lundi 5 juillet 2021

La « critical race theory », nouvel avatar de la guerre culturelle aux Etats-Unis

Par    Publié le 02 juillet 2021 




Depuis peu, dans les écoles de Caroline du Nord, les professeurs n’ont plus le droit d’enseigner que les Etats-Unis ont été créés par les « membres d’une race ou d’un sexe particuliers pour opprimer les membres d’une autre race ou d’un autre sexe ». Leurs collègues de l’Idaho, eux, ont interdiction d’affirmer que « les individus, en vertu de leur race, de leur sexe, de leur religion, de leur ethnicité ou de leur couleur sont par nature responsables des actions commises dans le passé par des personnes de la même race, du même sexe, de la même ethnicité ou de la même couleur ». Dans l’Etat de Rhode Island, une proposition de loi défendue par des élus de la minorité républicaine entend proscrire des salles de classe l’affirmation selon laquelle les Etats-Unis sont « fondamentalement racistes ou sexistes ».

Ces enseignements avaient-ils voix au chapitre avant que ces nouvelles législations ne viennent s’immiscer dans le contenu des cours ? Sans doute pas en ces termes. Mais les élus conservateurs ont estimé la menace suffisamment proche pour vouloir protéger les enfants d’une idéologie jugée « venimeuse » et résumée à la hâte sous l’obscur acronyme CRT, pour critical race theory« La CRT vise à trouver du racisme dans chaque recoin des Etats-Unis », s’est ainsi lamentée l’élue de Rhode Island Patricia Morgan en présentant son texte. Mu par les mêmes craintes, Don Jones, un élu local de l’Ohio, a renchéri : « La critical race theory est dangereuse et fondamentalement mauvaise. Les élèves[blancs] ne devraient pas avoir à “interroger leur blancheur” ou à “examiner leurs privilèges” ».

Résolument engagés dans cette nouvelle bataille identitaire, une quinzaine d’Etats ont adopté ces dernières semaines – ou s’efforcent de faire approuver – des textes visant à limiter les discussions sur les questions raciales dans les écoles. Unis dans leur combat, les conservateurs ont désigné un ennemi commun avec un cri de ralliement unique : haro sur la CRT ! Partout dans le pays, des mouvements proches du Parti républicain ont fait éclore des associations de parents prompts à manifester leur colère et leurs peurs devant les responsables locaux de l’éducation.

Bannir les formations « à l’égalité raciale et à la diversité »

Le niveau fédéral n’est pas en reste. En mai, une trentaine d’élus républicains de la Chambre des représentants ont présenté un projet de loi, explicitement intitulé Stop CRT Act, visant à bannir les formations « à l’égalité raciale et à la diversité » dispensées aux employés fédéraux. L’un des porteurs du projet, l’élu de Caroline du Nord Dan Bishop, a ainsi justifié l’urgence et la nécessité d’une telle mesure : « La critical race theory est une idéologie clivante qui menace d’empoisonner la psyché américaine. Pour le salut du futur de nos enfants, nous devons mettre un terme à ces efforts pour éliminer la vérité sur la fondation de notre pays. »

Le 15 juin, le leader de la minorité républicaine au Sénat, Mitch McConnell, a, à son tour, déploré devant ses collègues « les efforts du ministère de l’éducation pour promouvoir la CRT dans les écoles publiques et satisfaire les sensibilités “woke” [dérivé de « awake » (« éveillé »)]». Et, sans craindre l’outrance, le sénateur républicain du Texas Ted Cruz s’est emporté, le 18 juin : « La CRT est un mensonge et aussi raciste qu’un membre du Ku Klux Klan en [robe et cagoule]blanches. »

En dépit des dénégations des responsables du monde éducatif, assurant que la CRT en tant que telle n’est pas enseignée, un groupe pro-Donald Trump, mené par un ancien conseiller de l’ex-président, Stephen Miller, a demandé au ministère de l’éducation de lui fournir les documents démontrant « l’introduction de la CRT dans les programmes scolaires », jugeant que « cet endoctrinement fanatique visait à détruire les institutions et les piliers de la société ».

