lundi 13 septembre 2021

Parentologie : les photos d’enfants nus, une bonne idée, vraiment ?

Publiée 12 septembre 2021

CHRONIQUE

Nicolas Santolaria

L’affaire du bébé nageur de l’album « Nevermind » de Nirvana rappelle la question du consentement des enfants au dévoilement photographique de leur corps.

Chronique. Devenue une des images les plus célèbres de l’histoire de la musique, la pochette de l’album Nervermind, de Nirvana, met en scène un bébé poupin plongé dans l’eau bleue d’une piscine, comme aimanté par le billet d’un dollar qui pend face à lui, au bout d’un hameçon. Avant de choisir cette option pécuniaire, les membres du groupe ont songé à accrocher au fil un CD, un steak, et même un burrito. Va finalement pour le billet. Depuis la sortie du disque, en 1991, la pochette a fait le tour du monde et s’est durablement ancrée dans les mémoires, en même temps qu’installée au panthéon de la pop culture, pas loin du quatuor de Beatles traversant Abbey Road.

L’argent est un leurre que nous confondons avec une nourriture (spirituelle, existentielle, concrète), semble nous dire fortuitement cette composition forte et amniotique, où l’enfant qui barbote innocemment a pour particularité d’avoir… la bistouquette à l’air. D’argent, il ne fut justement pas trop question lorsque le jeune Spencer Elden, alors âgé de 4 mois, fut livré par ses parents à l’objectif du photographe Kirk Weddle contre la somme de 200 dollars, puis immergé dans une piscine de Pasadena, en Californie. Pas de réelle vénalité de la part des parents du bébé, juste une sorte de dépannage créatif, le père de Spencer, Rick, étant ami avec le photographe.

« Dommages à vie »

Seul hic : sur le moment, personne n’a eu l’idée de demander au nourrisson s’il avait envie que le monde entier soit au courant de la forme de ses organes génitaux. De toute façon, encore à l’âge du babillage, il eût été bien en peine de répondre autrement que par un énigmatique « areuh ». Malgré le fait que l’album se soit écoulé à plus de 30 millions d’exemplaires, Spencer Elden n’a jamais reçu la moindre compensation financière pour son caméo naturiste. Trente ans plus tard, le 24 août précisément, celui que l’on surnomme désormais le « Nirvana Baby » a donc décidé d’attaquer le groupe en justice.

D’autant que, précise la plainte, les parents du bébé n’ont jamais « signé de document autorisant l’utilisation des photographies de Spencer ou de son image, et certainement pas pour l’exploitation commerciale d’images à caractère pédopornographique de sa personne ». Alors que ses avocats estiment que la photo l’assimile à un travailleur du sexe, Spencer, lui, avance que ce stigmate visuel lui a causé des dommages à vie. Certains rétorqueront que le bébé nageur a de lui-même, et à plusieurs reprises, rejoué devant d’autres objectifs la même scène aqueuse, une fois assez grand pour en comprendre le sens.

D’autres verront là une habile manœuvre pour récupérer de l’argent, les survivants de Nirvana, Dave Grohl et Krist Novoselic, les trois personnes qui supervisent la succession de Kurt Cobain (Guy Oseary, Courtney Love et Heather Parry), le directeur artistique Robert Fisher, le photographe Kirk Weddle, ainsi que diverses maisons de disques et distributeurs se voyant chacun réclamer 150 000 dollars. Des voix s’élèveront peut-être depuis la plage naturiste de Montalivet, en Gironde, pour souligner, aussi, que vivre habillé, ce n’est rien moins qu’une absurde convention sociale. Mais quoi qu’on en pense, une question reste en suspens dans cette affaire, celle de l’impossible consentement de l’enfant.

