lundi 7 juin 2021

Six mois après le double meurtre de Cholet, la responsabilité pénale de nouveau au défi de la folie meurtrière

Par    Publié le 7 juin 2021




La sidération a fini par s’estomper à Cholet. Elle s’est fanée, à l’image des fleurs déposées à l’endroit du drame. Ne subsistent que des roses en plastique. Et l’incompréhension. C’était il y a six mois : deux retraités de 82 et 64 ans tués à coups de poing et de pied, en pleine rue, par un homme de 35 ans dont le suivi psychiatrique avait été stoppé quatre mois plus tôt. Un acte fou. Commis par un fou ? La question obsède cette ville du Maine-et-Loire.

Hors norme par sa violence, ce double homicide n’est pas sans présenter des similitudes avec l’affaire Sarah Halimi, du nom de cette sexagénaire juive défenestrée en 2017, à Paris, par un homme définitivement considéré comme irresponsable sur le plan pénal par une décision de la Cour de cassation, le 14 avril. Bouffée délirante et antisémitisme sont également entremêlés dans l’affaire de Cholet. Aucune trace de cannabis, en revanche, n’a été décelée chez l’auteur des faits, qu’un juge d’instruction a mis en examen pour meurtre et tentative de meurtre aggravé, le 2 décembre. Il a, depuis, été incarcéré dans un établissement pénitentiaire spécialisé, destiné aux détenus et prévenus atteints de troubles psychiatriques graves.

Il est 15 heures, ce samedi 14 novembre, quand Damien V. quitte son appartement du 7e étage pour descendre fumer une cigarette. Imbrication de petits pavillons, de logements collectifs et de PME, le quartier Leclerc – situé à trente minutes à pied du centre-ville – respire la tranquillité. Vivent ici de nombreux retraités du groupe électronique Thales, propriétaire d’une usine sur un boulevard voisin. Ainsi les Garreau. Entré comme ouvrier après son apprentissage, Paul Garreau, 82 ans, y a terminé sa carrière en tant que technicien d’études et de développement. Son épouse Marcelle, de deux ans sa cadette, a travaillé à la DRH.

« Il fallait que je tue une autre personne »

Un rayon de soleil a poussé les octogénaires dehors, cet après-midi-là, pour une balade d’une heure. Le couple n’était pas sorti depuis le début du deuxième confinement, deux semaines plus tôt. Leur promenade touche à sa fin quand, à 50 mètres de chez eux, ils croisent Damien V., « le regard noir », dira Marcelle Garreau. Ce jeune homme de grande taille (1,90 m) revient alors sur ses pas, et commence à frapper. Avec les mains d’abord, puis les pieds. Des dizaines de coups pleuvent.

Le crâne enfoncé, le visage constellé de plaies, Paul Garreau meurt quelques instants plus tard, sur le trottoir de la rue Eugène-Delacroix. Sa femme, laissée pour morte, survivra après son hospitalisation. L’agresseur, lui, est retourné dans son appartement, où il se lave les mains et reprend sa discussion avec « Dieu ». Car c’est lui, Dieu, qui lui a demandé de faire un tour du quartier, comme il l’expliquera par la suite dans les locaux du SRPJ d’Angers. Lui, aussi, qui lui a intimé l’« ordre » de tuer des « juifs non croyants », selon son expression. La sirène des pompiers, au-dehors, le ramène illico dans l’ascenseur : « Je n’étais pas sûr que le couple allait réellement mourir. Il fallait donc que je tue une autre personne pour faire couler le sang », racontera-t-il.

Dans le hall du bâtiment, il tombe nez à nez sur Alain Echasserieau. Cet ancien conducteur de car scolaire, retraité depuis un an, est venu jeter un œil à l’immeuble où un appartement est proposé en location. Il cherche un logement pour son frère Patrick, installé à Nantes et qu’une maladie cérébrale diminue peu à peu. « Ici, c’est sacré ! », lui lance Damien V. avant de le rouer de coups selon le même mode opératoire : poings et pieds.