Cette offensive concertée, jusque dans le choix des mots, ne doit rien au hasard. Elle s’inscrit dans l’élan impulsé lors de la dernière campagne présidentielle par Donald Trump sur les questions identitaires.

Au terme d’une année 2020 marquée par des manifestations sans précédent contre le racisme et la réémergence des questions raciales dans le débat public, le président de l’Amérique blanche a donné le ton. Soucieux de contrer « la croisade contre l’histoire américaine, la propagande toxique, le poison idéologique », il s’en est pris à la CRT et au 1619 Project, un travail de recherche multimédia publié par le New York Times, récompensé en 2020 par le prix Pulitzer du commentaire politique. Non exempt de critiques de la part d’historiens, cet ensemble de ressources entendait montrer le poids de l’esclavage sur l’histoire américaine depuis l’arrivée du premier esclave sur la Côte est, en 1619. En réponse, la Commission 1776 (date de la révolution américaine) créée par M. Trump espérait au contraire promouvoir « l’enseignement patriotique ». Son rapport remis en janvier a été moqué pour ses biais idéologiques.

« Propagande »

Déterminé à mobiliser ses électeurs sur ce nouveau front ouvert dans la guerre culturelle menée contre ses adversaires libéraux, le président républicain avait aussi demandé à son administration de supprimer les budgets consacrés « aux formations à la CRT, au “privilège blanc” ou toute autre propagande enseignant ou suggérant que les Etats-Unis sont un pays raciste et mauvais par nature ». Le décret s’appuyait sur des articles de presse relayant des témoignages de fonctionnaires à qui il aurait été enseigné que « pratiquement tous les Blancs contribuent au racisme ».

Dès son arrivée au pouvoir, en janvier, le président Joe Biden a mis un terme à ces initiatives. Rompant clairement avec son prédécesseur, le démocrate a reconnu, le 1er juin, à Tulsa(Oklahoma), lieu de l’un des plus importants lynchages de l’histoire américaine, en 1921, que ce type de drame avait été permis par « un racisme systématiquement inscrit dans nos lois et notre culture », qui a « encore un impact aujourd’hui ». Une analyse à mille lieues des « anti-CRT ».

S’ils comprennent les soubassements politiques et idéologiques qui ont fait de la critical race theory la bête noire des élus républicains, nombre d’intellectuels, d’historiens, de spécialistes des sciences de l’éducation s’étonnent de cette fixation sur une notion forgée dans les années 1970 et 1980 dans le domaine du droit.

S’inspirant de la théorie critique, une approche de la philosophie sociale qui entend mettre en question les structures de pouvoir, la CRT s’efforçait alors de montrer que, malgré les avancées obtenues par la lutte pour les droits civiques, le racisme et la ségrégation n’avaient pas été éradiqués de la société, notamment parce que les lois et les structures existantes perpétuaient les discriminations.

Changer le cadre juridique

Critique, cette approche universitaire en partie influencée par une vision marxiste du monde, considère en effet que le racisme est une caractéristique « normale » de la société, telle qu’elle est organisée. Partant du principe que les discriminations raciales ne sont pas le fait de préjugés individuels, les chercheurs les lient au contraire à un « système » global. La question centrale que pose la critical race theory revient donc à travailler sur les moyens de changer le cadre juridique, voire institutionnel, pour mettre fin à ces inégalités.

Débordant de cette approche initiale, la CRT – davantage champ d’étude que théorie au sens propre – s’est élargie à d’autres domaines de recherche, notamment au féminisme. L’une de ses théoriciennes, Kimberlé Crenshaw, va, dans les années 1990, lui adjoindre le terme désormais popularisé d’« intersectionnalité », compris comme l’accumulation des discriminations dont est victime une personne en fonction de son origine ethnique ou sociale et de son genre.

