lundi 6 septembre 2021

Jean-Claude Grumberg et Gérard Haddad, à travers les veuvages

par Claire Devarrieux  publié le 1er septembre 2021

Les deux écrivains n’ont pas vraiment de point commun, si ce n’est que ces octogénaires ont perdu leur femme récemment. S’adressant à la disparue, ils signent chacun un livre bouleversant sur l’amour et le deuil. 

Bien sûr, ils eurent des orages. «Peut-il y avoir soixante ans d’amour sans haine ?» écrit Jean-Claude Grumberg dans Jacqueline Jacqueline. De son côté, dans Antonietta, Gérard Haddad confesse ses impatiences, des moments d’éloignement. Mais ces deux octogénaires (le premier est né en 1939, le second en 1940), célèbrent comme on oublie souvent de le faire l’amour conjugal, la passion longue durée, et couchent dans leurs livres le vivant chagrin de leur veuvage. Ils se sont mariés l’un et l’autre dans les années 60, même les noces d’or sont loin derrière eux.

Jacqueline est morte d’un cancer du foie en mai 2019, Antonietta de la maladie d’Alzheimer en août 2020. Le sous-titre choisi par Gérard Haddad, «Lettres à ma disparue», bien qu’emphatique, aurait pu convenir à Jean-Claude Grumberg. Tous deux s’adressent à la femme aimée. La tutoyer, c’est lui parler, c’est rester encore un peu auprès d’elle. Tant que le livre n’est pas terminé, l’illusion perdure que la séparation n’est pas définitive, que la vie demeure. On ne peut pas imaginer personnalités plus différentes que ces deux auteurs-là, ils sont néanmoins frères en désolation.

Jean-Claude Grumberg a remporté de nombreux succès au théâtre – celui de l’Atelier, en 1979, l’a plongé dans une dépression de plusieurs années dont la psychanalyse est venue à bout –, et comme scénariste. Jacqueline Grumberg n’était plus là pour assister au triomphe en librairie du terrible conte la Plus Précieuse des marchandises (Seuil, 2019). «Le monde entier veut m’inviter, du Brésil jusqu’à l’Asie du Sud-Est», dommage, «la moitié de moi qui aimait voyager est partie et a laissé seule la moitié qui hait les voyages». Art de la formule : «S’il y a là-haut ou ailleurs un organisateur de coups fourrés, il peut se dire qu’il a réussi son coup : m’offrir le monde sur un plateau d’argent et m’arracher la seule raison de vouloir y goûter.»

«Nous étions tous des Poulidor»

L’amour c’est gai, l’amour c’est triste. Jacqueline Jacqueline est divisé en chapitres dont certains sont des notes de chevet, d’autres des nouvelles. Un cours de Tania Balachova quand l’auteur n’est encore qu’apprenti comédien et tailleur pour gagner sa vie, un voyage à la Barbade où les pommes du paradis sont empoisonnées, les premiers temps de la rencontre au théâtre de l’Ambigu qui n’existe plus : le charme qui s’exerce est d’une drôlerie mélancolique. Prenez les parents de Poulidor, «mon idole après Zátopek». Les Grumberg, au cours d’une promenade à bicyclette, sont doublés dans une côte par un couple assez âgé. «Dites donc, vous êtes sportifs, vous !» dit l’un des Grumberg. «Nous non, c’est notre fils», disent les champions. Votre fils ? Raymond Poulidor ! «Un bon garçon, pour sûr, mais question vélo, c’est pas Coppi», dit le père.

Où l’on comprend pourquoi Poulidor n’a jamais gagné le Tour de France, conclut Jean-Claude Grumberg, qui prétend avoir été «une sorte de Poulidor» de la scène. «Nous étions tous des Poulidor. Chaque fois que l’un d’entre nous donnait une pièce à lire, […] le retour était garanti : «Ouais, pas mal, mais c’est pas du Beckett.» Ce n’était jamais Beckett, ni Beckett, ni Coppi. Mais toi, toi tu lisais mes pièces la nuit pendant que je dormais, et tu les aimais. Tu riais, tu pleurais.» Grumberg aurait bien aimé gagner le Tour de France, mais il avait pour ambition de ne pas se lever avant midi.

«S’il y a là-haut ou ailleurs un organisateur de coups fourrés, il peut se dire qu’il a réussi son coup : m’offrir le monde sur un plateau d’argent et m’arracher la seule raison de vouloir y goûter.»

—  Jean-Claude Grumberg, «Jaqueline Jacqueline»

Jacqueline l’industrieuse (et la fumeuse invétérée) avait repris, si on a bien compris, l’entreprise de confection de son père. Elle créait des collections pendant la journée – ainsi a-t-elle longtemps fait bouillir la marmite – et vivait la nuit l’existence des saltimbanques. Sa famille venait de «la Varsovie yiddish», et Grumberg, élevé par sa mère, note que «pour toi comme pour moi, la mort fut présente à nos côtés dès notre berceau, et pour nos proches également, sous des noms d’emprunt : raflés, internés, déportés, sélectionnés, disparus». La judéité, dans Jacqueline Jacqueline, n’est pas celle d’Antonietta,dont l’auteur évoque le «pays natal, ma douce Tunisie». Au passage, en référence à Jean-Paul Sartre, Jean-Claude Grumberg tient à préciser que «ce ne sont pas les antisémites qui m’ont rendu au fil des ans et des décennies de plus en plus juif, c’est l’amour, ton amour, notre amour».

