samedi 7 août 2021

«Les enfants revenus de Syrie appartiennent à la communauté nationale»

par Luc Mathieu et Willy Le Devin publié le 5 août 2021

Les juges Claire Paucher et Muriel Eglin se chargent des enfants de jihadistes qui reviennent en France. Depuis 2016, les magistrates tentent de trouver la meilleure façon de les accompagner, entre angoisses psychologiques et traumatismes physiques. 

C’est un dossier jugé toxique par l’Elysée et Emmanuel Macron. L’un de ceux qui sont tenus à distance, qui n’apparaissent pas dans les discours du Président. La France est l’un des pays européens les plus réticents à rapatrier de Syrie les enfants de jihadistes de l’Etat islamique. Au printemps 2019, leur retour était pourtant programmé. Une liste des services de renseignement intérieurs (DGSI, Direction générale de la sécurité intérieure) avait prévu des vols vers la France pour plus de 160 hommes, femmes et enfants français, comme l’avait révélé Libération.

Mais des sondages défavorables et une dégradation de la sécurité dans les camps ont fait reculer l’Elysée. Seuls 35 enfants, sur plus de 250, ont été rapatriés de Syrie, où certains sont parfois nés. La France ne peut en revanche s’opposer au retour de ceux qui sont en Turquie. Leurs parents, leur mère le plus souvent, les y ont emmenés après avoir fui la Syrie ou l’Irak, parfois après s’être échappé des camps syriens. Leur rapatriement se fait dans le cadre du protocole Cazeneuve, signé en septembre 2014, qui prévoit que les Français expulsés de Turquie soient pris en charge par des policiers français dès le vol qui les ramène en France. Les avions atterrissant à Roissy, ce sont les magistrats du tribunal de Bobigny (Seine-Saint-Denis) qui sont désignés pour suivre les enfants dès leur retour. Cinq juges, dont Claire Paucher et Muriel Eglin, présidente du tribunal pour enfants, gèrent aujourd’hui 78 dossiers.

Dans quel état sont les enfants lorsqu’ils arrivent en France ?

Muriel Eglin : Ce sont des enfants blessés. Ils ont vécu des situations traumatisantes quand ils étaient en Syrie ou en Irak à cause de la guerre, des bombardements, des conditions sanitaires extrêmement difficiles, du manque d’alimentation, d’eau, de soins. Certains qui étaient emprisonnés dans des camps avec leurs parents se sont enfuis en marchant très longtemps, assoiffés, avec l’angoisse des checkpoints et du voyage. Ils ont aussi perçu l’angoisse de leurs parents, ce qui est assez destructeur. En théorie, ce sont eux qui sont censés protéger les enfants. Quand eux-mêmes sont blessés, ont faim, soif, les enfants sont d’autant plus vulnérables. Ils sont aussi blessés par la séparation, parfois brutale, avec leurs parents.

Quel est le profil des enfants que vous suivez ?

Claire Paucher : Certains sont nés en France et ont été emmenés par leurs parents ou l’un de leurs parents. D’autres sont nés là-bas. La plupart sont très jeunes. Aujourd’hui, 40% de ceux que nous suivons ont encore moins de 6 ans, alors même que les premiers retours datent de 2016. Ils arrivent de Turquie, où ils ont été arrêtés avec leurs parents après avoir quitté la Syrie. Quelques-uns sont même nés là-bas, en centre de rétention, juste avant leur retour en France.

Comment leur retour se déroule-t-il ?

C.P. : Au début, les enfants étaient séparés de leur mère dès leur arrivée à l’aéroport de Roissy par les services de police, sans réelle préparation. Mais on s’est rendu compte que ces séparations étaient très douloureuses. Maintenant, le ou les parents remplissent des fiches sur les enfants durant les trois heures de vol qui les ramènent en France, avec les informations capitales pour la suite de la prise en charge : quelle langue parlent-ils ? Quel est leur niveau de langage, leur état de santé, leurs habitudes alimentaires ? Quand ils atterrissent, il y a un sas dans l’aéroport avec des travailleurs sociaux pour que les adultes passent les consignes et puissent dire au revoir à leurs enfants avant de partir en garde à vue et généralement en prison.