Lorsqu’un bébé est pris en photo dans son jeune âge, il se trouve en effet dans l’incapacité de poser lui-même des limites, car il n’est pas en mesure de saisir précisément ce qui se joue. Comme il ne peut pas formuler un consentement éclairé, c’est alors aux parents de se montrer extrêmement précautionneux avec cette production de trace visuelle, hier argentique, aujourd’hui numérique. On ne dit pas qu’il ne faut pas photographier son enfant nu, juste que le caractère potentiellement déstabilisant de ce type d’image est largement sous-estimé. Cet été, en parcourant les prises de vue de mon smartphone, mon plus jeune fils s’est ainsi découvert les fesses à l’air, immortalisé de loin. « Papa, efface ça tout de suite ! », m’a-t-il demandé, visiblement perturbé par mes errements de proto-Larry Clark.

Etrange dissonance comportementale qui fait qu’on surprotège nos enfants en leur interdisant d’aller seuls à la boulangerie et que, dans le même temps, on sème leur image aux quatre vents

Susceptibles de provoquer une gêne variable en fonction de la psychologie de chacun, ces clichés peuvent devenir encore plus embarrassants s’ils sont rendus publics. Se croyant animés des meilleures intentions du monde (« Regardez comme il est trop chou ! »), de nombreux parents travaillent ainsi à constituer un passif visuel à leur enfant, qui n’a rien demandé, en médiatisant ses plus intimes faits et gestes (pensez à ses collègues qui, trente ans plus tard, à l’occasion d’un pot de départ, ressortiront cette image de votre « choupi » en train de faire popo).

A sa manière, Spencer Elder préfigurait donc la fin d’une certaine insouciance post-hippie et les excès à venir propres à l’ère du sharenting, mot-valise formé des termes « share »(« partager ») et « parenting » (« parentalité »). Aujourd’hui, cette inclination à poster sur les réseaux sociaux des images de sa progéniture est devenue un nouvel alpha et oméga de l’accomplissement parental. Parce qu’il est mignon, l’enfant est, au même titre que le chat, utilisé comme aimant à « like ». Cette surexposition débute souvent – pour reprendre le titre d’un autre album de Nirvana – in utero. Depuis qu’il est devenu cool de partager des clichés d’échographie, 30 % des bébés ont une empreinte numérique avant même de voir le jour (étude Gece, 2018).

Bienveillance et malveillance

L’enfant est un donc incontestablement un corps d’un statut différent, à l’intégrité amoindrie, auquel les règles de conduite usuelles ne s’appliquent qu’à moitié. Ses joues rebondies et son air jovial semblent comme un blanc-seing pour autoriser tout et n’importe quoi : en faisant comme s’il y avait consenti, on lui passe la main dans les cheveux, on lui tire les joues, on le mitraille alors qu’il bataille contre une dégradante purée de citrouille… Mais, contrairement à ce qu’avance le célèbre adage, qui ne dit mot ne consent pas forcément.

Comment expliquer alors cette étrange dissonance comportementale qui fait qu’on va surprotéger nos enfants en leur interdisant d’aller seuls à la boulangerie tout en semant leur image aux quatre vents ? Comme le rappelle l’historien d’art Vincent Lavoie dans son ouvrage Trop mignon ! (Presses universitaires de France, 2020), la mignonnerie « active des forces antagonistes », mêlées de « bienveillance » et de« malveillance »« émotions dysmorphiques » qui s’accordent mal avec les comportements rationnels. « Pincer, presser, écraser, mordre, telles sont en effet les réactions que le mignon est susceptible de déclencher, simultanément à d’autres plus amènes. »

Innocence si manifeste qu’on l’envisage comme totalement désarmante, cette mignonnerie aurait, se dit-on, le pouvoir de prémunir de tout. Or, le « oh, il est tellement mignon ! » est un talisman verbal à l’effet protecteur limité. C’est ce qu’a découvert Amanda Morgan, une jeune maman britannique qui se réjouissait de diffuser des clichés de sa petite princesse sur Instagram et Facebook. Horrifiée, elle s’est aperçue qu’après avoir été partagées par un groupe consacré aux « bébés mignons » les photos, affreusement retouchées, avaient fini par échouer sur un site pédopornographique. Bien loin du nirvana.


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