mercredi 23 juin 2021

Quand le cancer bouleverse la vie des jeunes adultes

Par   Publié le 22 juin 2021

Depuis dix ans, les 15-25 ans atteints d’un cancer bénéficient d’une prise en charge adaptée pour tenter d’améliorer leur taux de survie, en faible progression comparé aux autres classes d’âge.

Elle n’avait plus que l’épreuve d’allemand à passer pour avoir son bac. Marie (le prénom a été changé à sa demande), 18 ans, se projetait déjà dans sa première année de médecine. Ces derniers temps, elle avait un peu maigri, fait quelques malaises. Elle mettait cela sur le compte du stress des révisions. Et puis il y a eu l’événement « Bordeaux fête le fleuve » : « Il y avait beaucoup de monde, et à un moment, j’ai dit à mes parents : je ne peux pas regarder les bateaux, sinon, je vais tomber » Ce problème d’équilibre l’amène à consulter. Diagnostic : cancer du cervelet.

Raconter l’expérience des jeunes atteints de cancer, tel est l’objet du livre Le Cancer chez les adolescents et les jeunes adultes (Doin, 176 pages), sorti le 3 juin. Son auteur, le sociologue Thibaud Pombet, a mené pendant cinq ans une enquête auprès de jeunes de 15 à 25 ans atteints de cancer. Une maladie cataclysmique, qui vient bouleverser tous les champs de leur vie en pleine construction. Cette situation amène des questionnements lourds, en contraste avec la forme d’insouciance qui teinte, la plupart du temps, cette période de l’existence.

Chaque année en France, environ 1 700 adolescents et jeunes adultes développent un cancer, « avec une prééminence de lymphomes ou sarcomes », précise la docteure Stéphanie Proust, pédiatre oncologue et coordinatrice de l’équipe Adolescents et jeunes adultes des hôpitaux de Nantes et d’Angers – des structures qui se sont développées partout en France depuis dix ans. Si le nombre de cas est stable, il masque une sombre réalité : en comparaison des autres tranches d’âge (enfants ou adultes plus âgés), le taux de survie de ces jeunes progresse peu. Les raisons invoquées sont liées à cet âge « d’entre-deux » : types de tumeurs, parcours de soins inadaptés, inadéquation aux référentiels, moindre inclusion de cette population dans les essais cliniques, difficulté plus grande à suivre les soins, retard du diagnostic… « Ces patients semblent habiter un no man’s land médical, entre médecine pédiatrique et médecine d’adulte », indique le réseau régional de cancérologie en Ile-de-France, dans un rapport de décembre 2019.

Une scolarité contrariée

Le cancer oblige notamment ces jeunes à se poser précocement la question du désir d’enfant. La lourdeur des traitements pouvant entamer la fertilité, il leur est proposé de faire conserver leurs ovocytes ou spermatozoïdes, en vue d’une parentalité future. « La question est posée dès l’annonce du diagnostic », confirme Stéphanie Proust. Pour Marie, c’est un deuxième coup de massue.« On ne pense pas enfant à 18 ans Et pour moi qui n’étais jamais allée voir un gynéco jusque-là, ça a été un peu raide. » Flavio Alves Aleixo, alors en quatrième année d’école d’ingénieurs, a 22 ans lorsqu’on lui diagnostique un cancer du testicule. « L’infertilité fait peur. Cela a renforcé mon envie d’avoir des enfants. »

Autre enjeu majeur pour ces jeunes adultes : la poursuite des études supérieures. Si, dans les services pédiatriques, un suivi scolaire est assuré pour les enfants, c’est moins le cas chez les étudiants. « Il existe un réel manque », estime Thibaud Pombet. Et ce, même si les nouvelles équipes Adolescents et jeunes adultes permettent de mieux les accompagner. La lourdeur des traitements et la fatigue qui en résulte rendent quasi impossible le suivi d’études classiques. En moyenne, la scolarité est mise entre parenthèses neuf mois durant, selon les recherches de Zoé Rollin, maîtresse de conférences à l’Université de Paris, qui participe à l’étude Emelcara sur la trajectoire des jeunes adultes à l’épreuve de maladies graves.