« La CRT interroge le rôle de la race et du racisme dans la société », résume Janel George, professeure à Georgetown University, spécialiste des questions d’égalité et d’éducation. « Elle critique la manière dont la construction sociale des races et le racisme institutionnalisé perpétuent un système de castes qui relègue les gens de couleur dans les couches inférieures de la société. Elle rejette l’idée que les incidents racistes constituent une aberration du système, mais qu’ils sont au contraire la manifestation d’un racisme systémique », expliquait-elle, en janvier, dans la revue de l’association des avocats américains.

« L’esclavage n’est pas une aberration de l’histoire américaine ; il est au cœur de notre histoire, un événement majeur, fondateur » 
David Blight, historien

Cette approche universitaire et globale n’est évidemment pas enseignée telle quelle dans les quelque 98 000 établissements scolaires publics du pays. Il reste cependant difficile, voire impossible, de savoir à quel point la CRT influencerait les enseignements. Les programmes scolaires, inégaux selon les Etats, qui ont leur mot à dire dans leur confection, abordent bien l’esclavage et les lois ségrégationnistes en vigueur jusqu’aux années 1960, mais la plupart se contentent d’une approche factuelle, sans mise en perspective sur la société actuelle.

En 2018, une enquête réalisée par l’organisation de gauche Southern Poverty Law Center sur l’enseignement de l’histoire constatait que l’esclavage était « mal enseigné » et qu’en conséquence les élèves ne mesuraient pas son importance dans la formation du pays et son impact actuel sur les relations entre communautés. Pourtant, insistait le professeur David Blight, spécialiste reconnu des études afro-américaines à l’université Yale (Connecticut), en introduction de cette étude, même si l’enseignement de l’histoire ne doit pas être « une chronique de la honte et de l’oppression (…), l’esclavage n’est pas une aberration de l’histoire américaine ; il est au cœur de notre histoire, un événement majeur, fondateur ».

Le rapport notait que nombre d’enseignants (blancs à plus de 80 %) n’étaient pas à l’aise pour aborder les questions raciales et, au chapitre de l’esclavage, préféraient mettre l’accent sur les abolitionnistes et l’émancipation des Noirs. Le rapport soulignait par ailleurs des choix pédagogiques discutables : des reconstitutions de ventes d’esclaves en classe, des devoirs demandant aux élèves de donner « trois bonnes raisons de maintenir l’esclavage »

Combattre les préjugés et les discriminations

Régulièrement, les programmes sont amendés. Mais « sans changement radical », assure Jazmyne Owens, chercheuse au think tank New America, spécialiste des questions d’éducation. La nouveauté réside davantage dans l’émergence des « formations à la diversité et à l’inclusion », introduites ces dernières années dans les écoles et les entreprises pour combattre les préjugés et les discriminations. Ces pratiques hétéroclites, qui abordent parfois le sujet de manière maladroite ou radicale, sont fustigées par des groupes conservateurs, qui les lient directement à la CRT. Pour Kimberlé Crenshaw (qui n’a pas répondu à nos sollicitations), elles ne sont qu’un prétexte. « La campagne contre la CRT consiste à critiquer les méthodes visant à lutter contre le racisme structurel plutôt que de s’attaquer au racisme structurel », a-t-elle expliqué dans le New Yorker, le 18 juin.

« Ceux qui critiquent la CRT confondent plusieurs notions : les formations à l’antiracisme, à la diversité ou à l’inclusion, le 1619 Project…, explique aussi Mme Owens. Or, la CRT n’est en aucun cas une discipline en soi ou un moyen de blâmer telle ou telle partie de la population. Elle appelle les Américains à s’interroger sur la manière dont le suprémacisme blanc est ancré dans notre pays. » La chercheuse conçoit qu’une telle approche « constitue un défi pour tous et soit difficile à admettre pour certains ».

Parce qu’elle affirme que le racisme n’est pas une relique du passé et que le « privilège blanc » est une réalité persistante, la CRT heurte frontalement une partie de l’opinion publique américaine

De fait, parce qu’elle affirme que le racisme n’est pas une relique du passé et que le « privilège blanc » est une réalité persistante, la CRT heurte frontalement une partie de l’opinion publique américaine, rétive à la notion de « racisme systémique ». Cette catégorie de la population, blanche, conservatrice, déstabilisée par la diversité culturelle et ethnique croissante de la société reste attachée à une vision WASP (White Anglo-Saxon Protestant) de l’histoire américaine. Leurs attaques contre la CRT dénoncent tour à tour une approche « intolérante, antiaméricaine, anti-Blancs, clivante, non patriotique ».

