mardi 6 juillet 2021

La justice confrontée à la crise profonde de l’expertise psychiatrique

Par   Publié le 6 juillet 2021

Chargés d’évaluer le discernement de l’auteur d’un crime lors des faits, les psychiatres sont de moins en moins nombreux à accepter de participer aux procédures judiciaires, qui leur donnent pourtant un rôle croissant. Résultat, les délais augmentent et la qualité des expertises diminue.

Distribution des repas dans l’unité pour malades difficiles (UMD) de Montfavet, à Avignon (Vaucluse), le 29 juin.

Leurs noms parlent peu au grand public, mais ils sont des figures des tribunaux. Daniel Zagury, Paul Bensussan, Roland Coutanceau… Ce sont les experts psychiatres qui aident notamment la justice à déterminer si une personne doit être considérée comme responsable ou non de ses actes au moment d’un crime. Et la question est souvent sensible.

Récemment, l’affaire Sarah Halimi est venue le souligner. Dans le cas de cette Parisienne de 65 ans, défenestrée en 2017 par un voisin, la justice a conclu à l’irresponsabilité du meurtrier, Kobili Traoré, déclenchant une polémique, l’antisémitisme du crime passant derrière les « bouffées délirantes » décrites par les experts. La mobilisation de sept psychiatres – décrivant les mêmes symptômes mais pas tous favorables à l’irresponsabilité – n’a donc pas suffi à éteindre l’incendie.

Pourtant, au jour le jour, peu d’affaires criminelles bénéficient d’un tel luxe. La justice est même confrontée à une crise sans précédent de l’expertise psychiatrique.

Un simple constat arithmétique permet d’en prendre la mesure. D’un côté, le recours par les tribunaux aux expertises avant les procès ou dans le cadre des aménagements de peine ne cesse de croître. Selon le ministère de la justice, 49 148 expertises psychiatriques ont été réalisées en 2020. De l’autre, les experts se font rares : 356 psychiatres sont aujourd’hui inscrits sur les listes des cours d’appel. Ils étaient 537 en 2012, et 800 en 2007.

Une rémunération insuffisante

La conséquence de cet effet de ciseaux est double, avec des délais qui s’allongent pour obtenir une expertise et une qualité qui est moins au rendez-vous.

« Quand je suis arrivée en 2013 au tribunal de Boulogne-sur-Mer [Pas-de-Calais], la liste des experts psychiatres de la cour d’appel de Douai [Nord] faisait quatre pages, elle tient désormais sur moins d’une page », observe Marion Cackel, aujourd’hui juge d’instruction à Lille. « Nous avons des dossiers bloqués depuis deux ans à l’instruction car l’expertise n’a pas encore été faite », affirme celle qui est par ailleurs présidente de l’Association française des magistrats instructeurs (AFMI). Parmi les trois experts avec lesquels travaillent les magistrats lillois, un seul accepte, par exemple, de se rendre en maison d’arrêt pour y rencontrer les détenus.

La crise de la psychiatrie en France n’explique pas tout. Il y a une problématique spécifique liée à la justice. Pour Jean Sol, sénateur (Les Républicains) des Pyrénées-orientales, « l’expertise psychiatrique est en danger, on ne peut plus faire l’économie d’une réforme dédiée ». Il a signé, en mars, avec son collègue des Alpes-de-Haute-Provence Jean-Yves Roux (Parti radical de gauche) un rapport d’information sur l’expertise psychiatrique et psychologique en matière pénale pour le compte de la commission des affaires sociales et de la commission des lois du Sénat. Le tableau est alarmant.

L’attrition du vivier d’experts aurait deux origines. Les sénateurs pointent d’abord l’absence de module de formation spécifique à l’expertise criminologique et judiciaire dans les cursus universitaires. « Le niveau de formation est de moins en moins adapté aux exigences de l’exercice », écrivent-ils. Un constat inquiétant au regard de leur influence croissante sur le cours de la justice.

