lundi 5 juillet 2021

Et si vous profitiez des vacances pour vous ennuyer ?


 



Propos recueillis par Aurélie Godefroy  Publié le 4 juillet 2021

Devenu synonyme d’oisiveté, l’ennui est souvent mal perçu dans un monde qui survalorise la productivité. Traçant l’histoire de cet état émotionnel, le psychiatre Patrick Lemoine invite à s’y plonger pour renouer avec la créativité.

« C’est lorsque l’homme a commencé à maîtriser le temps, le feu, qu’il a commencé à s’ennuyer. Cela n’aurait pas été le cas s’il était resté chasseur cueilleur. »

L’ennui a mauvaise presse dans nos sociétés hyperactives, qui valorisent la productivité. Pourtant, depuis l’Antiquité, nombre de penseurs ont au contraire cherché à valoriser et à sublimer cet état d’âme complexe.

Ces derniers mois nous ont invités à réfléchir aux vertus et aux inconvénients de l’inaction forcée et du sentiment de monotonie qui en découle. S’il est tentant d’y échapper de différentes manières – séries télévisées, achats compulsifs… – , il est possible de s’en faire un allié. L’ennui, qui n’existe que chez l’homme sédentaire et l’animal domestique, peut certes s’avérer nuisible, par exemple en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), en prison ou au travail.

Mais il peut aussi être un formidable moteur d’invention et de créativité, explique le docteur Patrick Lemoine, psychiatre et docteur en neurosciences, dans son essai Eloge de l’ennui (Editions du Relié, 2021).

Quelle est l’origine du mot ennui ?

Patrick Lemoine. Ce mot viendrait du latin odium« Est mihi in odio » signifie « cela m’ennuie ». Mais on trouve aussi le terme inodium, qui serait, lui, tiré de la périphrase « in odio esse »,qui signifierait « être en haine ».

Avec cette étymologie compliquée, s’ennuyer reviendrait donc à « être en haine de soi ». C’est d’ailleurs le cas pour un certain nombre de personnes, notamment les adolescents, qui ne le supportent pas et recherchent des sensations à travers différentes addictions…

Parler de l’ennui, c’est également parler du temps. Ce sujet me passionne depuis longtemps : j’avais déjà publié S’ennuyer, quel bonheur ! (Armand Colin, 2007), il y a une dizaine d’années. Puis il y a eu le confinement : une belle école de l’ennui pour beaucoup de monde, et que j’ai trouvée pour ma part délicieuse. Il m’a renvoyé à mon enfance, où je me suis beaucoup ennuyé, notamment lors de vacances chez mes grands-parents. C’est un phénomène particulier, qui m’a procuré un sentiment de nostalgie de ces longues heures interminables à ne rien faire.

« Et si c’est l’ennui qui avait permis à l’humanité de devenir intelligente ? », vous demandez-vous dans ce livre. Quand avons-nous commencé à nous ennuyer ?

L’ennui a été sécrété par la civilisation, à partir du moment où l’homme s’est sédentarisé avec l’élevage, l’agriculture… Chez les peuples proches de la nature, le concept d’ennui n’existe pas. C’est lorsque l’homme a commencé à maîtriser le temps, le feu, qu’il a commencé à s’ennuyer. Cela n’aurait pas été le cas s’il était resté chasseur-cueilleur.

« L’ennui a été sécrété par la civilisation, à partir du moment où l’homme s’est sédentarisé avec l’élevage, l’agriculture »

N’oublions pas que l’ennui est le fils préféré de la paresse. Depuis que nous avons libéré du temps avec toutes nos inventions, que nous passons de moins en moins de temps « à faire », depuis que nous « gagnons du temps », nous nous ennuyons de plus en plus et, paradoxalement, nous supportons de moins en moins l’ennui.

Il est vrai que les religions monothéistes invitent à ne pas laisser l’humanité trop désœuvrée…

Les monothéismes savent que l’humanité livrée à elle-même peut être dangereuse et développer des pratiques qu’ils réprouvent, notamment celle de l’onanisme. Dans ces religions, il faut faire des enfants !

L’approche est très différente dans les religions asiatiques, où il est dit que le futur Bouddha, alors jeune prince, s’ennuyait beaucoup dans son palais. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il décide un jour de le quitter. Après six années d’ascèse, il s’installe sous un figuier, troquant l’ennui pour la méditation. Il y a ici une forme de sublimation : le Bouddha est resté longtemps à méditer, jusqu’à atteindre l’éveil.

Ce thème apparaît-il dans la mythologie gréco-latine ?

Hercule fut condamné à s’ennuyer pendant un an : la pire des peines pour ce héros hyperactif, que les dieux obligèrent à filer la laine habillé en femme, assis aux pieds d’Omphale, sa propre amante et la veuve de Tmolos.

On retrouve cette question du temps et de l’ennui avec Déméter et Perséphone. Leur histoire illustre à la fois l’alternance des saisons, de la fête et de l’inaction, et une forme de bipolarité. Perséphone, la fille de Déméter, s’ennuie sérieusement pendant la période hivernale, alors qu’elle est enfermée aux enfers, le royaume de son mari, Hadès, après qu’il l’a enlevée et violée. Un ennui interrompu à chaque belle saison, lorsqu’elle est libérée pour fêter avec sa mère le réveil de la nature.

