jeudi 23 septembre 2021

Essais cliniques : des contrôles aux bons soins des labos pharmaceutiques

par Bessma Sikouk  publié le 23 septembre 2021

Mises en lumière par la pandémie, les études thérapeutiques souffrent d’une différence de moyens entre les puissantes firmes pharmaceutiques et les instances chargées d’en assurer la surveillance mais placées dans une situation de dépendance. Les conflits d’intérêts ne sont jamais loin.

La pandémie de Covid-19 a mis en lumière la bataille planétaire des laboratoires pharmaceutiques pour les vaccins : une vingtaine sont en vente, une centaine dans les tuyaux. Et a levé un peu le voile sur un préalable indispensable à la recherche médicale : les essais cliniques. Au 22 septembre, on en compte 390 275 déclarés sur le portail Clinicaltrials.gov, dont 6 224 en cours de recrutement en France. Ils sont réalisés sur l’homme au cours de trois phases, dont la dernière étape, la plus importante, doit être menée sur un grand nombre de patients. Avant la commercialisation d’un traitement, le laboratoire doit remplir un dossier dont une partie est dédiée au développement clinique. Dedans, doivent être répertoriés tous les essais menés sur la molécule. Condition sine qua non à l’obtention d’une autorisation de mise sur le marché (AMM). «C’est seulement à l’aune de ces données qu’on peut évaluer le rapport bénéfices-risques d’un médicament et permettre de déterminer s’il est éligible ou non à une AMM», rappelle l’avocate spécialisée en droit des produits de santé, Diane Bandon-Tourret.

Ces essais cliniques sont conduits par les firmes pharmaceutiques elles-mêmes, qui sont promotrices de leurs études. «Quand un laboratoire pharmaceutique développe une molécule, il peut participer au financement de l’étude en finançant tout ce que cela va coûter comme les frais d’équipement ou de personnel», explique Diane Bandon-Tourret. Et c’est là que le bât blesse : «A partir du moment où l’industrie est le promoteur, le biais est présent dès le départ, dit Luc Perino, médecin et enseignant à l’université de Lyon en épistémologie, l’étude critique des sciences. L’industrie pharmaceutique est chargée d’évaluer les propres médicaments qu’elle fabrique.»

Supervision des labos

Les labos financent et surveillent chaque étape. Ils supervisent notamment la rédaction du protocole d’étude clinique, un dossier de plus d’une centaine de pages rédigé de façon collégiale par des professionnels issus de plusieurs disciplines : épidémiologistes, médecins, biostatisticiens, etc. De nombreuses informations figurent dans ce document : les critères d’évaluation, le nombre de patients nécessaires et la méthodologie de l’essai. Ils désignent également le médecin investigateur chargé de recruter les patients et de réaliser l’étude. Il s’agit souvent d’un «leader d’opinion», d’une personnalité reconnue dans sa discipline. «La définition des critères d’inclusion est sous la responsabilité du promoteur. L’investigateur, lui, est chargé de veiller à la conformité des recrutements avec les critères qui ont été posés dans le protocole», précise Thomas Borel, directeur scientifique du Leem, l’organisation professionnelle des entreprises françaises du médicament.

Pour accompagner les enquêteurs, des sociétés de recherche contractuelle (CRO) sont mandatées par les laboratoires. «Ce sont des opérateurs qui travaillent pour le compte des industries», ajoute Thomas Borel. Elles sont tenues de vérifier, entre autres, que les dossiers cliniques des patients de l’essai contiennent toutes les informations nécessaires à l’interprétation des résultats. «Elles servent d’intermédiaires de contrôle», précise Hervé Maisonneuve, médecin de santé publique qui a travaillé pendant quinze ans pour l’industrie pharmaceutique. Une fois l’essai clinique terminé, les conclusions sont publiées dans une étude scientifique. Enfin, les résultats sont analysés, en grande majorité, par des experts biostatisticiens engagés, eux aussi, par le promoteur. «Du début à la fin, rien n’est choisi au hasard dans un essai clinique. Tous ces choix sont dans les mains de l’industrie», résume Hervé Maisonneuve.

Un contrôle renforcé

Les «big pharmas» ont-elles les mains totalement libres ? Pas totalement, enfin, en principe. Deux instances sont en effet chargées de surveiller la recherche clinique depuis la loi Jardé qui tente, depuis 2012, d’encadrer les essais en France. «On ne peut pas conduire d’essais cliniques sans l’autorisation du Comité de protection des personnes (CPP) et de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM)», rappelle Hélène Espérou, responsable du pôle recherche clinique de l’Inserm.

Mis en place par la loi Huriet-Sérusclat en 1988, le CPP vise à encadrer et à protéger les personnes qui se prêtent à des expérimentations biomédicales. «Le CPP va vérifier que le promoteur a pris toutes les mesures pour protéger les droits et la sécurité des patients, c’est-à-dire toutes les informations sur sa sécurité et celle de ses données. La personne doit être en mesure d’émettre un consentement, informé, libre et éclairé, explique Hélène Espérou. L’ANSM couvre les domaines de sécurité du médicament.»

