et que nous sommes tentés d’oublier : une incarnation. « La créature à l’intérieur ne peut […] se séparer du corps comme le couteau du fourreau. […] Elle doit traverser la procession sans fin des changements, de la chaleur et du froid, du confort et de l’inconfort, de la faim et de la satisfaction, de la santé et de la maladie », des transformations qui ponctuent le déploiement de ce corps qui « se manifeste jour et nuit ». La maladie est un révélateur de ce que nous sommes au fond. « Il y a […] un franc-parler enfantin dans la maladie ; des choses sont dites, des vérités lâchées, que dissimule la prudence respectable de la santé. » 

Il n’est, bien entendu, pas question d’inviter les gens à tomber malades

La lutte contre les virus et les bactéries pathogènes est une nécessité millénaire qui n’est pas près de disparaître. Il s’agit seulement de souligner, à la lumière de la recrudescence des épidémies saisonnières dont nous avions presque oublié l’existence, que nous devons, aussi, nous méfier de la tentation de considérer tout état de maladie comme un drame gravissime. Car cette narration entretient, à sa manière, l’idée que la maladie, sans distinction de gravité, n’aurait rien à nous dire, l’espoir que nous pourrions, un jour, en être pleinement débarrassé, l’exigence hygiéniste de rester, coûte que coûte, bien portant, et la culpabilisation du malade. Perspective dangereuse, aurait sans doute jugé Woolf. Tomber malade est, en quelque sorte, un droit : le droit de s’écarter, un temps, de la course du monde tel qu’il va, sans avoir à se justifier, à rendre des comptes. 


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