mercredi 4 août 2021

Au Maroc, les petits cultivateurs de marijuana craignent d’être les perdants de la légalisation

Par Publié le 02 août 2021 

« Afrique, les batailles du cannabis » (1/6). Dans le pays considéré comme le plus grand producteur au monde, une loi ouvre la voie à la culture du cannabis à usage thérapeutique. Dans le Rif, les paysans ont peur de subir la concurrence de puissants investisseurs.

La camionnette peine à gravir la route défoncée qui serpente dans les montagnes. Au détour d’un virage, à plus de 1 500 mètres d’altitude, on manque passer par-dessus bord. Younès, au volant, éclate de rire : pareil périple ne l’effraie pas, il connaît l’endroit mieux que personne. Au bout d’une centaine de kilomètres, la camionnette s’arrête enfin dans un décor verdoyant. Les plantations de kif, le nom local du cannabis, s’étendent à perte de vue. C’est ici, dans la région d’Issaguen, au cœur du Rif marocain, que se concentre probablement la plus grande production de la planète.

On s’attend à voir débarquer des hommes en armes et des trafiquants avec des chaînes en or, comme au cinéma. Younès, un quadragénaire à la carrure de colosse, s’esclaffe à nouveau. Dans ces hautes vallées du Rif, il n’y a ni milices, ni narcos reclus dans leurs villas, mais des paysans tels que lui, habitués à récolter le cannabis à la main, selon une technique artisanale transmise de père en fils depuis le XVIe siècle.

Le Maroc veut se positionner sur un marché en croissance de 60 % au niveau européen, d’après le ministère de l’intérieur

En ce temps-là, le kif était consommé sous forme de feuilles de cannabis séchées et fumées dans des pipes en bois. Depuis les années 1970, avec l’arrivée des hippies au Maroc et l’explosion de la demande en Europe, les cultivateurs transforment les feuilles en résine de cannabis, vendue ensuite sous forme de barrettes. Ce business rapporte gros : plus de 19 milliards d’euros de bénéfices par an, à en croire une étude publiée en 2020 par le réseau indépendant Initiative mondiale contre la criminalité transnationale organisée.

Ces gains profitent en grande partie à l’étranger. Les cultivateurs de la ville d’Issaguen et de sa voisine Ketama n’en recueillent que les miettes. La plupart vivent dans la précarité et dans la crainte d’être arrêtés. Car si la culture du cannabis est tolérée par les autorités, moyennant souvent corruption, elle est illégale. Du moins pour l’instant… En mars, le royaume a brisé un tabou en lançant un processus de légalisation : le gouvernement a validé un projet de loi autorisant cette culture à des fins thérapeutiques et industrielles. Le pays veut se positionner sur un marché en croissance de 60 % au niveau européen d’après le ministère de l’intérieur, qui porte le projet. Alors qu’ils perçoivent seulement « 4 % du chiffre d’affaires final dans le circuit illégal », les cultivateurs (entre 90 000 et 140 000) pourraient percevoir 12 % dans le marché légal, promet le ministère.

Cette fois, Younès ne rit plus. Il sait combien la question de la légalisation est cruciale pour cette région enclavée, historiquement frondeuse et marginalisée. Cela fait longtemps qu’un geste du gouvernement est espéré ici. D’où la méfiance des paysans vis-à-vis de cette loi, source de bien des interrogations. « Qui me dit qu’elle ne va pas profiter à des hommes d’affaires issus d’autres régions ou à des lobbys pharmaceutiques étrangers ? »

Le texte doit encore préciser les volumes et la teneur en tétrahydrocannabinol (THC, la molécule à l’origine des effets psychotropes) autorisés, et surtout délimiter les zones où la culture sera légale. Pour la sociologue Kenza Afsahi, chercheuse au Centre Emile-Durkheim (CNRS), « la démarche du projet est sincère, et soutient une agriculture plus durable, des droits pour les cultivateurs ou de meilleurs revenus, mais le processus sera long et complexe, y compris parce que le marché légal va devoir coexister avec le marché illégal ». De fait, les besoins pour l’usage thérapeutique étant estimés à environ 10 % de la demande, beaucoup continueront à produire et à consommer du cannabis à usage non médical sans accompagnement ni contrôle.