En théorie, le CPP et l’ANSM contrôlent donc les essais menés par les labos. Un contrôle accentué depuis le scandale du Mediator en 2010. Cet antidiabétique, commercialisé par les laboratoires Servier, et prescrit en tant que coupe-faim, pendant trente-trois ans, a causé la mort de plus d’un millier de personnes. L’ANSM, dénommée à l’époque Affsaps, qui a délivré une AMM pour ce médicament, a été condamnée en mars 2021, comme le laboratoire, pour «tromperie aggravée» et «homicides et blessures involontaires».Elle ne fera pas appel de sa condamnation, reconnaissant avoir commis des erreurs dans l’évaluation du Mediator. «Dans les années 70, les exigences en matière d’essais cliniques étaient beaucoup moins fortes qu’aujourd’hui. L’administration française avait été particulièrement tolérante», analyse Bruno Toussaint, rédacteur en chef de la revue médicale indépendante Prescrire.

L’agence avait laissé le médicament sur le marché sans qu’un essai clinique probant ne permette d’attester de son absence de dangerosité. Ce n’est que dix ans après les premières études sérieuses qu’une conclusion émanant du laboratoire Servier avait été posée. «Les résultats ont montré que, non seulement, le médicament n’était pas efficace mais qu’en plus il était dangereux»,rappelle Bruno Toussaint. Surtout, le scandale du Mediator a permis de lever le voile sur un autre point : les conflits d’intérêts qui peuvent exister entre les agences, les firmes et les professionnels de santé. Réforme de l’agence, financement exclusivement public de l’ANSM, obligation pour les professionnels de santé et les industriels de déclarer leurs liens d’intérêt sur le site Base transparence santé, le scandale a entraîné de nombreux changements dans le système d’évaluation des médicaments. Sans pour autant éliminer les risques de collusion.

Différence de moyens

Il existe toujours une très substantielle différence de moyens financiers entre les instances de contrôle et les firmes pharmaceutiques. «L’ANSM n’a pas assez de ressources matérielles et humaines pour être un interlocuteur fort», résume Hervé Maisonneuve. Résultat, ajoute-t-il, «l’agence du médicament a une charge de travail qui n’est pas acceptable par rapport aux ressources dont elle dispose. C’est un petit poucet qui fait au mieux dans des délais imposés.» Contactée par Libération à plusieurs reprises, l’ANSM n’a pas donné suite. «Il existe un sous-financement chronique des comités de protection dont les membres sont très mal payés par rapport à leurs responsabilités et ce qu’ils ont à engager. Les réunions se tiennent dans des conditions pas toujours faciles. Parfois, ils ne disposent même pas d’une salle de réunion», confie Allan Wilsdorf, responsable de formation au sein de F-Crin, une structure chargée de réaliser des essais cliniques au niveau national et européen. Les moyens de l’ANSM, qui dispose d’un budget de 120 millions d’euros en 2019, dénotent avec ceux des labos pharmaceutiques dont les bénéfices se comptent en dizaines de milliards d’euros. Rien qu’en lobbying auprès des instances européennes, les firmes ont dépensé environ 36 millions d’euros en 2020, soit 3 millions d’euros par mois, selon l’ONG Corporate Europe Observatory.

Un élément préoccupant car désormais une grande majorité des demandes d’AMM se fait auprès de l’Agence européenne du médicament (EMA). «L’agence française n’autorise plus grand-chose, c’est surtout au niveau européen que ça se passe», observe Bruno Toussaint. Un constat partagé par Diane Bandon-Tourret : «Aujourd’hui il y a davantage de dossiers déposés à l’EMA.» Un aspect intéressant pour les firmes puisque dès qu’une AMM est délivrée par l’EMA puis la Commission européenne, l’industrie peut commercialiser son produit dans tous les pays de l’Union européenne.

Harmonisation mondiale

Si l’ANSM fait l’objet d’un financement public, ce n’est pas le cas de l’EMA dont «86 % du budget de l’agence provient des frais et redevances». En d’autres termes, l’agence européenne est payée par les laboratoires pour évaluer les dossiers d’AMM qui lui sont soumis. Il faut compter minimum 296 000 euros pour une demande. «Il y a trop de passerelles entre les experts, les firmes, et l’EMA. Il n’existe pas de barrières sérieuses», résume Bernard Bégaud, professeur de pharmacologie à l’université de Bordeaux. Contactée, l’EMA n’a pas souhaité donner suite à nos sollicitations.

L’influence des firmes ne s’arrête pas au niveau européen. «Depuis les années 90, il existe un processus mondial qui s’appelle International Council for Harmonisation», explique Bruno Toussaint. La mission affichée est d’harmoniser les réglementations des dossiers et des essais cliniques pour qu’elles soient les mêmes partout dans le monde afin de permettre aux labos et aux agences de gagner du temps dans l’examen des demandes d’AMM. Problème, les règles de ce processus d’harmonisation ne sont discutées qu’entre firmes pharmaceutiques et agences. Aucun représentant de patients ou des professionnels de santé ne figurent aux différentes réunions. «C’est de l’entre-soi mondial», déplore Bruno Toussaint.


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