«Ni un saint, ni un héros, ni une canaille»

L’épouse de Gérard Haddad était aussi sa première lectrice, sa première admiratrice. Elle aura tapé (presque) tous ses textes. «Notre lien, explique-t-il, au-delà du désir des corps qui fut intense, du charme du temps partagé, n’était pas un lien de sang mais d’écriture. Voilà pourquoi je t’écris ce que tu ne liras pas.» Antonietta l’Italienne se destinait à l’interprétariat lorsqu’elle a rencontré à Paris l’étudiant qui allait devenir ingénieur agronome, puis médecin, psychanalyste, écrivain, essayiste, et le père de ses enfants. Ce couple décrit par Haddad a un côté bourgeois désuet. Après avoir consulté toute la journée, le mari rentre dîner, se détend une demi-heure au piano, puis se rend dans son bureau où il travaille au livre en cours, cependant que son épouse, qu’il rejoindra pour le dernier journal, regarde un film à la télévision.

Vision biaisée, cependant. Le parcours que Gérard Haddad esquisse sous-entend bien des écueils. Enclin à dire «pardon» en même temps que «merci» à la compagne dont l’amour fut «absolu», il glisse une allusion au passé : «Je ne fus ni un saint, ni un héros, ni une canaille. De là d’où je viens, mes efforts ne furent pas sans mérites, grâce à ton appui sans faille.» Avant de devenir ce père de famille installé, cet intellectuel publié, reconnu, il a fallu qu’Antonietta vienne à bout du «rustre». Elle lui a appris à monter à bicyclette, à nager.

«Tu m’as introduit à ce qui me semblait inaccessible, à la beauté du monde que tu incarnes», écrit Haddad, qui déplore par ailleurs – question de génération – un handicap masculin «en matière d’expression de nos sentiments». Jean-Claude Grumberg dit exactement la même chose en d’autres termes : «Pour tout ce qui impliquait de la sensibilité, de la sensualité même, tu fus mon représentant à l’étranger.» L’un et l’autre évitent d’abuser du terme de sexualité et Haddad reste à peu près muet sur ces questions. Grumberg, opéré d’un cancer de la prostate, file très finement la métaphore de son «oiseau sans ailes», et donne, en ce domaine précisément du plaisir, de la joie, une grande leçon d’amour.

«Accéder au pur amour»

Celle que délivre Gérard Haddad est magnifique dans un autre genre. Car si la disparition de Jacqueline est brutale, celle d’Antonietta a été lente. «Je m’absente progressivement à moi-même», dit-elle, un soir. Au médecin qui lui demande comment elle va, elle répond, en le regardant droit dans les yeux, «comme quelqu’un qui a la maladie d’Alzheimer». Ce récit est moins l’autobiographie d’un mariage que «l’histoire de ta maladie, ou plutôt l’histoire de ta métamorphose en cet être nouveau que tu es devenue, si impressionnant dans sa dignité, sa gentillesse sans faille, sans mots, puisque le langage t’a progressivement abandonnée». Au début, l’époux n’a pas été si gentil, ni dénué d’agacement, il l’avoue.

Les premières absences, les premières angoisses, le dernier bain, la dernière sortie, l’espoir qu’un traitement existe : on a lu bien des témoignages déjà. Celui-ci contient quelque chose de plus. L’époque – les grèves, qui compliquent les visites à l’Ehpad, puis le confinement qui les suppriment –, mais pas uniquement. Vient le moment des «accidents» qui n’en sont pas. Haddad cite Patrimoinede Philip Roth : «Aurais-je le même courage que lui, quand il nettoya tendrement son père ? Je pensais pouvoir tout supporter, me semblait-il, mais pas avoir à te nettoyer quand tu perdrais ton autonomie.» Non seulement il aura ce courage, une de leurs petites-filles ayant montré l’exemple, mais il en fera la cérémonie du soir. «Cette horrible maladie me faisait accéder au pur amour que tu voulus m’enseigner depuis le premier jour et que je ne sus recevoir qu’au moment de ce désastre.» Ayant dû hospitaliser sa femme, il organise son retour à la maison, c’est là qu’elle mourra et non dans son Ehpad.

Chacun des deux veufs reçoit la visite d’une mouche. Ce n’est pas qu’ils aiment les mouches en général, mais celle-ci, allez savoir pourquoi, elle leur parle. Elle est discrète, en fait, si légère, d’un commerce beaucoup plus facile que tous ceux, dans le quartier, à qui il faut donner des nouvelles. Jean-Claude Grumberg : «Non non, elle n’a pour ainsi dire pas souffert. Enfin, la morphine, la codéine, que sais-je. Oui oui, là où elle était, c’était très bien, très bien, je vous le recommande, très bien traitée, c’est un endroit tout ce qu’il y a de recommandable pour finir, oui oui, pour finir. Malheureusement on ne peut pas retenir sa place à l’avance, les places sont rares, très rares. Oui, si vous voulez, on a eu de la chance, on a eu de la chance.»

Jean-Claude Grumberg, Jacqueline Jacqueline, Le Seuil, «La Librairie du XXIe siècle», 282 pp. 
Gérard Haddad, Antonietta. Lettres à ma disparue, Le Rocher, 208 pp.


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