mardi 10 août 2021

Le jour où… Sophie Germain est devenue la première mathématicienne décorée


 


par Lucas Biosca  publié le 9 août 2021

La mathématicienne devient la première femme à obtenir un prix de l’Académie des sciences dans une discipline à l’époque entièrement masculine. Contrainte un temps de se faire passer pour un homme, l’autodidacte n’a jamais été reconnue à sa juste valeur.

Ce lundi 8 janvier 1816, tout Paris ne parle que de ça. Un retour de Napoléon depuis Sainte-Hélène ? Le dernier vaudeville qui fait un malheur ? La mauvaise météo qui provoquera une disette cette année-là ? Non, une femme va recevoir pour la première fois un prix de la prestigieuse Académie des sciences pour ses travaux en mathématiques. Lors de la séance publique, sous le marbre et les dorures de l’Institut de France, Sophie Germain doit rejoindre officiellement les élites intellectuelles – et masculines – du pays. Une médaille en or d’un kilo, promise pour la résolution de ce problème sur la modélisation de la vibration des surfaces, l’y attend aussi. L’événement est suffisamment exceptionnel pour que des journaux généralistes y consacrent leurs pages.

«Virtuose d’un genre tout nouveau»

Le lendemain, le Journal des débats écrit ainsi : «La classe des sciences mathématiques et physiques de l’Institut a tenu aujourd’hui sa séance publique, devant une assemblée fort nombreuse qu’avait attirée sans doute le désir de voir une virtuose d’un genre tout nouveau, Mlle Sophie Germain, à qui le prix des lames élastiques devait être donné. L’attente du public a été trompée : cette dernière n’est point venue recevoir une palme que son sexe n’avait pu encore cueillir en France.»

Et pour cause, la mathématicienne de 39 ans a brillé par son absence. Elle ne s’en est jamais expliquée officiellement, et comme tout ce qui concerne Sophie Germain, de nombreux détails sont incertains, voire inconnus. Mais dans cette période où la place des femmes était encore régie par les hommes et le code civil napoléonien, certains avancent que les cartons d’invitation pour sa famille ont été «oubliés», et qu’elle a choisi de protester en séchant la cérémonie. Pour d’autres, «le pataquès autour de son genre l’agaçait. Elle savait que la plupart des gens présents à ce moment-là étaient attirés par le fait qu’elle soit une femme. Elle aurait voulu qu’on l’appelle Germain” et pas “Sophie Germain sans arrêt»,estime Sylvie Dodeller, journaliste et autrice du livre Sophie Germain, la femme cachée des mathématiques (l’Ecole des loisirs, 2020). Cet épisode illustre parfaitement le combat que Sophie Germain a dû mener pour avoir le droit de faire des mathématiques, et ce, depuis son plus jeune âge.

Née en 1776, cette fille d’un commerçant en soierie du centre de Paris, également député du tiers état, commence à s’intéresser aux mathématiques à 13 ans, en pleine Révolution française, en parcourant les livres de la bibliothèque paternelle. Les femmes étant censées se concentrer sur les tâches domestiques, voire, au mieux, faire la comptabilité du foyer, l’adolescente se forme à la discipline en autodidacte. Et pour lire Archimède ou Newton, les livres scientifiques n’étant pas traduits à l’époque, elle apprend aussi par elle-même le latin. Au début, son père s’oppose à l’idée que sa fille se plonge dans ce domaine. Cela ne décourage pas Sophie Germain, qui s’instruit en cachette la nuit, à la lumière de la bougie. Son géniteur fini par capituler quand il la découvre un matin, endormie sur un tas de feuilles de papier, engourdie par le froid.

A 18 ans, en 1794, Sophie Germain parvient à accéder aux cours de Polytechnique, qui vient tout juste d’être créée. Mais la prestigieuse école militaire étant réservée aux hommes – elle n’ouvrira son concours aux femmes qu’en 1972 –, pas question pour elle d’assister aux leçons en présentiel, ni d’obtenir un diplôme – ne pouvant pas s’inscrire officiellement à l’X. La jeune femme est contrainte d’emprunter le nom d’un étudiant masculin, Antoine Auguste Le Blanc. Un halo de mystère entoure la façon dont elle y est parvenue, que ce soit en prenant l’identité d’un autre élève ayant quitté l’établissement ou décédé, ou bien en travaillant avec lui.