Prophète et télépathie

Victime d’un « fracas complet du massif facial », selon les termes de l’autopsie, Alain Echasserieau meurt sous le déluge de coups. Des blessures linéaires au niveau du cou, provoquées par des marches, feront courir la rumeur, en ville, que la victime ait pu être égorgée, comme l’enseignant Samuel Paty un mois plus tôt, en banlieue parisienne. En récupérant son corps pour les obsèques, sa fille Stéphanie manquera de tomber à la renverse : « Comment un être humain peut-il faire ça à un autre être humain ? », s’émeut-elle aujourd’hui.

Moins d’une heure s’est écoulée entre les deux agressions. De retour dans son T4, le jeune homme a maintenant rangé ses chaussures maculées de sang : des espadrilles noires à l’effigie du film Scarface. Il passe la serpillière, prend une douche et s’allonge, torse nu, sur le canapé. Il n’opposera aucune résistance quand, à 17 h 50, les policiers de la BAC enfonceront sa porte après trois coups de bélier.

Les jours suivants, les hallucinations ne le quittent pas. Les procès-verbaux de ses trois auditions dépeignent un commercial – son métier – totalement déboussolé. Choisi comme « prophète » par un « Dieu catholique », il prétend être le frère biologique du rappeur Lacrim avec lequel il dit communiquer par télépathie. Il s’en prend aussi aux juifs, à l’Urssaf, à l’Etat, au « système »… « L’adhésion au délire est totale », conclut l’examen psy réalisé à chaud.

« Il a choisi ses victimes »

La découverte de ses antécédents médicaux – une hospitalisation d’un mois en milieu psychiatrique, mi-2018 – plonge alors dans la consternation cette ville de 55 000 habitants, peu connue pour ses épanchements. L’émotion est vive, en premier lieu, dans les milieux catholiques, qui apprennent que l’homme est un « croyant non pratiquant »,acquéreur trois semaines plus tôt d’un exemplaire du Nouveau Testament. Elle l’est également au sein de la communauté musulmane : « Les jeunes, en particulier, n’ont pas compris pourquoi les médias parlaient d’un “fou” et non d’un “terroriste” alors que le meurtrier se réclamait de Dieu », résume Mohamed Nayma, alors imam de la mosquée locale.

Sous le choc, le voisinage direct, lui, se perd dans le maquis des explications sans fin. « Dans un attentat terroriste, il y a toujours une logique ou un semblant de logique, une relation de cause à effet. Dans un acte commis par un déséquilibré, c’est l’irrationnel au carré, il n’y a plus rien à quoi s’accrocher », observe Jean-Michel Logeais, un ancien professeur de philosophie qui s’était lui aussi promené dans le quartier ce jour-là. L’enseignant retraité s’est souvenu du philosophe Louis Althusser qui, en 1980, dans un état de démence, avait étranglé sa femme, avant de bénéficier d’un non-lieu : « Dans le livre qu’il écrivit par la suite, L’Avenir dure longtemps, il regretta que son acte ne fût pas reconnu juridiquement », souligne M. Logeais.

« Les médecins ne sont pas des juges et ne doivent pas l’être » Christian Garreau, fils du couple Garreau

La problématique se pose aujourd’hui à propos du tueur de Cholet : son discernement était-il aboli ce jour de novembre, auquel cas il devrait être confié à la médecine, ou simplement altéré, comme le pensent les parties civiles qui espèrent un procès ? Pour les familles des trois victimes, il ne fait aucun doute, en effet, qu’il était « lucide » au moment des faits. Ne s’est-il pas acharné sur le genou de Paul Garreau après que sa femme lui a demandé de ne pas le frapper à cet endroit en raison de la présence d’une prothèse ? Devant les enquêteurs, n’a-t-il pas décrit avec détail le fil des événements, les assumant « en connaissance de cause », allant jusqu’à admettre qu’il risquait la « perpétuité » ?