Une demande en baisse

En mai, Omar Balafrej, parlementaire de la Fédération de la gauche démocratique, a proposé un amendement pour accorder une amnistie aux cultivateurs recherchés par les autorités, mais celui-ci n’a pas été voté. « Par manque de courage politique !, s’indigne-t-il. Tous les parlementaires espèrent cette amnistie, qui est dans leurs prérogatives, mais n’osent pas l’exercer. Ils attendent que ça vienne du roi, sous forme de grâce»

Les cultivateurs pourront en outre s’organiser en coopératives pour produire les dérivés du cannabis et défendre leurs droits. « C’est une bonne loi, une loi de rupture, résume cet élu de l’opposition. Le Maroc est le premier producteur mondial, il aurait dû être précurseur et légaliser dans les années 1970. Mais on s’est fait avoir par les pays développés. Depuis des décennies, c’est en Europe que la valeur ajoutée se fait, au détriment de nos agriculteurs. »

D’année en année, la situation de ces « petites mains » se détériore. « Le travail est pénible, l’environnement se dégrade », se lamente Younès. Cet homme au crâne rasé, père de quatre enfants, possède des lopins de terre éparpillés dans la montagne. Dans ses champs, des tuyaux d’irrigation rudimentaires arrosent les plants. Toute la famille, femmes comprises, est mise à contribution pour le travail, avant et après la récolte.

Ensuite, la production est vendue à des acheteurs venus d’Europe ou à des intermédiaires chargés de la distribution sur le vieux continent. Pour un petit producteur, les gains sont limités : 19 000 euros, en 2020, dans le cas de Younès. Une somme dont il faut déduire les coûts de production et la part réservée aux autorités locales. Au final, cela fait un maigre salaire…

Voilà plus d’un an que les briques de haschich s’accumulent dans la baraque en tôle qui sert d’entrepôt à Younès. La lutte contre le trafic, la concurrence du marché européen, la dépénalisation dans certains pays et, plus récemment, la crise sanitaire ont fait baisser la demande et entraîné une chute du prix du kilo (entre 200 et 1 000 euros selon la qualité du produit).

Un enjeu diplomatique

Autorisée au début du XXe siècle, dans des zones dites de « tolérance » avant d’être interdite puis réprimée sous Hassan II, la culture du cannabis est un secret de Polichinelle au Maroc, doublé d’un enjeu diplomatique. Ainsi peut-il arriver que, sous la pression internationale, des champs soient détruits. Entre 2003 et 2011, les cultures dans le Rif ont été réduites de 134 000 hectares à 47 500 hectares, d’après une étude publiée en 2015 par l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT).

Les paysans locaux doivent aussi affronter une concurrence agressive, liée à l’introduction au Maroc de variétés hybrides importées d’Europe ou d’Amérique, au taux de THC plus fort et aux rendements plus élevés à court terme. « Ces cultures intensives, gourmandes en eau et en intrants chimiques, ont asséché les nappes phréatiques et créé une dépendance des agriculteurs au marché international des semences, gratuites auparavant, indique la sociologue Kenza Afsahi. Les variétés locales [appelées beldiya], plus adaptées à l’environnement, ont subi une érosion avec la massification des hybrides modernes. Or elles font partie du patrimoine national : il est urgent de les protéger et de les valoriser. »

A Issaguen, les paysans craignent une « guerre de l’eau » avec les gros producteurs. « Ils sont en train de détruire l’environnement », déplore Younès, en désignant un champ immense, à flanc de montagne. Là-haut, un système d’irrigation au goutte-à-goutte abreuve les plants. Les propriétaires de ces vastes surfaces sont des Rifains installés en Europe. Grâce à des investissements massifs, ils utilisent des techniques de pointe pour produire les dernières variétés à la mode.

C’est à ces riches émigrés qu’en veut Mohamed, un jeune saisonnier. A ces hommes qui investissent sur la Costa del Sol et blanchissent leurs bénéfices dans les complexes immobiliers à Tanger ou sur la côte Atlantique, laissant la région dépourvue d’infrastructures. Mohamed en veut aussi au gouvernement, parce qu’il n’a jamais étudié et qu’il gagne moins de 10 euros par jour. « Le cannabis thérapeutique ne va pas nous rendre millionnaires », souffle-t-il, assis dans un café, un endroit à la façade délabrée où les jeunes du coin fument du kif pour oublier le chômage.


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