jeudi 30 septembre 2021

Dans les Landes, le « village Alzheimer » ou la thérapie du bonheur

Par Pascale Krémer   Publié le 17 juillet 2020

Le 11 juin, le premier « village Alzheimer » ouvrait en France, à Dax, dans les Landes, sur un terrain sécurisé de 5 hectares.

En 2013, le concept paraissait si novateur que Le Monde avait filé aux Pays-Bas. Dans la banlieue d’Amsterdam, à Weesp, un village était sorti de terre pour les malades d’Alzheimer qui, en son sein, pouvaient aller et venir librement, menant « une vie presque ordinaire », comme titrait alors le journal. Sept années plus tard, le 11 juin 2020, le Village landais Alzheimer, première transposition française de ce modèle pionnier, vient d’être inauguré à Dax. Pour qui a déjà visité l’unité Alzheimer d’une maison de retraite, fermée par Digicode, l’étonnement est le même qu’à Weesp, une fois franchie l’enceinte bardée de bois du bâtiment, en découvrant l’espace, le calme, la banalité préservée, ou plutôt recréée, du quotidien.

Une procession de chariots de supermarché se dirige vers l’épicerie, à mi-matinée, en ce début juillet, sous les arcades protectrices de la place centrale qu’agrémentent arbres, bancs, terrain de pétanque et jeux pour enfants. C’est l’heure des commissions pour les « villageois ». Soixante personnes atteintes de la maladie neurodégénérative, tout juste octogénaires en moyenne, ont déjà intégré l’immense résidence close dont le Covid-19 a retardé l’ouverture ; elles seront cent vingt en septembre.

A l’épicerie du village, tout est fait pour recréer les routines des patients, et faire de cet espace un monde « normal ».

Liste de courses en main, guidées par leur accompagnatrice, elles font leur choix à la supérette où l’argent n’a pas cours, pour compléter les menus de leur « maisonnée ». Sur les côtés de la bastide landaise s’ouvrent encore une salle de spectacle et de cinéma, une autre de sport, une brasserie, un centre de santé. Et une médiathèque : deux dames toutes frêles, nichées au creux de fauteuils géants, y feuillettent des livres sans les regarder, tout en devisant sans se comprendre. L’air affairé et ravi.

Une réalité ralentie

Derrière un gros bouquet d’hortensias, un peu plus loin, se cache le salon de coiffure où Nathalie Lagaüzère dispense son art du brushing et du bonheur à chaque résident. La boutique semble figée dans les « trente glorieuses ». Paris Match pleure la mort de Françoise Dorléac et Bourvil chante « Nous vieillirons ensemble/Tout au long des années » sur le tourne-disque. La quinquagénaire chic en lin blanc masse les crânes, bichonne le cheveu trop rare, manucure. « Mais plus important, corrige-t-elle, les clients, je les regarde ! » En entrant, ils tentent de se reconnaître sur l’album photos des visites précédentes. Pas gagné pour Georgette. Alors, en ressortant, une valse aux bras de Nathalie renvoie la défaite aux oubliettes. « J’ai de la chance, mesure la coiffeuse, c’est le plus beau village du monde. Magique, vous allez voir. La sérénité… »

Nathalie, la coiffeuse, a décoré son salon façon « rétro ». Elle aime le contact avec les villageois.

Rien de trépidant, effectivement, sur les 5 hectares de terrain arboré que traversent en tous sens de larges allées propices à la promenade. Elles mènent jusqu’à la miniferme, ses poules, ses ânes, son potager, ramènent vers les grosses maisons landaises (familières aux personnes hébergées, toutes issues de la région) pour pouvoir se reposer sur une chaise de jardin, à l’ombre de la coursive. Ni blouses blanches, ni cris, ni télé braillant dans cette bulle qui reproduit une réalité ralentie, facilitée, adoucie par les références vintage, derrière des palissades de bois fondues dans le décor. Le côté Truman Show de l’affaire pourrait être anxiogène pour quiconque échappe à la démence sénile si les services du village n’étaient ouverts aux Daxois et si 120 bénévoles n’étaient rapidement attendus pour prêter main-forte aux 124 salariés.

« On a été si frappés par l’ambiance apaisée qu’on a pensé : “Ce ne sont pas les mêmes malades d’Alzheimer que chez nous !” Mais si. » Francis Lacoste, ancien directeur de la solidarité départementale des Landes 

Une mobilisation qui est l’aboutissement d’un long cheminement, depuis la stupéfaction d’Henri Emmanuelli, alors député et président du conseil général des Landes – il est décédé en 2017 –, à la lecture de l’article du Monde sur le village De Hogeweyk, à Weesp. « Il m’a dit : Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Encore un truc de journalistes ?”, se souvient Francis Lacoste, directeur de la solidarité départementale à cette époque. Nous étions conscients que, malgré tout l’argent investi dans nos Ehpad [établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes], les familles étaient culpabilisées, les personnels en perte d’enthousiasme, et que notre génération ne supporterait pas de terminer sa vie devant la télé dans une grande salle. Il fallait repenser l’ensemble. »

La nature est ominprésente dans le lieu, une villageoise touche une fleur en passant.

