jeudi 16 septembre 2021

L’anthropologue Didier Fassin et son bilan de santé publique

par Eric Favereau.   publié le 15 septembre 2021

Dans son essai «les Mondes de la santé publique», l’ancien médecin met en lumière les rouages complexes de cette discipline encore mal comprise, où la médecine côtoie la lutte contre les inégalités. Un domaine qui a pris une importance inédite lors de la crise sanitaire. 

«La santé publique, c’est comme un puzzle, chaque pièce n’existe que conjointement avec les pièces dans lesquelles elle s’emboîte», décortiquait Philippe Sansonetti en présentant Didier Fassin lors de sa leçon inaugurale au Collège de France, le 16 janvier 2021. «C’est une discipline protéiforme, en perpétuelle recherche de sa définition», poursuivait-il. Comment le contredire ? Quel fourre-tout, en effet, que la santé publique ! On y trouve toutes les disciplines (médecine, sociologie, anthropologie, économie, urbanisme, etc.). Et elle fait parler. Depuis l’épidémie de Covid-19, tout le monde se targue d’en faire, tout le monde s’en réclame, mais au final, ce puzzle protéiforme n’affiche guère une image claire.

Didier Fassin est un des chercheurs français les plus éclairants et les plus ouverts dans ce maquis sanitaire. Médecin au départ, sociologue, anthropologue, il a analysé des situations variées, que ce soit le sida en Afrique du Sud, la santé maternelle en Equateur, mais aussi les questions des inégalités de santé qui ne font que croître avec la richesse des pays. Dans la confusion ambiante, son livre les Mondes de la santé publique (Seuil) qui regroupe les leçons au Collège de France qu’il a tenues au printemps dernier est comme un courant d’air frais. Il casse les clichés, défait les boîtes toutes faites. Par un incroyable hasard, Didier Fassin devait tenir ses cours au Collège de France, au printemps 2020, c’est-à-dire en plein Covid-19 naissant. Tout a été repoussé d’un an. «Je devais parler discrètement d’un sujet de l’ombre, nous dit-il, et voilà qu’il est partout. Tout ce qui fait le mouvement des sociétés s’est brusquement mis à tourner autour des questions sanitaires.» Que faire, alors ? «Tout changer de mon programme de leçons ? Ou reprendre les pièces du puzzle que j’avais mis en place.» C’est cette dernière hypothèse qu’il garde.

Un cas d’école sanitaire

La grande trouvaille de ces cours est qu’à l’heure du spectaculaire Covid-19, Didier Fassin prend comme fil conducteur un épisode apparemment banal, celui de l’épidémie de cas de saturnisme survenu dans les années 70-80. Le saturnisme est cette maladie qu’attrapent en majorité des enfants, lorsqu’ils mangent ou sucent des morceaux de peinture qui revêtent bien souvent des logements devenus insalubres. C’est un cas d’école sanitaire, peu spectaculaire, mais c’est un modèle magnifique de ce que peut être un problème de santé publique, avec des focales différentes selon le lieu dont on l’observe. Et cette question, déjà, qui se pose : pourquoi la reconnaissance du saturnisme infantile, en France, a-t-elle été si «tardive» et si «longtemps contrariée» ? Pourquoi est-on passé ainsi d’une maladie perçue, comme «rare» dans les années 80, à une «épidémie qualifiée de silencieuse», douze ans plus tard ? Comment évoque-t-on quelques cas, puis quelques centaines, puis quelques milliers potentiels ? Comment passe-t-on d’une maladie clinique, observable et symptomatique à celui du risque futur d’être malade ? «L’intoxication des enfants par le plomb des peintures est un problème classique de santé publique, touchant, bien au-delà de la science, la politique, l’économie, l’éducation et l’appartenance raciale», note-t-il. «Et à cette liste, j’ajouterais volontiers la morale et l’éthique.» Très vite, il constate : «La santé publique, en tant que gouvernement de la vie, est sans cesse confrontée aux limites de ses compétences et de ses prérogatives : le logement en relève-t-il quand l’habitat vétuste peut causer des intoxications au plomb ? La discrimination est-elle de son ressort lorsqu’on sait qu’elle entraîne des troubles psychologiques et organiques ? Ainsi la santé publique est-elle, en permanence, en redéfinition.»

Dans le cas du saturnisme, on peut n’y voir qu’un problème médical, avec au départ une banale intoxication, puis une maladie qui s’ensuit, enfin un traitement qu’il faut trouver. Mais voilà, dès que l’on tire sur le fil, la question du risque et de la prévention vont se poser, et donc la question du logement où se cachent les peintures à plomb, mais aussi le constat de la vulnérabilité de ses habitants, voir de leurs origines sociales ou ethniques puisque bien souvent ce sont des populations migrantes qui occupent ces logements. Où s’arrête alors la santé publique ? La médecine n’est alors plus qu’un volet de cette santé publique protéiforme.