M.E. : Il y a également une équipe médicale à l’aéroport qui effectue un premier examen. S’il y a nécessité, on les hospitalise d’urgence. Sinon, ils sont placés au bout de quelques heures en familles d’accueil. Ce sont des situations d’urgence mais ces familles sont préparées. Cette expérience, autant pour elles que pour les services sociaux, s’est bâtie au fil du temps.

Pourquoi ne pas les confier à des membres de leur famille ?

M.E. : Avec le recul, on s’est rendu compte que les confier directement à leur famille élargie (oncle, tante, grands-parents) n’était pas la meilleure solution. En effet, ils ne sont pas toujours d’accord entre eux. Il peut, par exemple, y avoir des demandes concurrentes. L’autre risque, avec des placements de ce type, c’est la tentation de vouloir retrouver trop rapidement une forme de normalité et d’être dans la négation de l’ampleur des troubles des enfants. Avec cette idée en filigrane qu’avec une famille aimante, tout ira bien. Mais ce n’est pas vrai. Le risque principal est justement que l’on dise aux enfants «Ce n’est rien, oublie», alors qu’ils ont besoin que leurs parents ou les adultes autour d’eux reconnaissent ce qu’ils ont vécu. Il faut qu’ils puissent restituer leur histoire, ce qu’ils ont ressenti dans leur chair, ce qu’ils ont expérimenté. Et pour cela, il faut savoir comment réagir, comment avoir la bonne attitude. Les familles d’accueil sont supervisées par des professionnels et les enfants bénéficient d’un suivi éducatif et psychologique. Au niveau du département, c’est l’hôpital Avicenne [à Bobigny, ndlr] qui est habilité pour les soins psychologiques. Il aide aussi les familles d’accueil, notamment en organisant des groupes de parole.

Quand voyez-vous pour la première fois les enfants ?

C.P. : Le procureur est informé avant leur retour, prend une ordonnance de placement provisoire dès la descente d’avion et saisit un juge des enfants. Comme pour n’importe quel enfant en situation de danger, nous le voyons dans les quinze jours. Généralement, ils viennent avec leur éducateur de l’aide sociale à l’enfance. Et leurs parents sont extraits de prison. Un procureur et un greffier assistent à l’audience, ce qui n’est pas courant mais nous a aussi permis d’adapter la prise en charge en nous forgeant une expérience sur une problématique qui n’existait pas avant 2015.

Quel est l’objectif de cette première audience ?

M.E. : Quand les enfants sont en âge de comprendre, l’idée est de leur donner des repères en leur expliquant ce qui va se passer, ce à quoi ils doivent s’attendre. Ils ont vécu en situation d’insécurité totale, ils étaient incapables de se projeter, ils ne savaient pas de quoi le lendemain serait fait. En leur donnant des éléments de prévisibilité, on essaie de diminuer un peu leurs angoisses.

Et pour les parents ?

C.P. : L’objectif est de recueillir un maximum d’informations sur leur parcours et leurs conditions de vie là-bas. Ce n’est pas pareil de prendre en charge un enfant qui a été sous les bombes, qui a vu une partie de sa famille mourir, qui a assisté à des exactions, que de s’occuper d’un enfant qui a été relativement préservé en étant loin des zones de combat. Ces éléments seront utiles, non seulement à nous, pour décider par exemple à quel rythme nous allons établir des rencontres avec la famille, mais aussi aux services éducatifs et aux services de soin. Cela leur permettra de faire le lien avec les troubles des enfants, par exemple pourquoi il sursaute au moindre bruit, pourquoi il fait des cauchemars, a des problèmes d’énurésie, de sudation ou des difficultés à s’alimenter. Un avocat est systématiquement désigné pour représenter les intérêts des enfants. Certains l’ont toujours cinq ans après leur arrivée. C’est important que quelqu’un porte leur parole et puisse traduire dans la langue de la justice ce qu’ils ont à dire.

Ces cas d’enfants qui ont subi des traumatismes de guerre sont exceptionnels aujourd’hui. Avez-vous été formées ?