Au printemps 2014, les Landes se rendent donc en délégationà Hogeweyk. « On a été si frappés par l’ambiance apaisée qu’on a pensé : Ce ne sont pas les mêmes malades d’Alzheimer que chez nous ! Mais si. » 

Passé la révélation, tout s’enchaîne. Etudes de faisabilité, rendez-vous avec la secrétaire d’Etat aux personnes âgées de l’époque, Laurence Rossignol, dont le soutien déclenche les financements de l’agence régionale de santé (ARS), création d’un groupement d’intérêt public réunissant département, commune de Dax, Mutualité française, association France-Alzheimer… « Nous avons ferraillé contre deux principales critiques, résume M. Lacoste. Celle du ghetto. Mais n’était-ce pas déjà le cas des unités Alzheimer fermées dans les maisons de retraite classiques, en plus petit ? Et celle de l’argent. » Serait-il ôté aux autres établissements ? Non, puisque Dax bénéficie durant cinq années de crédits expérimentaux pour ce projet.

Des villageois se promènent en compagnie de leur maître de maison.

Bâtir le village a coûté 29 millions d’euros, contre 20 millions environ pour un Ehpad, du fait des nombreux équipements. Le budget de fonctionnement aussi est un peu plus élevé (6,6 millions d’euros l’an) puisqu’il inclut les soins du médecin généraliste salarié et du kinésithérapeute. Pour les familles, néanmoins, la somme à débourser demeure comparable, et couverte par les mêmes aides sociales – 1 962 euros mensuels, ramenés à 223 euros pour les moins aisées. « Le village est bien doté, avec un peu plus d’un salarié pour un malade, mais comme beaucoup d’unités Alzheimer dans les Landes. En fait, tout n’est pas qu’un problème d’argent, défend Francis Lacoste. Le changement est dans les têtes : on peut faire autrement. »

Permettre aux malades d’Alzheimer de « rester dans la vie », de « ne pas être écartés par une société très normée qui n’accepte pas une personne âgée faisant ses courses en pyjama ». « Ici cela n’est pas choquant, du moment que ça ne nuit pas à l’intégrité de la personne. » Telle est la philosophie du village, selon sa directrice, Pascale Lasserre-Sergent, sortie « bousculée » de sa visite au village néerlandais : « Pour que la vie soit la vie, ils s’autorisent certains risques. » 

A Dax aussi, le curseur entre sécurité et liberté s’est déplacé côté liberté. Certes, tout y est conçu pour prévenir l’accident, des puces glissées dans les semelles des résidents (déclenchant l’alerte s’ils franchissent les clôtures) au faisceau lumineux signalant le lever nocturne, de la topographie des lieux aux baies vitrées laissant tout voir, partout. « Surtout, il y a l’esprit de village. Chacun porte attention à l’autre, insiste la directrice. Mais quand elles viennent en visite, je dis aux familles : Il y a des risques. Si votre projet est de contenir votre proche, ce n’est pas celui que nous voulons partager. Elles sont d’accord. Dès qu’elles franchissent le portail, de toute façon, les visages s’illuminent. »

Devant chaque chambre, les résidents peuvent déposer un objet personnel dans une alcove, leur permettant de la retrouver plus facilement.

Comme celui de Yasmina Guilhemané, 64 ans, retraitée et fille d’Andrée, 92 ans, qui tricote une écharpe violette en débitant à toute vitesse « Je suis fatiguée », « Je fais pas attention », « Je vais nulle part », « Je connais pas ». Les deux femmes sont installées, en tête à tête, dans l’un des salons de la « maisonnée » qu’Andrée partage avec sept autres personnes âgées et deux « maîtresses de maison ». Entre deux bombardements verbaux, Yasmina confie ce qui n’est pas vraiment un soulagement puisqu’elle est « quand même culpabilisée de la laisser », mais c’est « un mieux » après tant de nuits sans sommeil. « C’est l’idéal, ici. La superficie, l’entourage, il y a toujours du monde. Ça va aller, même pour moi. »

Encourager l’autonomie

Les 300 m2 de chacune des seize bâtisses du domaine ont été méticuleusement pensés avec la psychologue de France-Alzheimer Landes, Nathalie Bonnet. Luminosité, circulation jamais bloquée, centralité des toilettes, buffets chinés, puisque le passé lointain demeure seul en mémoire, avec vaisselle apparente, pour pousser à l’autonomie… Plutôt qu’un nom sur la porte de la chambre, des niches murales abritant un objet fétiche parfois surprenant, chouette empaillée ou bouteille de ketchup. A l’extérieur, quatre ambiances végétales et olfactives (côte Atlantique, forêt de pins…) facilitent le repérage des « villageois » qui, à la médiathèque, peuvent aussi s’apaiser dans un wagon à l’ancienne doté d’un écran sur lequel défile un paysage.