Les chiffres ne sont que des signes

Dans ce contexte sans frontière, la recherche d’une boussole est devenue comme un réflexe. Comment s’y repérer ? Pour cela, quoi de mieux que des chiffres, des données graves et brutes pour ne pas se noyer dans un «problème sans fond de santé publique». Le regard de Didier Fassin est passionnant, car il décortique «la vérité du chiffre». Il rappelle que «la naissance de la santé publique, sous la notion d’hygiène publique coïncide peu ou prou, avec celle de la statistique moderne au début du XIXe siècle». Puis, en gardant toujours le fil conducteur de l’évolution des données sur le saturnisme, il va s’attarder longuement sur la question des chiffres du VIH en Afrique du Sud, ou encore celle du nombre de morts bien fluctuant lors de la canicule de 2003. Dans ces variations de données, que retenir ? «Ce n’est pas un, ce sont des chiffres. Et ce n’est pas une, ce sont des vérités», tranche-t-il. «S’en tenir au relativisme que ces variations et ces instrumentalisations suggèrent est toutefois insuffisant. Car ces chiffres incertains invitent à l’exploration de vérités bien plus riches, plus profondes et plus indécises sur le monde contemporain que celles que le positivisme prétend leur faire dire. Ils parlent de pratiques du développement et de modes d’évaluation, de rapports aux temps et de valeurs de vie. Ils parlent en somme de morale et de politique….»

Les chiffres ne sont donc que des signes, de petits cailloux jetés sur la route sanitaire pour s’y repérer ; en rien ce ne sont des certitudes. Les données sont parfois ainsi formatées par des volontés politiques qui les sous-tendent. Exemple en France, où l’association Act Up a présenté, dans les années 90, des chiffres épidémiques démesurés pour pouvoir dénoncer l’inaction des politiques. Ce constat ne doit pas conduire à «un relativisme de bon aloi» pour Didier Fassin, mais il doit inspirer de la modestie pour la lecture des faits qui sont toujours partiels, ainsi que pour l’établissement de causalités qui seront toujours multiples. Pour la petite histoire, cette humilité aura fortement manqué dans l’épisode du Covid-19, où nos experts se sont servis des chiffres comme d’une vérité absolue, oubliant que toutes les données n’étaient qu’un morceau d’un puzzle plus vaste.

Comme dans un voyage, lors de ces leçons Didier Fassin navigue. Il va s’attarder sur les thèses conspirationnistes qui, découvre-t-on, ont toujours accompagné les problèmes de santé publique (ainsi de l’accusation portée à l’encontre de juifs pour la peste de 1348) . «Ces thèses révèlent des réactions de défiance à l’égard des savoirs autorisés et des pouvoirs officiels», rappelle-t-il. Dans le cas du saturnisme, il décortique le rôle des acteurs, souligne combien l’industrie de la peinture a pu nier toute responsabilité pour laisser libre cours à d’autres hypothèses. C’est sur ce terreau opaque qu’il pointe des distinctions essentielles, comme celle entre «théorie du complot» et «théorie critique». Mais aussi entre «complot» et «théorie du complot». «Dans le premier cas, il y a bien une conspiration, dans le second, cette conspiration est imaginaire.» Il insiste enfin sur l’importance de distinguer croyance des uns et mensonges des autres. «Les thèses conspirationnistes éclairent souvent une vérité plus profonde sur la société qui les produit ; elles sont sources d’intelligibilité des relations de pouvoir et d’inégalités, du rapport au savoir et à l’autorité, d’un passé qui ne passe… Ce sont nos dragons, et notre tâche est de les comprendre, si on veut les combattre.»

Bien d’autres points sont abordés dans cet ouvrage. «Au terme de ces excursions anthropologiques, la santé publique peut apparaître simultanément comme un miroir tendu à la société et un reflet que cette dernière lui renvoie.» Double jeu et double image. Et l’on arrive à ce paradoxe ; voilà d’un côté, une analyse très fine de ce que pourrait être la santé publique. Et, de l’autre côté, une certaine frustration à sa lecture : quelle serait, en effet, une politique de santé publique efficace ? Comment, pour un politique, faire bouger les choses ? Où mettre par exemple les priorités ? La lutte contre les inégalités ? Ou une espérance de vie la plus longue ? Comment répondre en pratique à une question de santé publique quand tout est interconnecté ?

A l’évidence, quand on regarde ce qui s’est passé en France avec le Covid-19, le développement d’une santé publique moins centré sur la seule médecine paraît urgent. «Tout ne se résume pas à des mesures simples et cliniques qu’il faudrait imposer. Cela reste dominé par l’incertitude», dit Didier Fassin, qui constate que «la gestion de la pandémie en France s’est traduite par un recul de la démocratie sanitaire. En même temps, concède-t-il, des débats ont eu lieu, des exigences pour plus de transparence se sont révélées. Le choc du Covid-19 a peut-être fait progresser l’intérêt sur ces questions dans la société.» Cela paraît bien maigre au regard des enjeux à venir. La santé publique sera-t-elle toujours en retard d’une bataille ?

Didier Fassin : les Mondes de la santé publique. Excursions anthropologiques. Cours au Collège de France 2020-2021, Seuil, 400 pp., paru le 2 septembre.


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