Des aménagements sont parfois proposés. Ce fut le cas pour Lise Molimard, qui a vécu deux épisodes de cancer – des sarcomes rhabdoïdes sur les nerfs de la colonne vertébrale – à 19 ans et à 21 ans. Elle a, à chaque fois, tenu à poursuivre ses études, ce qui l’a amenée, parfois, à passer « des examens dans des états pas possibles ». En licence de biologie, elle a pu compter sur un responsable compréhensif, qui l’a dispensée de certains travaux pratiques de microbiologie. « Manipuler des microbes n’était évidemment pas recommandé dans mon cas », explique-t-elle.Surtout, son université met en place un système afin de dédommager financièrement des étudiants volontaires pour lui prendre des notes.

L’implication des parents

Toutefois, d’un établissement à l’autre, les situations varient. Le chercheur Lucas Sivilotti, qui participe aussi à l’étude Emelcara, se souvient d’une étudiante en école privée d’ostéopathie, atteinte d’un cancer. Son établissement n’avait pas de service consacré à l’accompagnement des élèves handicapés : elle devait se débrouiller. Elle a dû changer d’école. La taille de l’établissement, la compréhension des interlocuteurs, ou encore l’importance accordée à la mission handicap sont des paramètres qui rendent les études plus ou moins difficiles. Un fonctionnement disparate qui creuse les inégalités : interagir avec l’établissement, avoir les ressources pour en changer éventuellement ou trouver un « plan B » d’orientation, se retrouver dans les méandres de l’administration… Autant de compétences devant lesquelles les jeunes et leurs parents ne sont pas égaux.

Les parents sont d’autres acteurs d’importance dans la traversée de la maladie. Cela crée une situation paradoxale : au moment où le jeune est censé prendre son envol, il retourne au sein du giron familial pour être accompagné, tant sur le plan médical, physique et affectif, qu’administratif. Un coup d’arrêt à la prise d’autonomie. Thibaud Pombet a observé que, souvent, les soignants « aident à ce que l’envol se fasse quand même ». A l’hôpital, un parent un peu trop envahissant peut être mis à distance.

Lise garde en mémoire cette phrase de sa mère : « On est en traitement. » « J’avais envie de lui dire, c’est je, pas on ! » Zoé Rollin relève que « les mères subissent davantage de dommages collatéraux que les pères ». « Ce sont elles qui, la plupart du temps, arrêtent de travailler pour accompagner leur enfant », poursuit-elle.« Le lien avec les parents est si fort, que c’est difficile après de relâcher du lest… », analyse Marie. Flavio, lui, avait choisi de maintenir les siens à distance et de faire sa convalescence chez les parents de sa copine. Sur la centaine de rendez-vous médicaux, il estime qu’ils ne l’ont accompagné que « quatre ou cinq fois »« Pour les protéger », résume-t-il.

Le corps a changé, l’esprit aussi

Protéger les autres, mais aussi se protéger soi-même. Marie, par exemple, a tenu à ce que ses amis ne viennent pas trop la voir lors de ses séjours à l’hôpital. « Des copines très proches sont venues. A travers leurs yeux, je voyais que les choses étaient différentes. Je ne voulais pas de cette compassion. » Flavio comme Lise ont pu s’appuyer sur leurs partenaires de l’époque, même si tous deux ont vécu une séparation après la traversée de la maladie. Car la fin des traitements ne renvoie pas ces jeunes à leur vie d’avant. Le corps a changé, l’esprit aussi. Lise a dû faire face à une forme de culpabilisation de la part de ses proches. Elle se souvient de la remarque d’une amie de sa mère, étonnée qu’elle se soit séparée de son ami après « tout ce qu’il avait fait » pour elle.