« Si on voit que quelqu’un ne va pas bien, on arrête ce qu’on fait, on l’emmène se promener, ça désamorce. » Véronique Luciani, aide médico-psychologique de formation

La psychologue rappelle l’évidence, « les personnes qui n’ont plus de capacité de raisonner ont encore une énergie à dépenser. Dans une unité fermée, elles cassent, frappent, ou se replient sur elles-mêmes. Ici, elles sont incitées à sortir et à agir. » La chambre ? Réservée à la nuit. Les deux « maîtresses de maison » y veillent, qui vivent au même (petit) rythme que leurs habitants, sans imposer d’heure de lever, les associant à toutes les tâches.

« On a le temps de leur laisser le temps », assure Véronique Luciani, aide médico-psychologique de formation. Elle est assise à la terrasse d’une maison, causant avec quatre dames inégalement prolixes dont sa collègue masse les mains, tour à tour. « Si on voit que quelqu’un ne va pas bien, on arrête ce qu’on fait, on l’emmène se promener, ça désamorce. » « La déambulation soulage, diminue l’agitation et l’agressivité chez les patients atteints de troubles neurocognitifs », souligne ledocteur Daniel Falcinelli, gériatre présent sur place.

Les « villageois » sont incités à participer à l’intendance de leur « maisonnée ». Accompagnée par la « maîtresse de maison », une résidente porte un panier de linge propre.

Ce n’est pas le cas à De Hogeweyk, structure privée, mais, à Dax, l’impact du village sur les malades (chutes, dénutrition, consommation de médicaments…), leurs proches, les personnels, sera jaugé par des équipes de recherche (Inserm), sous la houlette d’Hélène Amieva, professeur de psycho-gérontologie à l’université de Bordeaux. « Mettre au centre de l’accompagnement la personne, son bien-être, sa qualité de vie, le maintien de sa participation sociale, tout cela semble de bon sens mais, en sciences, cela ne peut suffire, il faut évaluer. » 

Deux cents familles sont déjà inscrites sur les listes d’attente du village landais. La directrice pâlit à l’évocation de ce chiffre, comme à celle des 8 000 malades landais atteints d’Alzheimer, des 900 000 de l’Hexagone. Les coups de fil commencent à pleuvoir, provenant d’autres conseils départementaux. « On crée des envies », constate-t-elle sobrement. Un projet similaire est même en route, à Châlons-en-Champagne (Marne). Face au petit étang du parc, nous abordons une dame au regard lointain, seule sur un banc. Se sent-elle bien, ici ? « C’est bien. On m’avait proposé, j’ai eu tort de ne pas construire une maison dans ce lotissement. »

De Hogeweyk, un modèle suivi partout dans le monde

De Hogeweyk, le modèle néerlandais du Village landais Alzheimer, inauguré fin 2009, se porte bien et continue d’essaimer à travers le monde. Il accueille désormais 167 malades d’Alzheimer (quinze de plus qu’en 2013), répartis selon leurs modes de vie passés au sein de 27 gros appartements. Ses liens avec les habitants de la petite ville de Weesp, en banlieue d’Amsterdam, se sont renforcés : en plus des 120 bénévoles qui se relaient, le village associe aujourd’hui nombre d’élèves du primaire et du secondaire aux activités (de cuisine, de peinture…) des patients. « Nous avons été impressionnés de constater combien ces enfants entraient facilement en relation avec les résidents, et combien cela plaisait à ces derniers », note la directrice, Jannette Spiering, soucieuse de « faire entrer la société dans le village ». 

Pour avoir reçu leurs futurs initiateurs en visite, Mme Spiering connaît l’existence du village de Dax ainsi que celle de résidences closes similaires en Italie (près de Rome), en Australie, en Nouvelle-Zélande et en Norvège. Des projets sont en cours de développement au Canada et au Royaume-Uni. « Cela se répand sur la planète, se réjouit-elle, parce que tout être humain veut la même chose : sa liberté et du respect. »


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