dimanche 8 août 2021

« Ça fait du bien de voir des vieux heureux » : au bal musette des quais de Seine

Par    Publié le 7 août 2021



Leur été s’étire d’avril à novembre. Depuis qu’ils ont trouvé leur repaire en extérieur au bon goût de souvenir des bals populaires, et où les visages sont démasqués depuis peu, il n’est pas question pour eux d’en perdre une miette. Ils ne disent plus leur âge, ou bien en sont fiers. Demain demeure la seule inconnue de ces anciens épris de liberté, bien décidés à embrasser le plaisir pur de chaque jour qui point.

La danse au corps, chaque samedi et chaque dimanche de leur été à rallonge, peu importe la couleur du ciel, ils se retrouvent sur le quai Saint-Bernard, en bord de Seine, dans le 5e arrondissement de Paris. Ici, ils disent habiter une vie qui leur correspond à nouveau, le temps d’une parenthèse enchantée. De 14 heures à 20 heures, côté jardin Tino-Rossi, au creux du petit amphithéâtre en plein air de l’alvéole dite « numéro 3 ».

Sur le sol de dalles lisses qui rend les pivots, pirouettes et flottements faciles comme sur un parquet de dancing, a lieu le bal populaire Rock et Musette, qui rassemble à nouveau et en moyenne 200 danseurs et spectateurs. Ce sont des vieux qui dansent la résistance.

Au bal populaire Rock et Musette, à Paris, le 31 juillet 2021.

« A notre époque, on dansait tout le temps à Paris, on allait au Moulin de la Galette, rue Lepic, on allait partout, la ville était plus gaie. » A 80 ans, Roland, « de la famille du rock », vient chercher ici « la nostalgie de l’après-guerre »« Pendant les “trente glorieuses”, on avait le droit de vivre le mieux. Nous, on n’avait pas l’emmerdement de trouver du boulot, on n’avait pas de téléphone portable, on était plus libres de vivre vraiment l’instant, en quelque sorte. On faisait notre boulot – c’était sérieux hein, ça rigolait pas –, mais après on allait s’amuser au bal. » Habitant de Gournay-sur-Marne, s’il faut faire vingt kilomètres ou même cinquante pour danser, Roland n’en a que faire, « je vais où ça danse », affirme ce « drogué de danse » depuis plus de soixante ans, qui refuse de rester devant sa télé, « là où on vieillit trois fois plus vite ».

Souliers ailés

Elles, portent des sandales, des escarpins, parfois à hauts talons, des nu-pieds, des chaussons de danse, des petites ballerines. Eux, sont en mocassins, chaussures bateau, en baskets confort à bulles d’air. Leurs souliers à tous semblent ailés. Leurs pas sont maîtrisés depuis tant d’années que certains s’abandonnent à fermer les yeux, d’autres à regarder le ciel et balayer la Seine du regard, ou à parler, parler, sans cesser de danser ni de rire.

Au bal populaire Rock et Musette, à Paris, le 31 juillet 2021.
Josiane et Maurice, 60 ans chacun, au bal populaire Rock et Musette, à Paris, le 31 juillet 2021.

Légers, ils et elles virevoltent, chaloupent et tourbillonnent, comme les volants des jupes à pois, des robes fleuries, des manches de chemisettes à carreaux. Champêtres et élégants, ils se font beaux pour soulever le couvercle de leur adolescence qu’ils goûtent ici, encore et encore, sur ces airs musicaux increvables du bal musette. Se dégage alors dans l’air une joie de vivre tellement palpable que ceux qui baguenaudent s’arrêtent automatiquement pour faire une pause et respirer ce qu’ils voient. Comme ce jeune passant, Marco, qui ne connaît « ni ces danses, ni ces musiques, ni ces gens », qui ne sait « pas quoi dire », mais qui se sent « vivant, en les regardant ».

