vendredi 27 août 2021

Timothée Adolphe et son guide Jeffrey Lami, deux athlètes unis dans l’échec et la victoire

Par     Publié le 13 août 2021




Coup de feu. Timothée Adolphe s’élance, ce 11 novembre 2019, aux Mondiaux d’athlétisme, en finale du 400 m, à Dubaï. Les foulées sont lentes, hésitantes. « Je suis à l’ouest : pas de jus, pas de jambes », bouillonne le sportif. L’athlète sent le recordman du monde brésilien Daniel Mendes da Silva le dépasser sur le couloir de gauche. Il pense à son fils de 3 mois. A ses parents qui ont fait le déplacement. Rien n’y fait. « Je me mets en mode survie. Je veux juste finir la course. » 

Mais Timothée Adolphe ne court pas seul. Aveugle, il concourt avec son guide, Jeffrey Lami. Voyant qu’ils sont à la peine, ce dernier pourrait le pousser à accélérer, le brusquer. Mais « Jeff » choisit de lui laisser le temps. Le temps de reprendre confiance. Une stratégie gagnante : dans les 30 derniers mètres, le duo fait une remontée exceptionnelle. Comme un seul homme, ils dépassent le quatrième binôme, puis le troisième. Avant de franchir la ligne d’arrivée, quatre centièmes de secondes avant le rival ­brésilien. Les deux acolytes explosents’étreignent. Ils sont champions du monde handisport en catégorie T11, celle des déficients visuels, avec un chrono de 50’91”.

Leur prochain rêve : les Jeux paralympiques de Tokyo, qui débutent ce 24 août. Une médaille d’or au 400 m serait le couronnement de leur amitié sportive. « Sans guide, je ne cours pas », martèle le coureur longiligne de 31 ans, surnommé « le Guépard blanc ». Le handicap de Timothée Adolphe, déficient visuel depuis la naissance, s’est aggravé après qu’il a reçu un coup de pied dans l’œil gauche, à 6 ans. Il est devenu totalement aveugle à 19 ans, à la suite d’un autre choc subi dans un mouvement de foule. Il doit donc sprinter accompagné. Il court avec Jeffrey Lami, 26 ans, dit « l’Antilope » en raison de ses larges cuisses.

« C’est comme un couple. Au début, on se découvre, on s’amuse. Mais avec le temps, on arrive à rester fidèle… ou pas ! » Jeffrey Lami

Les deux hommes sont unis par un simple lien rigide de 10 centimètres attaché à une de leurs mains. Quand l’un lève le bras droit, l’autre lève le bras gauche : ils s’élancent en miroir, dans la même foulée. Telle une chorégraphie, le guidage se fait par cette simple communication corporelle, sans aide de la voix. Pour réussir à courir ensemble, les deux sportifs ont dû apprendre à se connaître. Et à s’apprécier.

« C’est comme un couple, suggère Jeffrey Lami dans un large sourire. Au début, on se découvre, on s’amuse. Mais avec le temps, on arrive à rester fidèle… ou pas ! » Leur idylle n’a pourtant pas été de tout repos. Ils le reconnaissent l’un et l’autre, la vie de guide est faite de sacrifices. Pour l’or aux Mondiaux de Dubaï, Jeffrey Lami a, lui aussi, reçu une médaille. Ce n’est pas toujours le cas. Et ce mépris horripile Timothée Adolphe, aussi sanguin que son guide respire le flegme.

Méchante chute en saut à la perche

Leur rencontre, en mars 2017, n’augurait rien de bon. « Jeffrey avait des béquilles : le cochon, ça promettait ! », s’esclaffe Timothée Adolphe. Le duo se découvre à l’Insep, le lieu d’entraînement des athlètes de haut niveau, dans le bois de Vincennes. Timothée Adolphe est blond, les cheveux coupés ras, la peau très blanche. Ses yeux acier fixent constamment l’horizon. Jeffrey Lami a la peau noire et porte un anneau à chaque oreille. Son sourire ne le quitte jamais. Ce jour-là, s’il est blessé une fois de plus, c’est que son corps est fragilisé par de longues années d’entraînement.

« Tout ce qui fait le quotidien d’un athlète est multiplié par deux. C’était la guerre pour partir en vacances avec ma compagne… » Jeffrey Lami

Il a commencé l’athlétisme à 7 ans, au club de Bondy, en Seine-Saint-Denis. Son grand frère l’a encouragé à courir, surpris par sa rapidité quand ils allaient à l’école en trottinant. Elevé par une mère guadeloupéenne issue d’une fratrie de dix-sept enfants, le jeune Jeffrey est l’unique sportif de la famille. Après une méchante chute en saut à la perche à l’adolescence, les médecins lui prédisent la fin de sa passion. C’est mal le connaître. Il repart, mais enchaîne blessure sur blessure. « J’étais bloqué, admet-il. En compétition, je n’arrivais plus à courir vite, par simple peur de me déchirer les muscles à nouveau. » 

Devenir guide sera son remède. L’allure moins soutenue lui permettra de surmonter ses appréhensions. Pourtant, quand Timothée Adolphe lui propose de l’accompagner, le jeune prodige n’est pas encore prêt à franchir le cap. A l’époque, il a 21 ans, et toute sa carrière devant lui. Devenir guide, il y avait pensé… pour sa retraite. Le Guépard rassure l’Antilope. Ils seront quatre : un guide pour travailler l’endurance, un autre la puissance, et deux destinés aux compétitions. Ce dernier rôle est pour lui.

Jeffrey Lami et Timothée Adolphe au centre d’entraînement de l’Insep, à Paris, le 6 juillet 2021.

« J’ai accepté à l’unique condition que je puisse continuer mon entraînement individuel », insiste Jeffrey Lami, qui devient alors le plus jeune guide de France. Il s’entraîne deux fois par semaine avec son partenaire, les autres jours de son côté. Parfois, il double les séances, une pour son compagnon le matin, une pour lui le soir. Sans oublier les compétitions et les stages à l’étranger. « Tout ce qui fait le quotidien d’un athlète est multiplié par deux, soupire le coureur. C’était la guerre pour partir en vacances avec ma compagne… » 

« Timothée est exigeant avec ses guides, il aime la perfection et voudrait que tout le monde soit comme lui », Régine et Dominique Adolphe, les parents de Timothée

Le Guépard aussi souffre. Disqualifications, ­trahisons, défaites… Dès le premier jour, il se confie à son partenaire sur ce qu’il appelle sa « malédiction ». Après des difficultés avec ses précédents guides et des échecs en série, le Versaillais doit reconstituer une équipe. Mais pas n’importe laquelle. « Timothée est exigeant avec ses guides, il aime la perfection et voudrait que tout le monde soit comme lui », pointent Régine et Dominique Adolphe, ses parents. Le sportif cherche un athlète jeune et svelte, capable de ­courir le 100 m en 10 secondes et quelques dixièmes. Avec, en prime, un bon caractère, capable de supporter ses nombreux revers.

L’ambitieux rêve déjà des Jeux. « Timothée a toujours eu un caillou dans sa chaussure au mauvais moment, mais c’est un gagnant », souligne son ami Hugues Ortega, 46 ans. Ce formateur informatique pour déficients visuels, lui-même non voyant et sportif, considère le champion comme son petit frère. Il se souvient de cette boule d’énergie qui, adolescent, le mettait déjà constamment au défi. Le mantra de Timothée Adolphe, le pari de se relever, c’est justement ce qui a séduit Jeffrey Lami. Très vite, la complicité naît entre les deux sportifs meurtris.

Son défaut, dire oui à tout

Surprise, lors de leurs premiers entraînements, c’est le non-voyant qui endosse un peu le rôle de guide dans la relation. « Jeff, il a besoin d’être materné, lâche Timothée Adolphe. La maturité, c’est pas son fort. » A 21 ans, un diplôme d’éducateur sportif en poche, après avoir abandonné un BTS de comptabilité, le jeune guide n’a pas la rigueur d’un athlète de haut niveau. « Je devais même prendre ses rendez-vous avec le kiné », raille son ami. Il ne s’échauffe pas assez, mange au McDo. Et sort trop. Son défaut, dire oui à tout. Sa meilleure amie, Léana Félix, confirme : « Il est bienveillant, parfois un peu trop gentil, du style à se faire avoir. Même s’il n’a pas le temps, il promet service sur service, quitte à se laisser déborder. » 

« Si je me blesse, je me sentirai coupable pour Timothée. » Jeffrey Lami

Timothée Adolphe l’admet, il a aussi choisi son acolyte pour son dévouement. Le Guépard a besoin de son Antilope pour courir un 400 m. Pour lui, Jeffrey Lami, spécialiste du 100 m, commence à sacrifier ses propres entraînements au profit du 400. La plus grande crainte du guide est de pénaliser son ami. « Si je me blesse, je me sentirai coupable pour Timothée »,avoue-t-il. Du coup, il n’arrive plus à se donner à fond quand il court en solo. Au risque de décevoir son entraîneur. « Il est là tous les jours pour moi, attend de belles perfs, et moi, qu’est-ce que je fais ? Je me bride », se lamente l’athlète. Souvent pris en étau entre ses propres ambitions et celles de leur duo, le jeune guide est malgré tout aux petits soins avec son ami.

Ce 21 mai 2021, les athlètes s’entraînent sous un vaste dôme, dans un stade quasi désert de l’Insep. Toute la séance, Jeffrey Lami veille sur son protégé. D’immenses portraits de sportifs sont suspendus au-dessus des champions. Il l’observe tracter, seul, 25 kg sur 100 mètres. Accourt quand il l’aperçoit chercher un rebord pour s’étirer. Et explique ­l’aider au quotidien, comme sur la piste. « Je lui coupe les cheveux, lui sers son petit déjeuner, l’accompagne aux toilettes dans le stade… » 

L’humour, les bourdes

Cette attention de chaque instant est rare. Trésor Makunda, 37 ans, sprinter malvoyant multimédaillé aux Jeux paralympiques, croisé sur la piste, insiste : le choix des guides est primordial. « Auparavant, Timothée misait d’abord sur la ­performance avant la personne elle-même, remarque-t-il. Mais au final, très peu de gens ont suffisamment le sens du partage pour être guide. » Avec Jeffrey Lami, Trésor Makunda est rassuré. Derrick Conde, 42 ans, a passé la moitié de sa vie à exercer cette activité. « Si on ne prend en compte que la perf, on peut réussir une course, explique celui qui se présente comme le “gourou des guides”. Mais pour en gagner dix, battre des records, il faut être à l’écoute l’un de l’autre, comme Tim et Jeff. C’est ça, le secret. » 

« Même si ça me prend plus de temps qu’une personne valide, je finis toujours par y arriver. » Timothée Adolphe

« Au début, je ne savais pas du tout comment me comporter avec un aveugle », reconnaît Jeffrey Lami. Alors, il a choisi l’humour. Parmi ses bourdes, il se souvient de sa préférée, au stade parisien Charléty, pour une compétition internationale handisport, en mai 2017. Le tandem, qui a remporté l’épreuve, s’apprête à monter sur le podium, surplombé par un muret. Jeffrey Lami baisse la tête. Mais oublie de prévenir son partenaire, qui le tient par l’épaule. « Il se l’est pris en pleine face ! Il a dû faire des photos avec sa médaille… et une énorme barre rouge sur le front », raconte, hilare, le gaffeur. Sur la piste, le non-voyant ne se gêne pas pour le vanner, lui aussi. « Jeff le feignant ? Faut arrêter de dormir autant… Va au McDo si tu t’ennuies ! », lance-t-il, entre deux sprints.

Leur amitié repose également sur le défi. « Timothée ne supporte pas d’entendre qu’il ne peut pas faire telle ou telle activité », s’amuse son guide. En mars 2018, le binôme est en stage d’entraînement à Benidorm, en Espagne. Ils dorment, comme toujours, dans la même chambre. Un soir, Jeff le provoque. « Jamais tu ne pourras faire de karting ! » Le lendemain, le Guépard blanc dégote un kart double. Il s’essaie à ce nouveau sport et, grâce aux indications de son guide, réussit à piloter. « Même si ça me prend plus de temps qu’une personne valide, je finis toujours par y arriver », répète l’obstiné.

Au milieu des guitares

Au-delà du sport, le duo partage aussi une passion pour la musique. Dans son studio d’enregistrement parisien, Timothée Adolphe reçoit au milieu des guitares. Le rap a été un temps sa bouée de sauvetage. « C’est l’écriture qui lui a permis de rebondir, explique son ami Hugues Ortega. Quand il m’appelait, à deux doigts d’abandonner l’athlétisme, il me parlait de ses chansons. Il écrivait, puis ça repartait. » Sur son fauteuil, l’athlète s’agite, ton nerveux et regard bleu fixe. On ne serait pas surpris s’il démarrait un sprint. Dans le clip de son morceau-phare, Olympe, il chante aux côtés de Jeffrey Lami, « Mon rêve n’est pas mort, décrocher l’or ». Le guide n’oublie jamais sa paire d’écouteurs à l’entraînement. Mais, là encore, il préfère rester dans l’ombre et laisser à son acolyte le soin de chanter. « Pour le bien-être des oreilles de tous ! »,plaisante-t-il.

Les échecs forgent l’amitié, parfois plus que les victoires. Le 18 juillet 2017, aux championnats du monde à Londres sur 400 m, le binôme est vite en tête. Timothée Adolphe est en forme, leur technique est parfaite. Mais, dans la dernière ligne droite, le guide accélère, accélère. La ligne ­d’arrivée est à 2 mètres. Soudain, le Guépard blanc s’effondre. L’acide lactique a paralysé ses jambes.

Jeffrey Lami et Timothée Adolphe, lors des championnats du monde, à Londres, en 2017.

Jeffrey Lami conserve une photo de cet « enfer » dans son porte-monnaie. On y voit son protégé recroquevillé dans ses bras. Lui a la bouche déformée par l’effort, les yeux écarquillés, levés au ciel. « Je ne me suis pas rendu compte qu’il était en train de craquer », regrette aujourd’hui le guide, qui aurait dû ralentir. Surtout, il réalise que son chagrin est loin d’égaler celui de son partenaire. « Je me suis juste dit “tant pis, on a perdu”. Mais pour lui, c’était dévastateur. » De la culpabilité naît la prise de conscience. Etre les yeux de Timothée Adolphe implique un investissement total, physique et moral.

Connaître la notoriété

Au point de faire de gros sacrifices. En décembre 2020, Jeffrey Lami a renoncé à l’idée de concourir aux Jeux olympiques de Tokyo. Et s’il n’a pas été qualifié, c’est parce qu’il ne s’est pas battu pour l’être, affirme-t-il : « Je devais faire un choix. » Si le guide était parti aux JO, qui se sont déroulés du 23 juillet au 8 août, le Guépard blanc n’aurait pas pu s’entraîner pour les Jeux paralympiques. En outre, Jeffrey Lami aurait pu arriver épuisé. Ou blessé. D’autant plus que, sur le point de devenir papa, les nuits auraient été courtes. Et puis, « cela aurait été une première qu’un guide ait le niveau de partir à la fois en individuel et en handisport », note-t-il avec une pointe d’amertume dans la voix.

« Quand je suis dans les starting-blocks, j’ai envie de me donner pour Jeff, je veux aussi lui offrir la médaille. » Timothée Adolphe

Le jeune dévoué a abandonné son rêve par ­amitié, mais aussi par ambition. « Avec Timothée, ce n’est pas une participation aux Jeux que je vais défendre, cest l’or. » En individuel, il devait « seulement » se qualifier pour participer à une course en relais. Pour connaître le succès, il reconnaît devoir vivre dans l’ombre. Même s’il est parfois frustré, il admet, évoquant les médailles, connaître la ­notoriété : « Si je n’étais pas avec Timothée, je n’aurais pas tout ça. » Ce sujet reste néanmoins difficile à aborder entre les deux amis. « C’est très délicat,décrypte Timothée Adolphe. Jeff n’a pas tout à fait réussi à faire le deuil de sa propre carrière. » 

Surtout, son acolyte avait montré un nouveau signe d’« immaturité », selon l’exigeant coureur. « Il voulait faire les Jeux olympiques, paralympiques, déménager et avoir un enfant. C’était quoi la suite ? Aller sur Mars ? », raille-t-il avec son ­franc-parler. Mais lors d’une séance de prépa­ration mentale, en mai, Timothée Adolphe a ­compris, pense-t-il, ce qui motivait profon­dément son ami.

« Ce qui est paradoxal, chez Jeffrey, c’est qu’il ne rêve pas d’aller aux Jeux. Au-delà de la médaille, il veut surtout obtenir l’estime de ses proches. C’est très rare pour un sportif de haut niveau,analyse-t-il. La victoire prend sa valeur seulement si sa famille et moi, on montre qu’on est fier de lui. »

A la perspective des Jeux paralympiques, le guide se sent pousser des ailes. « Si je perds seul, je me sens moins mal que si je perds avec Timothée. Alors, quand on court ensemble, je n’ai pas le choix : je sais qu’on doit tout casser », sourit-il. Le 3 juin, ils ont remporté les championnats d’Europe sur 400 m, en Pologne. Sans chute, sans crampe… L’époque de la « malédiction » semble révolue. Et leur amitié, plus solide que jamais. « Quand je suis dans les starting-blocks, j’ai envie de me donner pour Jeff, je veux aussi lui offrir la médaille », confie Timothée Adolphe. Aux Jeux paralympiques de Tokyo, il s’en est assuré, une médaille d’or est aussi prévue pour son guide.


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