mardi 17 août 2021

Olaf Blanke: «Des patients ont l’impression d’observer leur corps alité à une hauteur de deux à trois mètres au-dessus d’eux»

par Catherine Calvet

publié le 18 août 2021
Parfois notre cerveau nous joue des tours : sensation de sortir de notre enveloppe corporelle ou de ne plus sentir un pied ou une main. En essayant de comprendre comment nous avons conscience de nous-mêmes, le neuroscientifique part à la chasse de nos fantômes intérieurs.

Du purgatoire chrétien aux tables qu’on fait tourner, des rites vaudous aux maisons hantées, la communication avec les morts a taraudé toutes les sociétés humaines. Historiennes, écrivain·e·s, philosophe, géographe et un même un médecin légiste archéologue ont accepté de jouer les chasseurs de fantômes cet été dans Libération. Une exploration qui montre qu’ils n’ont jamais été aussi présents, ils sont une impulsion de vie et le symptôme d’un passé qui ne passe pas.

On vous coupe une jambe ou un bras, mais ils vous semblent encore là. Ces membres fantômes, la médecine les connaît depuis longtemps.

Mais pourquoi cette présence énigmatique d’un bout de corps qui n’est plus là mais encore là ? Quel est le rôle du cerveau, principal siège de la production de nos images, dans ces mécanismes ? Professeur de neurosciences à l’école polytechnique de Lausanne, Olaf Blanke étudie depuis des années la façon dont l’être humain se perçoit via des expériences en laboratoire avec de la robotique. Une manière d’approcher notre fantôme le plus intime et le plus mystérieux : nous-mêmes ?

Comment un neuroscientifique commence-t-il à travailler sur les sensations de présences ?

Bien avant de devenir neuroscientifique, je m’intéressais à la conscience de soi, comment nous nous percevions. J’ai approfondi cette question au tout début de ma formation, comme jeune étudiant en médecine, et surtout comme interne en neurologie. J’ai alors rencontré des patients qui m’ont fait part d’expériences sensorielles. J’ai recueilli des témoignages de patients sur les membres fantômes suite à une amputation (le patient continue de sentir, voire de souffrir du membre pourtant disparu) et ceux de patients victimes d’hallucinations visuelles et auditives. J’ai aussi recueilli les récits de ceux qui avaient vécu des phénomènes de décorporation (le sujet voit son corps de l’extérieur), des sensations de présence… Ni les patients ni moi-même n’avions d’explications satisfaisantes, j’ai donc plongé dans la littérature existante sur le sujet. J’ai commencé à m’intéresser aux représentations corporelles, c’est-à-dire à la représentation cérébrale du corps et aux altérations de celles-ci. C’est au départ un sujet de médecine, mais qui peut donner lieu à des interrogations bien plus vastes. J’ai travaillé dans une unité d’évaluation préchirurgicale d’épilepsie. Certains cas d’épilepsies sont rebelles à tous traitements pharmacologiques, on peut envisager alors des interventions chirurgicales. Durant ces opérations on essaie de localiser très précisément le foyer épileptogène, la région du cerveau dans laquelle l’épilepsie trouve son origine chez ces patients.

Dans les cas de décorporation, vous constatez un modèle universel de ressenti lors de ces expériences…

Quelle que soit l’époque ou le pays, les patients sujets à ce phénomène décrivent tous à peu près la même chose : ils ont l’impression d’observer leur corps alité d’une hauteur de deux à trois mètres, entre le lit et le plafond, et le plus souvent sous le même angle. Tous situent donc leur conscience de soi ailleurs que dans leur corps de façon assez similaire, au-dessus et à 180 degrés. Il y a à la fois un effet miroir mais aussi une sensation de présence ou de dédoublement. On voit son image à distance mais on localise et on reconnaît son «soi-même». Nous commençons d’ailleurs, dans notre laboratoire à Lausanne, une étude sur ces décorporations chez des sujets «sains».

Certaines pathologies entraînent des phénomènes d’altération de la conscience de soi ?