Clothilde et ses copines retraitées dansent depuis plus de trente ans. Tous les week-ends, sur un groupe WhatsApp, elles choisissent un code vestimentaire. Pour ce dernier samedi du mois de juillet, c’est charleston. Pas encore à la retraite, Clothilde, la « diva du dancing depuis toujours », se moque que le rock musette soit « un truc de vieux » « C’est vrai, c’est pas à la mode, mais c’est super ! On adore ça. Dommage que les dancings ferment les uns après les autres et que les jeunes d’aujourd’hui soient passés à autre chose, il n’y aura pas de relève. »

Au bal populaire Rock et Musette, à Paris, le 31 juillet 2021.
Inès, 70 ans, secrétaire juridique à la retraite, danse avec Farid, 59 ans, au bal populaire Rock et Musette, à Paris, le 31 juillet 2021.

Les dancings ferment, mais, pour les accros du rétro, il subsiste encore quelques-unes de ces salles de danse – précurseuses des discothèques –, payantes et la plupart en intérieur, tels l’Intensive Danse, aux Olympiades, le Memphis, dans le 10arrondissement de Paris, le Chalet du lac, dans le bois de Vincennes, ou le Balajo, dans le 11arrondissement. Les jeunes ont changé de bord, mais aujourd’hui, deux jeunes femmes de 19 ans sont dans le décor. Iona avait prévu d’amener son amie Audrey à une soirée rock étudiant près de Châtelet, dans le 4e arrondissement.

La soirée annulée, le seul plan B trouvé sur Internet pour satisfaire leur désir de « danses à l’ancienne », c’était ici, au bal musette des quais de Seine. « Au début, on s’est dit qu’on ne resterait pas. Et puis, je ne sais pas, il y a un truc assez incroyable. C’est bienveillant et amical, ils nous apprennent et nous expliquent. Bon, par contre, on s’est dit que, du coup, on ne savait pas danser. » Elle sourit, et Audrey enchaîne : « On sait bouger, quoi. » Les deux jeunes femmes resteront jusqu’à la fin. « Et puis, ça fait du bien de voir des vieux heureux ! »

Iona Knybuhler, 19 ans, étudiante en biologie, au bal populaire Rock et Musette, à Paris, le 31 juillet 2021.
Au bal populaire Rock et Musette, à Paris, le 31 juillet 2021.

« Si je me relève à chaque fois, c’est grâce à la danse »

« Qu’est-ce que c’est la musette, au juste ? », demande une internaute sur l’un des groupes Facebook qui fédèrent cette joyeuse bande de vieux. « Nous utilisons ce terme pour mettre tout dedans – à tort, peut-être : valse, tango de salon, boléro, rumba, polka, marche, paso-doble, java, biguine, baion, calypso, boston, madison, tarentelle, kuduro, etc., mais aussi d’autres rythmes sur demande », répond Majid, administrateur de la page, organisateur et DJ de ces après-midi dansants en plein air : « Depuis deux ans, il n’y avait plus de musette à l’extérieur pour les retraités qui aiment ça. »

Cet ancien prof de maths de 70 ans a donc repris le flambeau cette année. « Je viens avec une enceinte, des batteries de rechange, parce qu’il faut tenir la longueur, deux ordinateurs pleins à craquer, des clés USB, bien sûr. » Son sourire est gai, et son regard doux lorsqu’il le pose sur « eux », qu’il « adore voir danser » « Ils sont contents ici. Ça ne veut pas dire qu’ils n’ont pas de soucis par ailleurs. Beaucoup sont veuves ou veufs, d’autres ont eu des cassures dans la vie. »

« J’adore, j’adore, j’adore. Si je me relève de la vie à chaque fois, c’est grâce à la danse. Parce qu’autrement, je lutte, je lutte, je lutte. » Ces deux dernières années, Jacqueline les a passées à l’hôpital, pour accompagner « vers la mort » son conjoint atteint d’un cancer. A 78 ans, Jacqueline parle vite et tape du pied en rythme, même quand elle ne danse pas. « J’ai besoin de bouger et de contact. Si je reste chez moi, les mauvaises idées arrivent. Je marche aussi, mais toute seule… alors qu’ici je ne suis jamais seule. » Elle attrape la main qu’on lui tend, et repart en piste.