Ce qui n’empêche pas l’un de ses professeurs, Joseph-Louis Lagrange, un des plus éminents savants de l’époque, de s’intéresser aux résolutions de problèmes proposées par cet étudiant prometteur. Les deux commencent à entretenir une relation épistolaire, et l’enseignant, impressionné par l’esprit d’Antoine Auguste Le Blanc, demande à le rencontrer. Lagrange reste coi lorsqu’il se rend compte qu’il a affaire à une jeune femme. La surprise passée, il décide néanmoins de la prendre sous son aile et devient son mentor.

«Dépasser les obstacles»

En se perfectionnant, Sophie Germain s’attache par la suite à une facette alors récente de l’arithmétique : la théorie des nombres (l’étude des propriétés des nombres entiers). «A une époque où, en France, on fait des mathématiques appliquées pour former des ingénieurs à l’armée ou à la construction d’infrastructures, elle choisit un domaine nouveau. C’est une discipline qui n’est pas déjà maîtrisée par les hommes. Elle se retrouve donc au même niveau que les autres mathématiciens», analyse Sylvie Dodeller.

Pour pousser ses recherches, la scientifique d’une vingtaine d’années découvre les théories de l’Allemand Carl Friedrich Gauss, l’un des plus grands esprits de l’époque. Elle commence à correspondre avec lui en 1804. Et pour «l’approcher», reprend son pseudonyme. Sophie Germain avance notamment de nouvelles idées pour résoudre un problème sur lequel ses condisciples se cassent les dents, qui, démontré trois décennies plus tard, deviendra le dernier théorème de Fermat. La jeune femme propose une méthode différente de celles explorées jusqu’alors, et un de ses résultats restera dans l’histoire comme le théorème de Sophie Germain.

Deux ans plus tard, Napoléon envahit la Prusse, et Sophie Germain, inquiète pour la sécurité de Gauss dans sa ville de Brunswick, demande à un haut gradé ami avec son père de le mettre en sécurité. Un soldat français se rend auprès du mathématicien pour le mettre à l’abri, et face à sa perplexité, lui répond qu’il est «sous la protection de Madame Sophie Germain». La supercherie est une nouvelle fois éventée. Ce qui n’empêche pas Gauss de se fendre d’une lettre remarquable pour remercier sa bienfaitrice. «Quand une personne du sexe qui, du fait de nos coutumes et préjugés, doit surmonter plus de difficultés que les hommes pour se familiariser avec ces épineuses questions, réussit néanmoins à dépasser ces obstacles… alors elle doit sans aucun doute posséder un noble courage, des talents extraordinaires et un esprit supérieur»,reconnaît le chercheur.

Dans les années 1810, un concours lancé par l’Académie des sciences attire l’attention de Germain, sur une nouvelle énigme rencontrée par les scientifiques : la modélisation mathématique de la vibration des matières. En clair, les maths appliquées à la physique. Pour y participer, on y présente des mémoires, de façon anonyme. De quoi mettre la scientifique sur la même ligne de départ que ses rivaux. Opiniâtre, elle s’y reprend à trois fois pour proposer une solution jugée satisfaisante par le jury, alors que quelques autres scientifiques qui avaient osé se frotter à l’équation avaient jeté l’éponge entre-temps.

Après cet épisode, son mémoire sur la théorie des surfaces élastiques n’est pas publié (elle le fera à compte d’auteur cinq ans plus tard, en 1821) et Sophie Germain doit encore attendre 1823 pour avoir le droit d’assister aux séances de l’Académie – seules les épouses des membres étaient tolérées.

«Accès à aucune sphère universitaire»

Ses travaux inspirent ensuite, en partie, les scientifiques qui planchent sur la construction de la tour Eiffel. Pourtant, une fois la Dame de fer érigée dans le ciel de Paris, son nom ne figure pas sur les frontons du monument, à côté de ceux des 72 savants considérés comme ayant fait avancer la science au XIXe siècle. Ni celui d’aucune femme, d’ailleurs.

«C’est difficile de savoir si Sophie Germain était un génie ou juste très douée. Je pense qu’elle était exceptionnelle, car elle est parvenue en autodidacte à avoir le même niveau que les plus brillants élèves de Polytechnique, puis des mathématiciens de son temps. Même si elle n’était pas performante dans tous les domaines. Elle a notamment été confrontée à un manque de connaissances et de pratique dans le domaine de l’analyse. Mais cela peut s’expliquer car, en tant que femme, elle n’avait accès à aucune sphère universitaire pour progresser», regrette Anne Boyé, présidente de l’association Femmes et mathématiques, et autrice du livre Je suis… Sophie Germain (Jacques André Editeur, 2017).