Il faut dire que les Grecs et les Romains décrivaient le monde post mortem comme une gigantesque caverne grisâtre où l’on était condamné à s’ennuyer pour l’éternité – un univers où les âmes étaient retenues comme des ombres.

Qu’est-ce que l’acédie, dénoncée avec vigueur par le christianisme ?

L’acédie est une forme particulière de l’ennui, une notion médiévale proche de l’oisiveté. Un curieux péché imputé aux moines, contre lequel le christianisme a tant lutté. Le mot qualifie une forme d’apathie de ces derniers, ainsi que le vagabondage de l’esprit.

Evagre le Pontique, « professionnel de l’ennui » qui a vécu en ermite au IVe siècle dans le désert égyptien, a théorisé sur cette forme monacale de l’ennui : « Le démon de l’acédie, qui est également appelé démon méridien, est plus pesant que tous les[autres] démons ; il s’attaque au moine vers la quatrième heure et encercle son âme jusqu’à la huitième heure. »

« Les catholiques traitent l’ennui avec moins de sévérité que les protestants »

Entre ennui et mélancolie, l’acédie éloigne de la prière de Dieu, sans constituer cependant un péché mortel. Car ce n’est pas dans l’action, mais dans la méditation que l’âme peut s’élever vers son Créateur. Les catholiques ont une position assez ambivalente vis-à-vis de l’ennui, qu’ils traitent avec moins de sévérité que les protestants.

Ces derniers ont, en effet, supprimé la vie monastique à l’origine de l’acédie, et donc de l’écoulement du temps qui s’en trouve ralenti. Mais, comme on le sait, surtout outre-Atlantique : « Time is money » ! Il s’agit donc pour les protestants de lutter contre ce ramollissement de l’âme consécutif à l’inaction stérile.

Qu’en est-il de la mélancolie, vantée à partir de la Renaissance ?

Etymologiquement, melancholia signifie « bile noire ». Elle fait partie des quatre humeurs, issues des quatre éléments, décrites notamment par Hippocrate. Mais alors que le sang, la lymphe et la bile existent réellement, la bile noire est une humeur chimérique, imaginaire, voire poétique.

Et si ce terme évoque l’inactivité, l’oisiveté ou la tristesse, il renvoie aussi à l’être supérieurement intelligent. Selon Aristote, « la mélancolie est la punition de l’homme supérieur ». Charles Quint (1500-1558), par exemple, l’homme le plus puissant de son époque, fut sans doute le plus grand des empereurs mélancoliques, et l’un des seuls souverains de son envergure à abdiquer de son plein gré pour rentrer au couvent. Louis XI (1423-1483), également fort mélancolique, ennemi déclaré du faste, était particulièrement efficace.

« Un homme exceptionnel se devait d’être mélancolique »

Au sens psychologique, la mélancolie désigne une forme de bipolarité, de dépression. Dans la Bible, tout comme chez les héros mythologiques, les rois Saül et David alternent des périodes d’abattement et d’hyperactivité ; Saül finit d’ailleurs par se suicider. Job passe quant à lui régulièrement d’un état normal à un état mélancolique et maniaque, où il se considère comme le plus grand et le plus fortuné des marchands du monde.

Que ce soit dans la Bible hébraïque, les Evangiles, comme dans l’Antiquité gréco-romaine et plus tard la Renaissance, un homme exceptionnel se devait d’être mélancolique. Aujourd’hui, on dirait bipolaire : sa bile noire s’échauffe et se refroidit, le rendant tour à tour excité, prostré, mais toujours génial.

Pourquoi qualifiez-vous le monde contemporain de bipolaire ?

Nous ne sommes pas sortis de ce combat planétaire entre, d’un côté, la pensée latine qui invite volontiers à la procrastination et, de l’autre, la pensée anglo-saxonne – où il faut faire, agir, où le seul Dieu est le dollar. Cette vision moderne contribue à jeter l’opprobre sur l’ennui.

Quel est le lien entre ennui et créativité ?

Lorsque l’on s’ennuie vraiment, qu’on l’accepte et qu’on l’assume, il devient possible de rêvasser, nous ne sommes plus dans le contrôle rationnel de nos réseaux neuronaux ni de l’affectif. Nous pouvons ainsi mettre ensemble des concepts qui n’ont rien à voir les uns avec les autres. Il s’agit en quelque sorte d’un état modifié de conscience. C’est ainsi qu’Einstein a découvert la théorie de la relativité.

Pour autant, les ennuis non choisis, qui sont subis et ne débouchent sur rien, méritent d’être combattus. Ils ne sont plus cet ennui libre, source de créativité, mais une pathologie source de marasme, voire de désespoir.

Quels conseils pouvez-vous donner pour nous réapproprier cet ennui ?

Il s’agit d’arriver à le sublimer. Autrement dit, comme au judo, utiliser la force de l’adversaire pour le terrasser et en faire quelque chose de créatif, de prometteur. Il faut aussi être très vigilant sur la chronobiologie, en conservant un certain rythme (au niveau du sommeil, de l’alimentation, de l’exercice physique…). Dans le cas contraire, les troubles liés à l’anxiété et à la dépression peuvent rapidement apparaître.

« Eloge de l’ennui. Une brève histoire de nous », Dr Patrick Lemoine, Editions du Relié, 186 p.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire