dimanche 1 août 2021

Suicides dans la police : «J’ai pensé à me faire sauter la tête devant mon patron»

par Alexandra Pichard  publié le 29 juillet 2021 

Pression hiérarchique, politique du chiffre, management inhumain… En vingt-cinq ans, 1 100 agents se sont donné la mort. Un mal-être qui reste tabou dans la fonction, où ceux qui parlent se retrouvent marginalisés par leurs supérieurs et leurs collègues.

Jérôme (1) aurait pu être le soixantième policier à mettre fin à ses jours en 2019. Un soir d’avril, après une énième remarque de ses supérieurs, il s’enfile une bouteille entière d’alcool, met un message sur le groupe WhatsApp qu’il partage avec ses collègues et se tire une balle dans la bouche avec son arme de service. «Par miracle, la balle a ricoché et est sortie au niveau de la tempe», dit calmement le policier de 43 ans (dont vingt-deux passés dans l’institution) au visage fin et désormais en partie paralysé. «Professionnellement, on n’a pas été gâtés ces dernières années : j’ai vécu les attentats, les gilets jaunes… Des climats extrêmement anxiogènes», raconte-t-il dans sa chambre de la clinique de Val Dracy (Saône-et-Loire), où il est hospitalisé.

Des déceptions dans sa vie personnelle également.«C’était une accumulation, mais la goutte d’eau est venue de problèmes hiérarchiques. En tant que gradé, j’avais des convictions qui ne correspondaient pas aux attentes de mes supérieurs. On me reprochait d’être trop proche de mes gars.» Ce soir-là, son chef lui demande frontalement de «choisir son camp». Un ordre qu’il vit comme «un coup de poignard dans le dos». «Il était hors de question d’abandonner mes gars. La seule solution que j’ai vue, par désespoir, était de mettre fin à mes jours.» En 2021, 23 policiers se sont déjà donné la mort. «Le compteur de la honte», lance Jérôme. Dernier drame en date, le 16 juillet, avec le suicide d’un major de police au commissariat de Verdun (Meuse).

Si l’actualité récente s’est focalisée sur les policiers tués en service, émaillée d’appels à la fermeté du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, le phénomène est en baisse, avec 2,5 fois moins de morts en mission depuis trente ans et cinq décès d’origine criminelle en 2019 (contre 59 suicides la même année). Le suicide est un fléau latent et bien plus mortel chez les policiers. En vingt-cinq ans, 1 100 fonctionnaires de police se sont donné la mort, soit 44 personnes chaque année en moyenne. Deux fois plus que dans le reste de la population. Une partie émergée de l’iceberg : selon un récent baromètre de la Mutuelle des forces de sécurité, près de «40% des policiers sont en détresse psychologique» et près d’un quart ont été confrontés «à des pensées suicidaires». Au-delà de la violence du métier, le danger viendrait-il aussi de l’intérieur ? Le management, la politique du chiffre, le manque de reconnaissance de la hiérarchie et de soutien psychologique… Autant de facteurs qui ont mené les cinq policiers rencontrés par Libération à vouloir en finir.

«Pression des supérieurs»

Il y a tout juste un an, c’est sur son ancien lieu de travail, un commissariat parisien, que Sylvain (1) a tenté de se suicider.«Symboliquement, je voulais montrer que c’était lié à mon passage dans ce service, au rapport écrasant avec la hiérarchie», raconte le policier de 35 ans, en poste dans un service d’enquête. Le «manque d’effectifs» et la «pression de ses supérieurs» l’ont mené au burn-out, assure-t-il. Quand il a voulu dénoncer ces conditions de travail auprès de la direction, il raconte s’être retrouvé face à un mur, s’attirant au passage les foudres de sa hiérarchie. Des conditions de travail qui affectent aussi sa vie privée. «Quand on fait soixante heures de travail par semaine, qu’on ne peut pas prévoir ses week-ends parce que les horaires changent du jour au lendemain, trouver un équilibre social et avoir une vie en dehors de la police est compliqué», explique Sylvain.

«On peut être appelés à tout moment, que ce soit l’anniversaire de sa fille ou pas», abonde Vincent, 39 ans, agent en brigade secours de nuit exerçant dans le Nord. Un jour, il a prévenu sa hiérarchie qu’il devait partir en catastrophe car sa femme, enceinte, risquait de perdre son bébé. A son retour, il dit avoir été accueilli avec un avertissement pour abandon de poste. «J’ai pensé plusieurs fois à aller devant le bureau de la direction et à me faire sauter la tête devant le patron», confie Vincent. Il a été rattrapé d’un coup par quinze ans de souffrance dans la police : alors qu’il est en congés, l’homme angoisse de plus en plus à l’idée de retourner au travail au début du mois de juillet 2020. «Le jour de la reprise, j’ai explosé. Incapable de reprendre, je n’arrêtais pas de pleurer. J’ai pensé au suicide car je cherchais une porte de sortie, pour ne plus ressentir ce stress intense», explique-t-il. En cause, le «management inhumain» au sein de l’institution et le «manque total de reconnaissance». «On a l’impression d’être des numéros, de devoir faire du chiffre et la fermer. C’est les officiers en haut et les petits poulets en bas.» Pas même un mot de soutien le jour où un collègue du commissariat s’est pendu – un suicide qui a par la suite été reconnu imputable au service. En janvier dernier, alors que Vincent reprend le travail après sa dépression et un arrêt de travail de huit mois, il est ignoré par ses chefs pendant deux nuits. Un soir, il prend les devants et souhaite ses vœux au commandant, qui lève les yeux de sa feuille sans lui répondre. «Je l’ai très mal vécu et je suis retourné en clinique psychiatrique.»

«Je suis rentré dans la police avec des idéaux. Pour démanteler des filières, aider leur plus faibles. Pas pour remplir des cases.»

—  Sylvain, policier de 35 ans

Vincent et Sylvain pointent les dégâts de la politique du chiffre, instaurée depuis les années 2000, sous la présidence de Nicolas Sarkozy. «Quand j’ai fait mon premier jour dans une unité de contrôles routiers, on m’a directement indiqué le quota d’amendes par mois. Il ne fallait pas faire moins», raconte Vincent. Aujourd’hui en brigade de nuit, il confie avoir dû mettre au moins deux amendes pour non-respect du couvre-feu par vacation. «Sinon, on nous crie dessus ou on nous fait payer d’une autre manière, en nous refusant de poser certains jours de congé par exemple», continue le policier, qui se sent constamment «oppressé» et «démoralisé».

Sylvain décrit aussi un «sentiment d’absurdité et de perte de sens», notamment face à la «guerre» contre la drogue décrétée par Emmanuel Macron et Gérald Darmanin. Que les policiers ramènent une barrette de shit ou plusieurs kilos de cocaïne, le résultat est le même : une affaire résolue, «un bâton». «On préfère donc interpeller quinze petits consommateurs, alors que ce n’est pas cela qui va avoir un impact sur le trafic, explique Sylvain. C’est extrêmement frustrant car je suis rentré dans la police avec des idéaux. Pour démanteler des filières, aider leur plus faibles. Pas pour remplir des cases.»

«Diviser pour mieux régner»

Cette organisation du travail instaure d’ailleurs de la concurrence et sape l’esprit collectif, selon les témoins interrogés par Libé. «Les statistiques créent de la compétition, des guerres dans les services pour savoir quelle brigade fera plus de chiffre, explique Marie (1), fonctionnaire de police judiciaire de 43 ans, en poste dans le sud-ouest. C’est diviser pour mieux régner.» Une mauvaise ambiance qui peut mener au harcèlement. Alors que la jeune femme est suivie en cancérologie, elle raconte que ses collègues lui auraient reproché tous les jours ses arrêts maladies et s’en seraient plaints à la hiérarchie. «Je n’osais pas prendre le repos nécessaire par peur d’être stigmatisée et pointée du doigt par les autres», estime Marie, policière depuis dix-sept ans. Face à la «pression» pour retourner au travail, elle reprend contre les indications de son médecin.

Dans la voiture de service, plus personne ne lui parle. Elle tient jusqu’au jour où ses collègues la laissent seule sur le terrain, en plein point de deal, en septembre de l’année dernière. Elle se met alors en arrêt. «Un soir, j’ai craqué et j’ai avalé toute la boîte de médicament.» Son mari la retrouve in extremis. «Ce qu’on endure ne vient pas de l’extérieur mais de l’intérieur : le management et la pression de la hiérarchie sont la principale cause de suicide. J’avais plus peur de mes collègues que des civils. La “famille police”, c’est du flan, un discours de façade», lâche Marie.

Marie interpelle son commissaire par message, lui demandant combien il faudra de morts supplémentaires pour que les lignes bougent. Réponse : «Je ne suis pas responsable de votre santé.»

Dans son service, une collègue avait mis fin à ses jours quelques mois plus tôt. Aucune réaction de la hiérarchie. «Comme d’habitude, ils ont tout fait pour couvrir le fait que c’était lié au travail», juge Marie. Après sa propre tentative de suicide, elle interpelle son commissaire par message, lui demandant combien il faudra de morts supplémentaires pour que les lignes bougent. Réponse : «Je ne suis pas responsable de votre santé.» Cette réaction la fait replonger ; elle est hospitalisée dans un service d’urgences psychiatriques pendant une semaine en novembre.

«Comme si de rien n’était»

«J’ai le sentiment d’avoir été totalement abandonnée par ma hiérarchie», abonde Laure (1), une policière de 45 ans en région parisienne. Après plusieurs interventions «très difficiles» sur lesquelles elle ne veut pas s’étendre, elle développe un stress post-traumatique et enchaîne les tentatives de suicide à partir de 2016. Pendant deux ans, elle enchaîne arrêts de travail d’un mois et retours au poste, avant de craquer à nouveau. «A chaque fois quand je revenais, mes supérieurs faisaient comme si rien ne s’était passé, je me remettais au boulot et point.» Selon elle, avant sa première tentative de suicide et alors qu’elle buvait tous les jours, ses supérieurs ont repéré son mal-être sans réagir. «Quand un policier n’est pas bien, on le met dans un coin et on le marginalise encore plus.» Le suicide ? «Un gros tabou dans notre profession censée représenter la force.»

Plane aussi le spectre du désarmement quand on ose se confier.Une mesure parfois nécessaire, pourtant très mal vécue par les fonctionnaires. «Même dans les moments difficiles, je n’ai jamais rien dit. Il était hors de question que je me fasse désarmer», confie Marie. Elle parle de la «honte» ressentie lorsqu’on lui a retiré son pistolet.«Mon désarmement entache mon dossier et pourra me fermer des portes, l’accès à certaines unités, car je suis perçue automatiquement comme quelqu’un de fragile.»

Sylvain, lui, s’est résolu à quitter la police et va reprendre des études dans un autre domaine en septembre. Selon l’étude de la Mutuelle des forces de sécurité, les jeunes policiers – 30 à 34 ans – sont les plus confrontés au suicide. «A 35 ans, je colle complètement,ironise Sylvain. On se dit que tenir jusqu’à la retraite va être compliqué… Alors soit on part, soit sur le coup et sans recul, une échappatoire peut devenir le suicide.»

(1) Les prénoms ont été modifiés à la demande des personnes interrogées.


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