Jean-Claude, 75 ans, avec Jacqueline, 78 ans, « et tous ses cheveux », au bal populaire Rock et Musette, à Paris, le 31 juillet 2021.

Majid est toujours assis à la même place, à côté de son installation sonore. Il papote avec qui veut et vient le voir, mais, autrement, il regarde. Il veille sur les affaires de chacun, « surveille les intrus » qui seraient tentés de voler, « ça arrive ». A l’extrême bord de la piste, à la frontière avec l’eau, il a tendu un câble, auquel peuvent être accrochés les sacs. La musique, c’est lui, et, même s’il accepte qu’on lui propose des morceaux, il refuse « catégoriquement » une playlist imposée.

Les bonbons à la menthe mis à disposition des danseurs dans une boîte sur la marche au-dessous de l’enceinte, c’est lui aussi. Il n’ose expliquer la chose : « C’est la tradition. Et puis, entre les danses, vous savez, pour se rafraîchir disons… »

Vieux matous et valseuses

17 h 10, une valse s’éteint. Cesare* s’approche, essoufflé : « Mon petit bichon, donne-moi ma canne. » « Tiens v’là l’Italien », dit Majid. « Vénitien, s’il te plaît ! », rectifie l’arrière-grand-père, qui, index en l’air – « attends, attends », fait-il, l’oreille tendue –, plaque finalement sa canne et succombe à l’appel d’une tarentelle, qu’il n’avait pas entendue venir.

Majid, 70 ans, assure la programmation musicale chaque week-end, « même quand il pleut », au bal populaire Rock et Musette, à Paris, le 31 juillet 2021.
La cagnotte pour Majid, l'organisateur du bal, et les traditionnels bonbons à la menthe mis à la disposition des danseurs, au bal populaire Rock et Musette, à Paris, le 31 juillet 2021.

Un petit chapeau de fortune est destiné à « la participation ». Pendant les courtes pauses, des danseurs le font tourner. A ceux qui dansent, à ceux qui regardent. Majid est gêné par cette quête. Pour Claire, qui organise les sessions rock à côté et danse un peu de musette aujourd’hui, c’est normal : « Quand on va au dancing, c’est 14 euros l’entrée, sans les consommations. Ici, c’est gratuit, on peut bien participer. »Pour Majid, environ 80 euros sont réunis à chaque fin de session. « C’est gentil », dit celui qui ne danse plus. « Mon seul rapport avec la danse qu’il me reste, c’est eux. Un peu le tango argentin, mais eux, surtout. » Cesare le Vénitien s’assoit pour de bon, cette fois-ci :

« Depuis le 11 novembre, je suis tout seul chez moi, et je m’emmerde royalement. Au début, je venais un peu pour draguer, mais bon, ça ne se fait pas tellement ici. Tout à l’heure, il y a une femme qui est venue m’inviter à danser, je lui ai dit que je ne savais pas danser. Oh, j’ai fait l’imbécile, tu sais, ça marche parfois ! Tu sais danser, toi ? »

Au bal populaire Rock et Musette, à Paris, le 31 juillet 2021.

La danse est un milieu « très propice à la drague », selon Clothilde. « Mais, ici, on se connaît tous, on ne se courtise pas », ajoute celle qui porte un bandeau charleston à la plume rouge. 
« Il se peut qu’il y ait des rencontres », dit Majid dans un sourire, en bon spectateur privilégié qu’il est de ces rapports hommes-femmes, parfois bon enfant, parfois dans la séduction. « Mais ce n’est pas systématique », convient-t-il. « Ils ont 60-70 ans, ils connaissent les trucs, tu vois ce que je veux dire ? »

Jean-Claude, « un vieux matou du 8 novembre 1945 », « drague pour rire, mais parfois, ça mord ». Sa came à lui, « dans toute [sa] triste vie », c’est Tina Turner, Wilson Pickett, Gerard Joling. « Ecoute-les, tu vas tomber à la renverse », glisse celui qui se dit « plus mélomane que danseur », et qui s’est déjà envolé au bras d’une valseuse.