En première ligne dans la lutte contre « l’endoctrinement »des élèves et « la promotion de programmes nocifs »,l’association Parents Defending Education déplore aussi « l’essentialisme », qui consiste à enseigner aux élèves « que les Blancs sont privilégiés par nature et que les Noirs sont opprimés par nature ». Elle s’inquiète que de telles affirmations amènent les jeunes à avoir « honte de leurs caractéristiques physiques ».

Dans un rapport intitulé CRT, la nouvelle intolérance et son emprise sur l’Amérique, publié en décembre 2020 par le think tank conservateur The Heritage Foundation, Jonathan Butcher et Mike Gonzalez soulignent, eux, l’approche « marxiste » de la CRT et sa vision d’« une société composée d’oppresseurs et d’opprimés ». Ils s’inquiètent surtout de la propagation de cette théorie dans toutes les strates de la société. « L’année 2020, avec ses manifestations et ses émeutes [dans la foulée de la mort de George Floyd, en mai] – de même qu’avec l’acceptation massive par les médias, les sportifs, les entreprises, les universitaires que l’Amérique est irrémédiablement raciste et doit se réformer – a fait la preuve que les enseignements de la CRT avaient quitté leur tour d’ivoire. » Et de désigner le « jargon » des théoriciens de la CRT, regrettant que des termes comme « micro-agressions »ou « privilège blanc » aient « infiltré les médias et la conscience collective du pays ».

Attaques tous azimuts

Dans cette même veine, l’association Parents Defending Education s’insurge : « Désormais, demander à quelqu’un quelles sont ses origines peut être considéré comme une micro-agression. »

Certains libéraux s’inquiètent d’ailleurs que l’accent mis sur les questions raciales ou les excès d’une « woke culture », tendant à éliminer du débat public toute parole susceptible de heurter une catégorie de personnes, n’encouragent les conservateurs dans leurs attaques tous azimuts. Albert Broussard, professeur d’histoire afro-américaine à l’université du Texas et auteur de manuels scolaires, lui, relativise. « Dans les années 1980, lorsque l’enseignement de l’histoire a davantage fait de place à l’histoire afro-américaine, on a été accusés de “political correctness”. Aujourd’hui, face à l’enseignement sur les questions raciales, certains parlent de “woke culture”. Ce sont de vieux arguments qui reviennent à la surface : les courants conservateurs ont tendance à critiquer ce qui ne correspond pas à leur vision du monde. »

Autre point d’attaque des anti-CRT : ses grilles d’analyse remettraient en cause la notion de méritocratie chère au mythe américain, fondé sur l’idée que « tous les hommes ont été créés égaux », que tous disposent des mêmes opportunités et qu’il est de la responsabilité individuelle de chacun d’en tirer profit. Cette vision idéalisée de l’exceptionnalisme américain est battue en brèche par deux cents ans d’esclavage, suivis d’un siècle de lois ségrégationnistes qui ont maintenu un fossé économique, social et culturel entre les différentes communautés. « La CRT montre que les différences dans les performances scolaires [entre les Noirs et les Blancs] sont avant tout le résultat d’un système éducatif qui a produit et reproduit les inégalités raciales dès l’origine », détaille, à titre d’exemple, Mme Owens.

Mais la parole des chercheurs et des éducateurs a bien du mal à se frayer un chemin sur un territoire hautement politisé. « Parmi les élus qui fustigent la CRT, 99 % ne savent pas exactement de quoi il s’agit. Par cette offensive, ils s’efforcent avant tout de regagner la maîtrise du récit historique. Leurs accusations sont largement dictées par des considérations politiques », avance M. Broussard. Interrogé à l’automne 2020, M. Blight relevait aussi une « politisation de l’histoire du pays depuis plusieurs années, dans les programmes scolaires, les livres, le devoir de mémoire ou le choix des monuments ». 