M.E. : Ce sont effectivement des contextes que nous ne connaissions pas. Nous nous sommes adaptées, comme d’ailleurs les autres intervenants. A Bobigny, nous nous sommes spécialisés, seuls cinq juges des enfants sur les seize que compte le tribunal traitent de ces situations. Nous avons insisté pour que prévale toujours la protection de l’enfance sur la dimension sécuritaire et avons participé à des réflexions nationales sur le sujet. Des formations sont organisées par l’Ecole nationale de la magistrature et la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), auxquelles nous contribuons. Et il y a des partages d’expériences informels entre les juges, mais aussi avec les services éducatifs, de la PJJ, de l’aide sociale à l’enfance (ASE). Des professionnels sont aujourd’hui formés à l’histoire de l’islam, de l’islamisme ou à la géopolitique. Des conférences ont été mises en place par l’hôpital Avicenne et le centre d’ethnopsychiatrie Georges-Devereux sur la prise en charge du traumatisme. Cela se passe aussi au niveau européen, avec des psychologues qui travaillent sur cette question du retour de zone de guerre et partagent les bonnes pratiques.

Quelles sont-elles ?

M.E. : Nous avons appris qu’il était essentiel que les enfants puissent rencontrer leurs parents, y compris en détention, et en étant accompagnés, pour éviter qu’ils soient sidérés, dans les pleurs, le regret, l’angoisse ou la peur. Il faut les aider, les orienter. Avec les adolescents notamment, pour les aider à formuler leurs questions et aider les parents à «accoucher» de réponses sur leurs choix de vie. Il se passe des choses émotionnelles très fortes et très importantes pour le développement ultérieur des enfants.

C.P. : Avec la crise sanitaire, nous avons dû faire face à encore plus d’embûches. Des vitres en Plexiglas ont été installées en détention et certains parents refusaient les rencontres car c’était trop dur de ne pas pouvoir étreindre les enfants. La visioconférence a parfois permis de maintenir le lien mais il y a eu des périodes entières pendant lesquelles il était impossible de tenir les parloirs.

Comment se passe leur entrée à l’école ?

M.E. : Certains sont très anxieux à cause de ce qu’ils ont vécu dans des camps, où il y avait beaucoup d’enfants. Même si ce n’est pas le même contexte, il leur faut parfois un temps d’adaptation. D’autres s’insèrent magnifiquement et sont des élèves modèles. Nous en avons qui sont devenus premiers de leur classe. En réalité, quand les enfants ne sont pas trop envahis par leurs difficultés, ils récupèrent et cela les motive encore plus. L’école de la République fonctionne.

Les enseignants sont-ils au courant de leur parcours ?

C.P. : Le plus souvent, non. Mais parfois oui, car les enfants peuvent en parler d’eux-mêmes. Nous faisons très attention à ce qu’ils n’aient pas une étiquette «enfant de terroriste», ce serait terrible pour eux. L’inspecteur d’académie est, lui, au courant. C’est lui qui choisit une école en fonction du domicile de la famille d’accueil. Il veille aussi à ce que les enfants rentrés de Syrie ou d’Irak ne soient pas regroupés.

Y a-t-il des problèmes particuliers de violence ?

M.E. : Non, pas plus qu’avec les autres enfants placés, ceux qui ont été victimes de maltraitances ou qui ont été abandonnés. Et s’il y a un problème, nous sommes immédiatement mis au courant car il y a une acuité particulière sur ce point du fait de leur passé récent. Nous observons également leur rapport avec les femmes, qui peut être un signe de l’endoctrinement qu’ils ont subi. Mais en général, il n’y a pas de problème particulier sur ces deux points. Il n’y a pas non plus de prévalence de la violence dans les cas que nous suivons. Ils sont élevés dans des familles d’accueil bienveillantes, ils comprennent que l’Etat, les institutions ne leur en veulent pas. Les interrogations concernant les enfants-soldats sont présentes dans les esprits des intervenants mais à ce stade, les observations réalisées ne suscitent pas d’inquiétudes.

Comment abordez-vous la question du terrorisme avec eux ?

M.E. : Tout dépend de leur âge. Nous n’utilisons pas les mêmes mots. Pour les tout-petits, les éducateurs parlent plutôt d’erreurs commises par leurs parents que d’attentats, de terrorisme ou d’islamisme. Les adolescents, eux, lisent les journaux sur les réseaux sociaux. Ils voient bien ce qui est dit de leur famille et ce que cela peut entraîner pour eux. Ce sont des enfants qui appartiennent à la communauté nationale et nous devons les traiter comme tels. C’est très douloureux parce qu’ils se sentent doublement victimes. Ils n’ont pas choisi d’aller là-bas, ils ne sont pas comptables de l’histoire de leurs parents. Ils disent eux-mêmes qu’ils ne sont pas assignés à cette histoire, cela leur permet aussi d’avancer.


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