De la drague, « il y en a dans les clubs de seniors, comme partout ! », renchérit Jacqueline, qui à son tour fait une pause, assise jambes croisées sur les marches de l’alvéole :

« C’est pas méchant non plus, c’est à nous de dire qu’on n’est pas intéressées. C’est pas pour me vanter, mais bon, moi, je me fais quand même souvent draguer. Ici, c’est différent. On est en bande, entre amis, en famille presque, celle qu’on a choisie du moins. On se respecte. Moi, je choisis mes cavaliers. Surtout ceux qui m’apprennent des nouveaux pas. »

Tessy et Clothilde entourent DJ Franck, le fondateur du bal musette, sur le quai Saint-Bernard, à Paris, le 31 juillet 2021.

« Juste profiter de l’instant »

Un septuagénaire bien connu du lieu fait une apparition discrète vers 18 heures, et s’installe à côté de Majid. C’est DJ Franck, le premier à avoir organisé ces musettes en extérieur en 2017. C’est avec sa compagne, Gigi, qu’ils ont aussi institué les danses en ligne, pratiquées en groupe côte à côte, et les uns derrière les autres : « Il n’y avait que du rock, de la salsa et du tango sur les quais de Seine, alors qu’au bord de la Marne la musette était partout. » Ce fan de James Brown a toujours dansé. Aujourd’hui, c’est la première fois qu’il revient depuis deux ans. Mais Franck ne danse plus : « Ma compagne est malade. Tant qu’elle le sera, je ne danserai pas. » Son œil triste met fin à la discussion.

Cette année, le Port autonome de Paris et la Mairie avaient donné leur autorisation pour le déroulé de ces « animations dansantes dans l’espace public ». Mais, au dernier moment, le 2 juillet, la préfecture de police s’est dite défavorable à cet événement qui présente un risque de « troubles à l’ordre et à la tranquillité publics », de « chute dans la Seine des participants ou de spectateurs alcoolisés » et « d’incitation au non-respect des gestes barrières ».

Il est vrai qu’ici s’éclipsent les masques et que la gestuelle n’est pas barrière. Bernard, 79 ans, a commencé sa retraite avec le tarot et le bridge. Mais, ce qu’il veut, « c’est le dépaysement total », et la danse, il en est « mordu ». Ainsi, c’est ici qu’il passe son temps. De plus, quand il danse, il discute : « Et quand [il] discute, [il veut] savoir, par exemple, qui est vacciné, qui ne l’est pas, pourquoi. » Il le sait, mais « je ne vous montrerai pas les antivax ». Majid temporise sur l’avis de la préfecture :

« Les policiers nous connaissent, ils sont tolérants. Quelquefois, ils nous demandent d’arrêter, alors on arrête, mais on recommence ; quelquefois, ils nous menacent de saisir le matériel. On joue un peu au chat et à la souris. » 

Bernard, 79 ans, au bal populaire Rock et Musette, à Paris, le 31 juillet 2021.

« Personne ne boit d’alcool ici, c’est ça qui est bien ! » Pour Gérard, l’esprit des danseurs, « c’est la liberté à tout prix ». A 63 ans, il vient ici tous les week-ends, pour « s’assurer de bien dormir la nuit, éviter de s’ennuyer, et faire du sport, car la danse, ça maintient ! ». Là, le plaisir se prend sans artifice : « Il faut juste profiter de l’instant, parce que, mine de rien, on ne sait jamais combien il nous reste, à nous, les vieux. » Vers 19 heures, le soleil se retire sous les nuages, qui lâchent quelques gouttes. Majid couvre sa sono, quelques parapluies s’ouvrent sur la piste, mais c’est tout. Cette perturbation ne perturbe à vrai dire personne. Une danseuse en profite pour suggérer un morceau : Jerusalema, version accordéon musette. C’est accepté, et parti pour une danse de groupe. C’est alors que le soleil perce, et Franck, qui disait avec ses yeux tristes ne plus vouloir danser, se laisse emporter par la foule.

Hélène, 60 ans, et Gérard, 63 ans, au bal populaire Rock et Musette, à Paris, le 31 juillet 2021.
* Le prénom suivi d’un astérisque a été modifié.


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