samedi 24 juillet 2021

Témoignage Au 116 006, numéro d’écoute des victimes : «On ne peut pas juste raccrocher et passer à autre chose»

par Blandine Lavignon   publié le 20 juillet 2021

Alors que le ministère de la Justice a renoncé à réduire le temps d’écoute du numéro d’aide aux victimes, la polémique a mis en lumière un métier mal connu, celui d’écoutant.

«Est-ce que vos enfants ont déjà évoqué avec vous des attouchements ?» questionne Nathalie Ravier, d’une voix calme et posée. Casque et oreillettes branchés, elle scrute son écran d’ordinateur en faisant défiler la liste des associations régionales. La femme à l’autre bout de la ligne appelle après avoir découvert que son beau-père consultait des sites pédopornographiques, elle s’inquiète pour ses enfants. Nathalie est écoutante au 116 006, gérée par l’association France Victimes. Ce numéro, créé il y a vingt ans sous l’impulsion de Robert Badinter, vise à venir en aide à toute personne victime de violences, accidents, catastrophes naturelles… la liste est longue.

Récemment, la ligne a été au centre d’une polémique. Tous les quatre ans, le marché public d’exploitation du numéro fait l’objet d’un renouvellement. Le nouvel appel d’offres du ministère de la Justice prévoyait de réduire le temps d’écoute à six minutes, sous peine de pénalités financières. Cette réduction du temps d’écoute était justifiée par un calcul du gouvernement, qui estime que 80 % des appels sont inférieurs à six minutes. Sous la pression des associations, l’exécutif a finalement fait marche arrière le 13 juillet.

Ecouter n’est pas inné

Nathalie consigne méthodiquement chaque appel dans une fiche du logiciel de l’association. Des milliers de fragments de vie qui témoignent des nombreuses heures d’écoute attentive de la part de la quinquagénaire. Etre au bout du fil, ce n’est pas seulement entendre. C’est écouter, et cela n’est pas inné. «On apprend à respecter les temps de silence, les temps d’émotion, explique Nathalie. L’écoute que j’ai aujourd’hui n’est pas celle que j’avais quand je suis arrivée. Je ne savais pas écouter.» Ce jour-là, ils sont trois écoutants. Disponible sept jours sur sept, de 9 heures à 19 heures, le 116 006 reçoit plus de 40 000 appels par an. Si la majorité des victimes joignent le numéro avant toute démarche judiciaire, d’autres contactent le 116 006 en dernier recours, comme cette maire d’un village du sud de la France, qui désespère de ne pouvoir reloger d’urgence un adolescent menacé par des trafiquants de drogue.

Dans cet open space du Xe arrondissement de Paris rythmé par les sonneries téléphoniques, une table jonchée de friandises, des peintures décoratives et d’affiches d’associations se côtoient dans un joyeux désordre. Nathalie, chemisier noir et yeux rieurs derrière son masque, jongle entre appels et mails avec l’aisance de l’habitude. «C’est un vrai métier», affirme cette juriste qui admet avoir eu peur de s’ennuyer lorsqu’elle a rejoint l’association. D’abord secrétaire d’un cabinet d’avocat, elle reprend à 27 ans des études de droit à Paris. Elle doit finalement quitter la capitale et change de voie. «Je ne connaissais pas du tout l’aide aux victimes, j’ai vu des annonces d’associations locales», raconte Nathalie.

«On fait vraiment ce métier parce qu’on l’aime.»

—  Nathalie, écoutante de France Victimes

Quelque 130 associations sont fédérées au sein du réseau France Victimes et conventionnées par le ministère de la Justice. Celle qui a toujours eu «un petit côté social» intègre l’une d’entre elles avant de revenir travailler en région parisienne en 2018. France Victimes cherche alors des écoutants pour le 116 006, qui oriente les victimes vers des associations et des services spécifiques à chaque situation. Nathalie, qui, avant de postuler, «ne savai[t] pas trop ce que c’était», trouve la mission «passionnant[e]». Mais ce travail la contraint jusque dans sa vie personnelle : elle habite en Picardie et fait trois heures de voiture par jour pour se rendre au bureau. «Vivre en dehors de Paris, c’est aussi une question financière. On fait vraiment ce métier parce qu’on l’aime mais on est mal payé» : de l’ordre de 1 700 euros brut.

«On peut se sentir vraiment impuissants»

Comme ses collègues, elle a été formée aux techniques d’écoute.«Certains appels sont très durs, quand la personne pleure au téléphone, ne parle pas pendant plusieurs minutes…» glisse Nathalie. Souvent, les gens se confondent en excuses. Alors Nathalie met un point d’honneur à leur affirmer son respect des émotions. Pourtant, lorsque ce sont des siennes dont on parle, elle entremêle ses mains et esquisse un sourire gêné. Elle marque un temps d’arrêt : «Pour certains appels, on ne peut pas juste raccrocher et passer à autre chose.» Surtout, précise la quinquagénaire, pour les violences conjugales, les agressions sexuelles et les histoires de mineurs.

Autre difficulté : ne pas pouvoir directement aider les victimes. Gérés par le ministère de la Justice, certains transferts d’appels dépassent les compétences de la fédération. Des appels de plaintes adressés au ministère sont ainsi redirigés vers le 116 006. Nathalie raconte également que le numéro est communiqué par l’administration pénitentiaire aux détenus, alors que France Victimes n’a quasiment pas de liens avec des associations pouvant se rendre en prison. «On peut se sentir vraiment impuissants», souffle l’écoutante.

«Il ne faut pas se voiler la face, il y a parfois des ratés, notamment dans le suivi des appels.»

—  Nathalie, écoutante de France Victimes

Parfois, les écoutants reçoivent des insultes, les appelants les taxent de «bons à rien». Au début, Nathalie trouvait ça dur, remettait en question sa façon de travailler. Pour celle qui a commencé sur le terrain, la distance imposée par le téléphone doit être apprivoisée. Dernièrement, une mineure a appelé pour des violences de la part de son père, une histoire très dure. «J’y ai repensé, je me suis demandé si la gamine avait été placée», souligne Nathalie, qui se dit confiante dans le système, mais estime qu’«il ne faut pas se voiler la face, il y a parfois des ratés, notamment dans le suivi des appels».

Au détriment de la qualité

Nathalie ne parle pas beaucoup de son métier avec ses amis – «tout le monde n’est pas en capacité d’entendre ce genre de choses» – mais les échanges entre collègues, très fréquents, sont essentiels. Ces moments sont parfois plus légers, entre les appels «marrants» et les demandes «farfelues». Ce matin-là, le téléphone sonne à plusieurs reprises : à l’autre bout du fil, un homme, qui dit ressentir des brûlures et exige d’être exorcisé sur-le-champ. «Nous ne sommes pas un service d’exorcisme», ne cesse de répéter l’écoutant, à demi amusé. Longtemps, un autre homme les appelait tous les jours : «Il se présentait comme Jésus, nous disait sa petite citation du jour, puis raccrochait.»

La potentielle limitation du temps d’écoute a fait bondir Nathalie. En 2020, 52,3 % des appels ont été traités en plus de six minutes. L’écoutante regrette que le ministère, qui octroie 28 millions d’euros à l’association, souhaite faire primer le nombre d’appels traités au détriment de leur qualité. «Notre métier n’est finalement pas assez connu, le ministère devrait venir faire de l’écoute chez nous !» sourit Nathalie.


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