« Il a également choisi ses victimes : des personnes vulnérables qui n’allaient pas se rebeller. Pourquoi ne s’est-il pas attaqué à des gens plus jeunes s’il avait vraiment envie d’en découdre ? », se demande Stéphanie Echasserieau. « Il n’est pas possible d’imaginer qu’on puisse retrouver cet individu sur le trottoir parce qu’il irait “mieux” dans quelques années, redoute de son côté Christian Garreau, l’un des trois enfants du couple. On ne peut pas abandonner une décision de remise en liberté à une machine médicale et administrative dont on voit régulièrement les errements. Les médecins ne sont pas des juges et ne doivent pas l’être. »

Dégringolade psychique

Chez les proches de l’agresseur, on bascule d’un sentiment à l’autre, jusqu’à la compassion pour les familles des victimes. « Ce serait sans doute bien qu’il y ait un procès pour qu’elles fassent leur deuil, même si Damien “paie” déjà là où il est actuellement [en unité pénitentiaire spécialisée] », concède sa sœur. Ce sont ses parents qui, en mai 2018, avaient demandé une hospitalisation forcée. Pris de bouffées délirantes, il s’était rendu à leur domicile, quelques jours plus tôt, pour exiger des éclaircissements sur un soi-disant « secret de famille ». Il avait menacé de faire un « carnage », s’en était pris physiquement à son père après avoir insulté sa mère. « C’était un autre Damien », se souvient cette dernière. Apeuré, le couple avait déposé une main courante en gendarmerie et changé les serrures de sa maison.

Cela faisait alors plusieurs mois qu’ils voyaient leur aîné dégringoler psychiquement. Il avait fait un burn-out à la suite d’un litige avec d’anciens associés d’une entreprise de rénovation basée à La Roche-sur-Yon, lesquels l’avaient révoqué de ses fonctions de cogérant, en décembre 2017, invoquant « un comportement contraire aux intérêts et à l’image de la société », et un accident de la circulation « avec suspicion de conduite en état d’ivresse ». Bien que le tribunal de commerce lui ait donné raison en première instance, il ressassait les remous de cette affaire toujours en cours, la partie adverse ayant fait appel.

Son séjour d’un mois au service psychiatrie de l’hôpital de Cholet avait ensuite débouché sur un programme de soin de deux ans, fait de consultations mensuelles, d’injections, de comprimés – traitement qui prit fin en juillet 2020, « le patient ne montrant plus de signe de décompensation franche », estimera un psychiatre.

Pour l’hôpital, pas de manquement

En rupture sentimentale, revenu vivre chez ses parents pendant un an et demi, avant de retourner progressivement le week-end dans son appartement, était-il totalement guéri ? « Soit il l’était, et il devra alors répondre de ses actes devant un tribunal ; soit il ne l’était pas, et l’on est en droit de savoir pourquoi il n’était plus soigné », s’indigne le maire de la ville, Gilles Bourdouleix (divers droite), qui empoigna son téléphone, fin novembre, pour demander des explications à l’hôpital. Le directeur adjoint du centre hospitalier, Eric Moreau, exclut tout manquement : « Tout allait normalement quand le prévenu était chez ses parents, trois jours avant. Nous sommes dans le domaine de la santé mentale où les choses peuvent évoluer de manière imprévisible. » Une expertise psychiatrique approfondie doit être livrée au dossier d’instruction à la mi-juin.

La vie, pour l’heure, a repris son cours au sein des familles frappées par la tragédie. Marcelle Garreau s’est réinstallée dans sa maison, en compagnie de son autre fils, Patrice. Stéphanie Echasserieau attend désespérément une réponse d’Emmanuel Macron auquel elle a écrit une dizaine de fois pour regretter que personne, au sein de l’Etat, ne se soit ému de leur cas : « Il est vrai que nos parents n’étaient ni des profs ni des gendarmes, mais des honnêtes citoyens qui méritaient de profiter de leur retraite », dit-elle.

La mère de Damien V. a, elle, retrouvé son emploi dans une maison de retraite, après deux mois et demi d’arrêt de travail. A l’ensemble du personnel, elle a dévoilé que son fils était l’auteur du double meurtre de Cholet et qu’elle souhaitait que l’information ne soit pas divulguée aux résidents. Parmi eux figure sa propre mère, âgée de 88 ans : « Je veux qu’elle parte en paix, qu’elle ne sache pas ce qui s’est passé. Elle aimait bien Damien. » Affaiblie par un AVC, la vieille dame lui a confié vouloir mourir. « Maman, j’ai besoin de toi, lui a répondu sa fille. Si tu savais ce que je vis… »



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