lundi 5 juillet 2021

Tchao patron.Démissions à gogo aux États-Unis

Un nombre record d’Américains ont quitté volontairement leur emploi au mois de mai. Révolution dans le monde du travail ou simple ajustement post-pandémie ?

Démissionner est à la mode, ces temps-ci. En mai, un record a été battu aux États-Unis avec un nombre de départs volontaires jamais atteint depuis le début du siècle, selon le Bureau des statistiques du travail : sur cent personnes employées dans les hôtels, les restaurants, les bars et les magasins, cinq ont renoncé à leur emploi.

Les personnes touchant un bas salaire ne sont pas les seules à vouloir prendre la porte. En mai, plus de 700 000 personnes appartenant à la catégorie “services professionnels et commerciaux”, qui regroupe essentiellement des cols blancs, sont parties – c’est le chiffre mensuel le plus élevé de tous les temps. Dans tous les secteurs et tous les métiers, quatre salariés sur dix déclarent songer à quitter leur emploi actuel [selon des chiffres cités par Microsoft].

Pourquoi cette explosion de départs ? D’après une théorie, la relation entre employés et patrons est en train de connaître un changement fondamental qui pourrait avoir des implications profondes pour l’avenir du travail. Sur toute l’échelle des revenus, les travailleurs ont de nouvelles raisons de dire à leur boss d’aller se faire voir. Les personnes ayant des petits salaires et qui avaient perçu des allocations de chômage exceptionnelles [dans le cadre du plan de relance] pendant la pandémie constatent peut-être, en reprenant leur emploi, qu’elles ne sont pas assez payées. Elles tapent du poing sur la table, contraignant les restaurants et les boutiques de vêtements à augmenter les salaires pour garder leur personnel.

De leur côté, les cols blancs se disent surchargés de travail ou épuisés après cette année éprouvante de pandémie et présentent de nouvelles revendications à leur direction. D’après un sondage réalisé récemment par Morning Consult pour Bloomberg, près de la moitié des salariés de moins de 40 ans déclarent qu’ils pourraient quitter leur emploi s’ils n’ont pas le droit de travailler chez eux au moins une partie du temps. Vu le nombre de démissions, il semble bien que ce ne soit pas du bluff.

Les salariés à haut revenus – ceux qui ont la cornée brûlée par des millions de visioconférences sur Zoom et le dos ruiné à force d’avoir utilisé le canapé comme fauteuil de bureau – ont accumulé un bon paquet d’économies en cette année de tragédie existentielle. Démissionner est pour eux une façon de célébrer la fragilité de l’existence devant une peur cosmique. Bref : Yolo [You only live once, “On ne vit qu’une fois”].

Laisser tomber est mal vu dans la vie – c’est signe de pessimisme, de paresse et de manque de confiance. Laisser tomber son travail en revanche, c’est l’inverse : optimisme pour l’avenir, envie de faire quelque chose de nouveau et certitude que, si on quitte le navire, on ne se noiera pas mais que l’on se retrouvera sur un bateau meilleur, plus riche.

Cet été des démissions augure peut-être de quelque chose de plus grand : un nouvel âge d’or, non seulement pour les travailleurs mais aussi pour la diffusion de la technologie et la productivité. Songez à la dernière fois que vous êtes allé au restaurant (un secteur où les salaires augmentent rapidement). Si les choses se sont passées comme pour moi, vous avez commandé en scannant un code QR et non en discutant avec le serveur. Le restaurant vous a servi un repas classique, alors qu’il avait moins de personnel que d’habitude. Reproduisez cela dans toute l’économie, et vous avez des employés mieux payés qui travaillent avec l’informatique pour servir les clients plus efficacement. C’est peut-être bien ce qui est en train d’arriver : la productivité du travail augmente à une vitesse jamais vue depuis plus de vingt ans.

Le début de quelque chose de merveilleux

Comme l’explique le blogueur et chroniqueur spécialisé en économie Noah Smith, nous considérons souvent les robots et les travailleurs comme des ennemis jurés. Mais le pouvoir des travailleurs et la productivité générée par la technologie pourraient aller de pair. Dans un cercle vertueux, des salaires plus élevés peuvent inciter les employeurs à automatiser certaines tâches. Le pouvoir des travailleurs alimente les gains de productivité, l’ensemble de l’économie devient plus riche, donc les gens dépensent plus d’argent, ce qui crée des emplois. Dans cette vision rose, nous nous trouvons au début de quelque chose de merveilleux : une ère d’augmentation des salaires, de croissance de la productivité et d’élévation du niveau de vie pour tout le monde.

Si cette séquence provoque une révolution véritable et durable pour les droits des travailleurs, ce ne sera pas la première fois qu’une catastrophe accouche d’un progrès. Comme je l’écrivais l’année dernière“une crise majeure peut révéler ce qui ne marche plus et donner à une nouvelle génération de dirigeants la possibilité de construire quelque chose de mieux” – souvent de façon inattendue. Le grand incendie de Chicago de 1871 a contribué à l’invention du gratte-ciel moderne, le blizzard de la côte Est de 1888 a débouché sur le premier métro américain. Dans la phrase “La pandémie de Covid-19 a tué 600 000 personnes et modifié le paradigme du pouvoir des travailleurs”, le rapport de cause à effet n’est pas évident. Mais nos réactions à une catastrophe changent parfois le monde d’une façon qui était difficile à prévoir.

Un blocage a sauté

Mais peut-être qu’il ne s’agit pas d’une révolution. Peut-être est-ce juste une illusion. Le nombre de démissions annuelles avait plongé de 500 000 en 2020, ce qui laisse entendre que des gens qui, sans la pandémie, seraient partis, se sont accrochés à un boulot qu’ils n’aimaient pas. La multiplication des démissions n’est pas nécessairement la preuve d’un changement de paradigme. C’est peut-être plutôt le signe qu’un blocage a sauté : la pandémie avait empêché toutes sortes d’activités normales – boire un cocktail, louer une voiture, quitter un boulot merdique –, et voilà qu’elles se retrouvent possibles.

La Maison-Blanche semble avoir bien perçu cette dynamique. Un message posté récemment sur le blog du Council of Economic Advisers [Conseil des conseillers économiques, qui assiste le président américain] rappelle que les statistiques risquent de disjoncter cet été. Nombre de commentateurs considèrent qu’il ne faut pas tirer de grandes conclusions pour l’avenir. Adam Ozimek, l’économiste en chef de [la plateforme Internet de recrutement de travailleurs indépendants] Upwork, m’a confié :

Tout cela est en grande partie un mirage. Je crois que la Maison-Blanche est bien plus réaliste que le commentateur de gauche moyen en ce moment.”

Il est difficile de faire des prévisions, non seulement parce que l’avenir est difficile à voir, mais aussi parce que le présent est difficile à appréhender. Les chiffres des démissions sont peut-être un signe avant-coureur que les travailleurs reprennent du poil de la bête après des décennies de stagnation des salaires et de démantèlement du droit du travail.

À moins qu’il ne s’agisse que d’une brève anomalie statistique dans une économie plutôt agitée.

Comment concilier ces deux hypothèses ? La réponse est peut-être : continuez simplement à faire ce que vous faites. Les décideurs politiques devraient faire comme si le marché du travail avait une belle marge de manœuvre, parce que c’est le cas. Et les employeurs devraient, tout en cherchant une technologie complémentaire, payer leur personnel davantage, parce qu’ils le peuvent.


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