Mais surtout, et cela n’a rien de nouveau, la rémunération de ces expertises est considérée depuis des années comme étant à la fois insuffisante dans ses montants et inadaptée dans ses modalités. De nombreux psychiatres ont tout simplement arrêté de travailler avec la justice dont les missions sont tarifées au forfait, indépendamment de la complexité du cas à traiter et du temps passé. Le ministère de la justice souligne néanmoins que le budget de l’expertise psychiatrique augmente régulièrement. Mais c’est en raison de la hausse du nombre d’expertises, pas de la hausse de leur rémunération…

Principe de précaution

Le recours obligatoire à l’expertise psychiatrique avant jugement a été étendu au fil des ans à de nombreux domaines dans le code de procédure pénale, en matière de viols, d’agressions sexuelles, de corruption de mineurs, de détention de photos ou de vidéos pédopornographiques, etc. L’objectif de ces expertises est d’évaluer l’opportunité d’une injonction de soins dans le cadre d’un suivi socio-judiciaire qui pourra être ordonné en complément d’une peine. « Si cela ne tenait qu’à nous, on ferait deux fois moins d’expertises psy, proteste la présidente de l’AFMI. On n’a pas besoin d’une expertise pour savoir qu’une obligation de soin est nécessaire pour un individu qui passe ses soirées à télécharger des films pédopornographiques. »

Les expertises qui sont le plus disputées au cours de l’instruction portent sur la question du discernement de l’auteur d’un crime et donc sur la question de sa responsabilité pénale. Elles font l’objet de demandes de contre-expertise de la part du parquet, de la personne mise en cause ou des parties civiles.

« L’augmentation continue de la demande d’expertises est en partie le fruit d’un exercice moins serein de la fonction judiciaire par les juges », notent les sénateurs Sol et Roux dans leur rapport. En principe, les juges ne sont pas liés par les conclusions des experts, la psychiatrie étant loin d’être une science exacte, mais ceux qui s’en affranchissent prennent le risque de se le voir reprocher. Pour le ministère de la justice, l’une des explications de l’explosion des demandes d’expertises résiderait dans la volonté des magistrats instructeurs de sécuriser l’information judiciaire. Une sorte de principe de précaution serait à l’œuvre.

Le rapport sénatorial observe à cet égard « une dérive de l’expertise psychiatrique pré-sentencielle [avant le procès] qui ne déduit pas toujours comme elle le devrait d’un constat irréfutable de maladie mentale l’abolition du discernement du commettant »Dans ce cas, les experts retiennent une simple altération du discernement.

Des demandes « redondantes et chronophages »

Magistrats et psychiatres répondraient ainsi « à la préférence marquée de l’opinion publique pour l’enfermement carcéral des malades mentaux criminels par rapport à une option strictement thérapeutique ». Ce qui n’est pas sans conséquence sur la proportion de personnes atteintes de troubles psychiatriques dans les prisons.

Dans ce contexte, les attentes ont également évolué. L’expert est appelé de plus en plus à se prononcer sur la dangerosité de l’individu et le risque de récidive, plutôt que sur la seule question de son discernement et de son accessibilité à une sanction pénale. « On est confronté à la folie dans nos cabinets. Je dois mettre en examen des personnes qui ne comprennent rien à ce que je leur dis, leur notifier leurs droits par exemple de faire des demandes d’actes ou de nullités. C’est aberrant », s’offusque Mme Cackel.

Autre phénomène constaté par les sénateurs, le développement des expertises post-sentencielles pour les aménagements de peines et la mise en place des suivis socio-judiciaires. Demandées par les juges de l’application des peines, toutes ne résultent pas d’une obligation légale. Selon le rapport de MM. Sol et Roux, de nombreux psychiatres jugent ces demandes d’expertises « nombreuses, redondantes et chronophages ».

Selon le Syndicat national des experts psychiatres et psychologues, le délai moyen pour réaliser la première expertise en maison d’arrêt est entre trois et six mois après la demande par le juge d’instruction. Or, note Jean Sol, « plus l’expertise sera réalisée dans un temps rapproché de l’acte commis, meilleure elle sera ».

Le Sénat a ainsi voté, le 25 mai dans le cadre d’une proposition de loi sur l’irresponsabilité pénale, l’obligation d’effectuer la première expertise dans un délai de deux mois. Dans les conditions actuelles, cela ressemble à un vœu pieu. Ce texte ne devrait pas prospérer, puisque c’est le projet de loi du ministre de la justice sur l’irresponsabilité pénale qui sera déposé en septembre sur le bureau de l’Assemblée nationale.


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