On retrouve des expériences de ce type non seulement chez les épileptiques mais aussi chez les patients atteints de la maladie de Parkinson, chez les grands migraineux (on parle de migraines hémiplégiques, c’est très rare) ou chez ceux qui ont eu un AVC ou une tumeur au cerveau. Nous considérons ceux qui vivent ces expériences comme des «experts de la conscience de soi». Nous n’en sommes qu’au début de nos recherches. Nous collaborons également avec des malades de Parkinson, qui vivent fréquemment des sensations de présence, et qui nous permettent d’étudier le lien entre conscience de soi, perception corporelle et motricité.

Cet aspect de la maladie de Parkinson est très peu connu ?

C’est seulement à la fin des années 90 et au début des années 2000 que l’on fait les premières études sur ce sujet, et on découvre que plus de la moitié des parkinsoniens peuvent avoir des sensations de présence et ce de façon assez régulière. Cela a longtemps été négligé. Comme dans tous les savoirs, il existe aussi des biais cognitifs en médecine. On a beaucoup étudié le mouvement de tremblement des parkinsoniens (avec d’ailleurs de véritables avancées thérapeutiques) et beaucoup moins leurs témoignages, leurs vécus de malades. Il faut savoir leur poser les bonnes questions. Encore aujourd’hui, parler d’hallucinations ou de certaines perceptions corporelles encore incomprises est toujours tabou. Surtout s’il s’agit de parler de la sensation de présence d’une personne qui n’est pas là. Le tabou n’est pas que du côté du médecin, le patient aussi a du mal à témoigner. Il a peur de ne pas être pris au sérieux ou qu’on le croit fou ou encore d’inquiéter ses proches. Le médecin redoute les jugements de ses pairs qui pourraient y voir un manque de sérieux.

En France c’est le neurologue Gilles Fénelon qui a le mieux décrypté cet aspect du syndrome parkinsonien (voir la conférence au Collège de France : Hallucinations, illusions et sensations de présence au cours de la maladie de Parkinson). Et finalement c’est le malade de Parkinson qui est le témoin le mieux placé de ces manifestations qui sont pour lui quasi hebdomadaires. Bien mieux qu’une star de l’alpinisme, comme Reinhold Messner qui n’aura fait cette expérience qu’une fois ou deux dans sa vie. Comme d’autres alpinistes de haut niveau,en général lors d’ascensions himalayennes, il s’est senti accompagné par un autre alpiniste imaginaire lors de la fin d’une ascension.

Le cas des membres fantômes semble aujourd’hui plus acceptables, plus rationnels, plus scientifiques ?

Oui mais ce n’était pas le cas au XIXe siècle. La méfiance scientifique était alors la même qu’envers les sensations de présence qu’on commence seulement à étudier aujourd’hui. Cela fait très longtemps qu’on évoque les membres fantômes. Aristote, Descartes et surtout Ambroise Paré en parlaient déjà. Il faut attendre le XXe siècle pour lire des études scientifiques expliquant ces douleurs et la présence de ce membre fantôme grâce à des altérations des cartes corticales somatiques et motrices (qui comme des cartes géographiques localisent des processus cérébraux). Le membre fantôme m’intéresse car il est une des manifestations les plus signifiantes de la conscience de soi, de cette conscience corporelle. Il ne s’agit pas d’un bras aléatoire mais d’un bras précis, celui qui a disparu, le nôtre, d’une partie de notre intégrité corporelle. Il ne sert plus pour notre motricité mais il reste inscrit dans notre conscience. Il ne s’agit pas que de membres d’ailleurs. Le phénomène est très fréquent aussi après des mastectomies [ablation d’un sein, ndlr]. Et ce n’est pas seulement une sensation par rapport à une partie visible de son corps, c’est plus global aussi : il peut s’agir d’un organe comme la vessie ou du colon qu’on ne voit pas mais qui fait partie de notre corps fantôme, de notre schéma corporel.

Une expérience en laboratoire permet d’ailleurs d’illustrer en partie la problématique du membre fantôme et celle de la conscience de notre schéma corporel…

Lors de cette expérience, le membre fantôme est joué par un troisième bras en plastique posé sur une table devant le sujet, le vrai bras correspondant est caché derrière une cloison verticale. Le cerveau finit par identifier la fausse main comme réelle. Les actions sur cette main factice vont alors provoquer des sensations et des réflexes très réels sur la vraie main cachée derrière l’écran vertical. Cette troisième main est devenue un membre fantôme surnuméraire. C’est même l’exemple d’une intégration multisensorielle d’un membre fantôme factice. Cette faculté d’intégration que nous étudions en neurosciences pour étudier la conscience de soi.