« Blanchir » l’histoire

« La peur que suscite la CRT repose sur une incompréhension de ce que recouvre ce terme », veut croire aussi Mme Owens. « Les conservateurs en ont fait un terme fourre-tout, mais leur agenda politique est clair : changer la manière dont on parle du racisme à l’école et tenter de “blanchir” l’histoire en proposant un récit inexact du rôle de l’esclavage dans l’identité du pays. » Une majorité d’Américains ne semblent pas les suivre sur ce terrain : selon un sondage du Pew Research Center de juin 2019, 63 % d’entre eux estiment en effet que l’héritage de l’esclavage continue d’avoir des effets « importants » ou « plutôt importants » sur la situation actuelle des Noirs dans la société.

Dans ce contexte, s’en prendre à la CRT relève d’un choix stratégique. Le terme est assez vague et peu connu des Américains pour être employé avec autorité par des responsables politiques et les médias conservateurs. « La CRT est le “méchant” parfait », a expliqué dans la presse américaine le journaliste et essayiste conservateur Christopher Rufo, dont la croisade anti-CRT sur la chaîne Fox News a attiré l’attention de Donald Trump en septembre 2020. Selon lui, pour une partie de la classe moyenne américaine, chaque terme de l’expression critical race theory évoque une idée « hostile, universitaire, clivante, obsédée par la question raciale, élitiste… »

Une analyse récente de Media Matters of America, organisation de gauche spécialisée dans le décryptage des médias, montre que l’utilisation de l’acronyme CRT a connu une explosion sur Fox News depuis janvier 2021, tandis que l’expression est quasi absente des chaînes libérales CNN et MSNBC. Un Américain sur quatre affirme avoir déjà « beaucoup » entendu ce terme, selon un sondage de YouGov publié en juin. Et parmi eux, un peu plus de la moitié seulement ont « une bonne idée » de ce qu’il recouvre. Pourtant, 55 % d’entre eux estiment qu’« enseigner la CRT à l’école est mauvais pour l’Amérique ». Mais les résultats ne laissent aucun doute sur la politisation du débat : 94 % des électeurs de Donald Trump partagent cet avis, contre 7 % seulement de ceux qui se sont prononcés pour Joe Biden.

Acronyme diabolisé

Les effets réels des lois portées par les républicains restent encore à démontrer – certaines pourraient être entravées par des recours déposés au nom de la liberté d’expression –, mais le clivage observé au sein de la population constitue néanmoins un début de victoire pour les conservateurs. Grâce à ces attaques concertées et à une focalisation sur un acronyme désormais diabolisé, les élus et médias conservateurs sont parvenus, en quelques mois, à faire de l’enseignement et des discussions sur les questions raciales un objet de controverses.

Le sujet a même largement débordé les frontières du monde scolaire. La puissante Southern Baptist Church, la plus large dénomination protestante dans le pays avec 14 millions de membres, a récemment été déstabilisée par ce débat. Cette Eglise, créée en partie pour défendre l’esclavage dans les Etats du Sud, oscille traditionnellement entre repentance et fidélité à son héritage ; mais, en décembre 2020, tout en condamnant « le racisme sous toutes ses formes », les instances ont estimé que la reconnaissance d’un racisme systémique, tel que décrit par la CRT, allait un peu loin et était « incompatible avec la foi baptiste », suscitant le départ de pasteurs et communautés afro-américains.

Ce type de controverse identitaire, qui pourrait devenir un point focal de la campagne pour les élections de mi-mandat en 2022, s’ancre dans un climat politique favorable, encore marqué par un mandat présidentiel traversé de crispations.