« Le cancer est une expérience d’une vivacité inouïe, qui laisse des traces négatives et positives », résume Zoé Rollin. Parmi ces dernières, tous soulignent la capacité à prendre de la distance par rapport aux broutilles du quotidien. Flavio, après avoir traversé une dépression, a eu le sentiment que l’expérience de la maladie lui a permis de s’ouvrir davantage aux autres, tout en ayant le sentiment de « mûrir moins vite sur le plan affectif ». La maladie a aussi rebattu les cartes de Lise sur le plan professionnel. Elle travaille désormais dans le secteur de la communication, sur le lien entre les malades et le monde de la recherche. « Mon expérience du cancer, j’avais envie d’en faire quelque chose, raconte-t-elle. Pour donner du sens à ce qui n’en a pas »

« Certains jeunes se construisent une identité autour de leur cancer »

Osciller entre une identité de malade et une identité « normale », un équilibre difficile à trouver pour les jeunes adultes atteints d’un cancer, observe le chercheur Thibaud Pombet. Sociologue, il a mené une enquête auprès de jeunes de 15 à 25 ans atteints par cette maladie. Son livre, Le Cancer chez les adolescents et les jeunes adultes, paru le 3 juin et issu d’une thèse soutenue à l’EHESS, raconte leurs parcours tout en mêlant leurs histoires d’amitié et d’amour, leurs conflits et leurs coups de gueule.

Il existe aujourd’hui des unités spécialisées dans la prise en charge des adolescents et jeunes adultes atteints de cancer. Pourquoi cette catégorie spécifique ?

D’un côté, il y a la pédiatrie avant 18 ans, et de l’autre, la médecine d’adulte après 18 ans. Mais il y a des jeunes de 23 ans qui ont des pathologies davantage rencontrées par des pédiatres. C’est pourquoi des unités spécialisées ont été créées. L’un des enjeux est de les aider à rester des jeunes « normaux », malgré la maladie. Dans le livre, je montre que ces prises en charge ont été bâties de manière à ne pas les enfermer dans une identité de malade. Des accompagnements psychologiques, sociaux et associatifs les aident à rester en lien avec leurs amis, à maintenir la socialisation et des projets personnels ou professionnels.

Pourquoi les taux de survie des jeunes adultes atteints d’un cancer progressent-ils peu ?

En pédiatrie ou en médecine d’adulte, les taux de survie se sont beaucoup améliorés. Ce n’est pas le cas si on regarde spécifiquement les jeunes adultes. Les médecins se sont rendu compte que pour les patients de ces âges-là, il n’y avait pas d’essais cliniques spécifiques. L’un des objectifs des unités spécialisées est de développer des traitements adaptés à cette tranche d’âge et à ses pathologies, telles que les leucémies ou les lymphomes, les plus régulièrement rencontrées chez ces jeunes.

Quels moments vous ont semblé être les plus difficiles pour eux ?

Le premier est celui de l’annonce, car le cancer est souvent très vite associé à la mort. L’autre moment compliqué, c’est l’après-cancer. Il y a chez ces jeunes une double identité de personne atteinte d’un cancer et de personne « normale ». Certains, une fois guéris, ne veulent pas oublier qu’ils ont été malades et vont se construire une identité forte autour de leur cancer. Mais c’est difficile : on n’arrête pas de vous dire qu’il faut vivre normalement, mais que fait-on de ce savoir expérientiel appris pendant la maladie ? Cela crée des vulnérabilités. J’ai en tête un jeune qui, lors d’un entretien d’embauche pour un travail de serveur, a dit à l’employeur qu’il avait eu un cancer. Il n’a pas été engagé. Il a trouvé très difficile de se faire discriminer pour son identité de malade… Pour lui, c’était une fierté d’avoir survécu.

Recueilli par Romane Pellen



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