Cela peut se produire chez des sujets sains ?

C’est ce qui m’intéresse le plus. On s’était déjà penché sur ces sensations de présence chez des sujets réputés sains, chez des montagnards de l’extrême comme Messner. Mais est-ce vraiment «normal» de grimper des sommets aussi inaccessibles ? De se retrouver à 8 000 mètres sans oxygène ? On relève des phénomènes d’hallucination chez 15 à 20% de la population. Cela m’a toujours intrigué. Quels sont les mécanismes cérébraux «normaux», non pathologiques qui mènent à de telles manifestations ?

«Le cerveau nous évite d’avoir plusieurs consciences de soi simultanées, sinon nous ne pourrions pas vivre.»

—  Olaf Blanke

C’est précisément ce sujet que vous étudiez dans votre laboratoire la conscience corporelle à l’école polytechnique de Lausanne ?

Avec mon équipe nous menons nos expériences sur des sujets sains, en général des chercheurs ou des étudiants de l’école. Je voulais qu’on établisse cette méthodologie. Nous nous sommes beaucoup aidés de la robotique. L’une des expériences les plus significatives est celle d’un sujet placé entre deux robots, un devant et un derrière. Il actionne celui de devant et dans le même temps celui de derrière reproduit les mêmes mouvements. Le sujet a ainsi l’impression de se toucher lui-même le dos. Mais il suffit qu’on désynchronise très légèrement les deux robots pour que le sujet ait la sensation d’une présence autre, derrière lui. Il a l’impression que quelqu’un d’autre lui touche le dos. Plus d’un tiers des sujets avait l’impression qu’on avait fait entrer une nouvelle personne dans la pièce. On a testé l’expérience sur plus de 800 personnes.

C’est un début d’étude de ce fantôme intérieur qu’est la conscience de soi ?

C’est le niveau le plus primaire. La conscience de soi est d’abord corporelle et sensorielle avant d’être intellectuelle, mémorielle, langagière. Elle est ressentie également par la plupart des animaux, pas seulement les singes : beaucoup de recherches restent à faire concernant la conscience de soi chez l’animal. Chez les humains, les bébés arrivent à se reconnaître dans le miroir entre 18 et 24 mois. Certains animaux ont aussi cette capacité. La conscience de soi passe aussi par le toucher, par la proprioception ou la motricité, elle ne passe pas que par l’audition ou la vue mais dépend d’une manière primordiale des stimuli corporels, somatiques et moteurs. Elle est multisensorielle.

Ces différentes représentations de mon corps arrivent séparées à mon cerveau. Certaines pourraient d’ailleurs donner lieu à des membres fantômes ou surnuméraires. Mais heureusement le cerveau fait fusionner les différentes représentations en une seule. Le cerveau nous évite d’avoir plusieurs consciences de soi simultanées, sinon nous ne pourrions pas vivre.

Pourrait-on rapprocher ce fantôme intérieur à des notions comme celles d’inconscient ou de subconscient ?

Oui si on considère que la grande majorité du traitement des informations est automatique, pas réfléchi. La plupart des signaux corporels sont intégrés par le cerveau de façon immédiate. Je n’ai pas besoin de réfléchir à ma position, que je sois debout ou assis, ce sont des données présentes et non conscientes. Ces données sensorielles sont conscientes par exemple lors de l’apprentissage : lorsque l’on apprend à marcher. Ou quand on décide consciemment d’en activer la conscience ou encore quand on est confronté aux stimulations conflictuelles spécifiques. Ce que nous étudions d’ailleurs en laboratoire.

Le cerveau n’est-il pas finalement un grand producteur de fantômes ? D’images de nous-mêmes ?

Il existe une expression très juste en anglais pour désigner cette question existentialiste : the ghost in the machine [l’esprit dans la machine]. C’est en effet un miracle que le cerveau parvient à créer ces images et cette représentation de nous-même. Le mystère réside dans la façon dont est généré ce fantôme. C’est sur ce mystère que nous travaillons en neurosciences grâce à des données biologiques et psychologiques. Etudier comment le locataire habite son enveloppe corporelle.




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