Les polémiques sur le déboulonnage des statues célébrant des personnages engagés dans la guerre de Sécession aux côtés des confédérés dans les Etats esclavagistes du sud des Etats-Unis ont émaillé les années Trump et relancé le débat sur la lecture partisane de cette page majeure de l’histoire américaine. Dans le même temps, le suprémacisme blanc à l’œuvre dans les contre-manifestations organisées pour défendre cet « héritage » a bénéficié des ambiguïtés de l’ancien président américain sur le sujet.

« La mort de Floyd a fait bouger les lignes »

Plus encore, le meurtre de George Floyd par un policier blanc, en mai 2020, et les protestations d’ampleur inédite qu’il a suscitées contre le racisme et la violence de la police ont favorisé un examen de conscience d’une grande partie de la population, notamment blanche, sur les questions raciales. Jamais depuis les années 1960 et la lutte pour les droits des Afro-Américains, l’Amérique ne s’était ainsi collectivement penchée sur les effets toujours prégnants de la ségrégation sur la société.

« La mort de Floyd a fait bouger les lignes sur la compréhension du racisme, et de nombreux Américains se sont sentis prêts à aborder la question du “racisme systémique” », constate Mme Owens. Contrecoup inévitable : pour d’autres, cette prise de conscience a surtout signifié une perte de contrôle sur le récit historique partagé par la frange conservatrice du pays.

« Aujourd’hui, les jeunes veulent comprendre pourquoi leur pays connaît toujours ce problème de racisme. Pendant les manifestations Black Lives Matter, ils posaient des questions aux enseignants », témoigne M. Broussard, pour qui les lois en discussion dans les Etats républicains cherchent à limiter ces débats. « Par endroits, les législateurs insistent pour que, sur les questions raciales, la parole soit donnée “aux deux parties”. C’est ridicule ! Comment vont faire les enseignants lorsqu’ils vont aborder l’histoire des lynchages, par exemple ? »

Aussi nombre de professeurs redoutent-ils que ce climat rende plus difficiles les discussions sur ces sujets sensibles. Mi-juin, des milliers d’entre eux ont manifesté à travers le pays pour protester contre les efforts des législateurs tendant à limiter leur liberté de parole sur le racisme ou le sexisme. Ils se sont engagés à « refuser de mentir aux jeunes sur l’histoire des Etats-Unis et sur les événements récents, quelles que soient les lois en vigueur ».

Pour Jesse Hagopian, professeur de lycée et cofondateur du mouvement Black Lives Matter at School, interrogé par le Washington Post, « les enseignants blancs qui avaient commencé à aborder un peu plus les questions de race et de racisme vont revenir à leurs anciennes méthodes d’enseignement »« Les professeurs vont s’autocensurer, prédit aussi M. Broussard. Ils ne veulent pas perdre leur boulot. »

Ces craintes sont d’autant plus justifiées que la CRT n’est que le dernier avatar de la guerre culturelle que livrent les conservateurs dans les salles de classe et le débat public. Déjà les questions de genre, et notamment la reconnaissance des personnes transgenres, donnent lieu à de violentes polémiques, illustrées, là encore, par une inflation législative dans les Etats conservateurs. Les textes adoptés ou en discussion entendent interdire des traitements hormonaux aux personnes souhaitant changer d’identité sexuelle, les empêcher d’utiliser les toilettes publiques ou de participer à des compétitions sportives correspondant à leur nouvelle identité. Les dénonciations d’atteinte à la liberté de parole sur les campus et les débats sur la cancel culture, pratique contribuant à « annuler » les voix discordantes dans une communauté, alimentent aussi les crispations de part et d’autre des lignes partisanes.

Enjeu politique et électoral pour la droite américaine, la guerre culturelle, sous ses multiples facettes, se nourrit des peurs existentielles de certaines franges de la population. L’ancien secrétaire d’Etat Mike Pompeo a récemment affirmé que la cancel culture et les attaques contre la liberté de parole « le tenaient éveillé la nuit plus encore que la menace des talibans, l’Iran ou la Corée du Nord ». Des raisons certainement suffisantes, aux yeux de nombre de conservateurs, pour poursuivre sans relâche les offensives contre tout ce qui, de près ou de loin, relève de la « pensée libérale »Critical race theory comprise.


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