Se tenant à l’écart des grands bouleversements de son temps, la mathématicienne est restée vivre chez ses parents, puis chez ses sœurs, soutenue par sa famille. En 1829, on lui diagnostique un cancer du sein et elle s’éteint deux ans plus tard, à 55 ans.

«Malgré ce prix de l’Académie des sciences, on pouvait douter de l’importance de ce qu’elle avait fait. N’ayant pas pu publier beaucoup, elle était marginale dans le monde scientifique», note Anne Boyé. «Dans le courant du XXe siècle, on a retrouvé des manuscrits de Sophie Germain. On s’est rendu compte qu’elle avait écrit des choses qui auraient pu faire avancer l’histoire différemment, notamment sur le théorème de Fermat. Mais il a fallu la volonté de femmes et de certains hommes pour faire réémerger toutes ces femmes méconnues qui ont contribué à l’avancement des sciences. Si on ne cherche pas la femme, on ne la trouve pas», insiste celle qui est aussi historienne des mathématiques.

«Elle a forcé la porte d’entrée»

La vie romanesque de cette mathématicienne fait écho à «l’effet Matilda», théorie selon laquelle la portée des recherches des femmes scientifiques est souvent réduite en raison de leur genre, voire usurpée par des hommes travaillant à leurs côtés. On peut citer les cas de la biologiste Rosalind Franklin qui a permis l’observation de la structure de l’ADN, de la médecin Marthe Gautier ayant participé à la découverte de la trisomie 21 ou encore de la physicienne Lise Meitner sur la fission nucléaire.

Sophie Germain est inhumée au cimetière du Père-Lachaise, dans une tombe relativement discrète, aujourd’hui presque cachée par un grand arbre et la végétation. Son nom ne figure même pas dans la liste des personnalités sur le site internet de la célèbre nécropole.

Pourtant, une petite reconnaissance posthume vient doucement. Dans les années 1880, la première école primaire supérieure féminine de Paris est nommée en son honneur, dans l’enceinte du prestigieux lycée Charlemagne. Depuis 2003, l’Académie des sciences décerne également chaque année son «prix Sophie Germain», destiné à «couronner un chercheur ayant effectué un travail de recherche fondamentale en mathématiques».

En 2015, le nom de Sophie Germain est même proposé pour entrer au Panthéon. La demande est déposée par Anne-Yvonne Le Dain, alors députée socialiste de l’Hérault et ingénieure de formation, soutenue par plusieurs mathématiciens, dont Jean-Pierre Bourguignon (à l’époque président du Conseil européen de la recherche). Un échec. «Je n’ai jamais eu de réponse. Je pense que ça n’a pas abouti car François Hollande a panthéonisé des personnes qui avaient une image sociétale énorme [les résistants Germaine Tillion, Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Pierre Brossolette et Jean Zay, ndlr]. Ce qui n’est pas le cas pour Sophie Germain, puisque personne ne la connaît», admet l’ancienne élue.

La place dans l’histoire de cette mathématicienne, dont la carrière a été limitée par la pesanteur des usages de son époque, continue donc d’interroger, voire d’évoluer. «Avant le XXe siècle, je dirais que Sophie Germain a été l’une des grandes femmes de la France, au même titre qu’Olympe de Gouges, Louise Michel ou George Sand. Elle s’est battue contre son siècle pour être tolérée par le monde scientifique», insiste Anne-Yvonne Le Dain. Qui ne désespère pas :«Je regrette qu’elle ne soit pas entrée au Panthéon il y a quelques années, mais cette cause est peut-être davantage tendance actuellement car Sophie Germain a représenté une rupture épistémologique sur la place des femmes dans la société.»

Elle ne s’est ainsi jamais mariée. «Heureusement car son mari ne l’aurait pas laissé faire de maths. De toute façon, elle n’aurait pas trouvé d’époux, elle était anticonformiste et d’une détermination extraordinaire. Sophie Germain a forcé la porte d’entrée, à sa manière, en se cachant», expose Sylvie Dodeller. Il est d’ailleurs noté dans son certificat de décès qu’elle était «rentière», une femme ne pouvant travailler comme scientifique à l’époque. Poursuivie par son genre jusque dans la mort.


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