jeudi 3 juin 2021

Les 18-25 ans, une génération abîmée par la pandémie

Par   ,   ,   et   Publié le 2 juin 2021



Ils ont revisité leurs choix d’études ou affirmé leurs convictions politiques, réévalué l’importance de leurs liens familiaux, amicaux, ou de leur cadre de vie. Beaucoup évoquent une colère, une frustration latente. Mais aussi un besoin, après ce traumatisme, de prendre soin de leur santé mentale, abîmée par les privations et la solitude. Tous le disent : cette période de pandémie de Covid-19 les a transformés.

C’est ce qui ressort d’un appel à témoignages lancé par cinq médias européens (Le MondeThe Guardian, La Vanguardia, Süddeutsche Zeitung, La Stampa) auprès des 18-25 ans, sur leurs sites et les réseaux sociaux. Plusieurs centaines de réponses ont été reçues.

L’enjeu : comprendre comment cette génération, entrée dans l’âge adulte d’une manière inédite, gardera trace de cette sidérante période. Et quelle en sera la traduction politique et sociétale, pour ces jeunes amenés à constituer les forces vives de l’Europe dans les années à venir. « Tout le monde se souviendra de cet épisode. Mais en particulier les jeunes, car ils sont plus sensibles à ce qu’ils vivent pendant ces années de construction », avance Camille Peugny, sociologue spécialiste de la jeunesse, professeur à l’université de Versailles-Saint-Quentin.

Depuis mars 2020, le Covid-19 les a en effet réfrénés pendant des années-clés : celles où l’on choisit ses études et sa trajectoire, où l’on expérimente l’autonomie, où l’on noue des amitiés durables et où l’on se construit dans la confrontation aux autres, où l’on se forge une conscience politique… « La génération de ma grand-mère a eu le Blitz, nous avons cette pandémie », livre Eleanor Paisley, 23 ans, étudiante en philosophie à l’université d’York (Royaume-Uni).

A lire les réponses reçues par ces jeunes - en majorité des étudiants ou des jeunes actifs diplômés, loin de représenter l’ensemble de la jeunesse - une chose frappe : tous témoignent des mêmes douloureuses épreuves, de Pise à Londres en passant par Séville ou La Roche-sur-Yon : atomisation de leur vie amicale, culturelle et amoureuse, annulation de leurs projets, de leurs séjours à l’étranger, cours en ligne insatisfaisants, difficultés à trouver un emploi, apparition de crises d’anxiété…

« Jeunesse volée »

Qu’en restera-t-il pour demain ? D’abord, cette conscience que rien ne va plus de soi. Que tout peut basculer du jour au lendemain. Que ce qu’on prenait pour normal hier – aller chez ses parents, avoir un professeur devant soi, partir en Erasmus – peut disparaître du jour au lendemain.

« Je me suis toujours fixé des buts, projetée dans l’avenir, mais ce n’est plus possible tant il est devenu incertain. Vivre au jour le jour, sans objectif dans la vie, c’est très difficile », déplore Mariska Faasen, lycéenne au Pays-Bas. « Cette situation me laisse beaucoup d’amertume. Je sens que j’ai été privée d’un, voire deux ans de ma vie. Sûrement qu’après ça, je ne prendrai plus rien pour acquis », assure Michaela Petrini, 21 ans, étudiante italienne.

Il en découle surtout une forme de frustration, de colère, alimentée par une sensation de « gâchis ». Beaucoup l’écrivent ainsi : leur jeunesse a été « volée » par cette pandémie.

« Chacun de nous à l’intérieur est rempli de colère qui ne sait comment se défouler. Nous sentons que notre jeunesse nous échappe sans que nous la vivions. Nous ne récupérerons jamais les sorties, les rires, les mésaventures non vécues », déclare Greta Carosso, étudiante de 18 ans, qui vit à Bra, en Italie. « On nous a dit que ces années devraient être les meilleures de nos vies. J’ai surtout l’impression qu’elles sont perdues et qu’on ne pourra jamais les rattraper », poursuit Julia Latteier, 23 ans, étudiante en hôtellerie dans le canton du Tessin, en Suisse.

Si cette colère est parfois fataliste et résignée, elle s’adresse aussi aux dirigeants politiques, accusés d’avoir « oublié » les jeunes, que ce soit en Allemagne, aux Pays-Bas, en France ou au Royaume-Uni. Un état d’esprit qui se retrouve aussi dans les enquêtes d’opinion, comme celle menée en mars-avril par Ipsos pour la Conférence des grandes écoles auprès de 2 255 étudiants et jeunes diplômés : 79 % des interrogés pensent qu’ils ont été « privés de leurs plus belles années »,71 % estiment que les jeunes ont été « injustement montrés du doigt » en ce qui concerne la propagation du virus, 71 % disent appartenir à une génération « sacrifiée au nom de la sécurité sanitaire »…

Sentiment de ne pas être entendu

« Nous ne sommes pas entendus ni pris au sérieux. Alors parfois, la colère et le désespoir éclatent », décrit Antje Fischach, 23 ans, étudiante allemande en ostéopathie. « Pour le futur, je souhaite que les jeunes soient reconsidérés, abonde Ruben, 21 ans, étudiant parisien en sciences politiques. Par exemple, jamais il n’y a eu de vrai débat sur l’opportunité de confiner les personnes âgées. Nous avons sacrifié les plus belles années de nos vies pour des aînés qui n’ont souvent aucune reconnaissance pour nous… »

Certains, comme Catarina, étudiante italienne, estiment qu’on aurait dû vacciner en priorité les jeunes, au vu de l’impact sur leur vie. Alfie Robinson, 22 ans, en master d’histoire de l’art à l’université d’York, considère que si la jeunesse est « systématiquement ignorée » par les gouvernements, elle en est « en partie responsable » : « Notre génération ne se mobilise pas assez pour aller voter. Même s’il y a un tas de raisons de se désespérer, nous devons aller au-delà. Nous devons faire émerger des personnalités qui puissent nous rassembler avec intelligence et sagesse », écrit l’étudiant britannique.

Ce sentiment de ne pas être entendu est alimenté par une inquiétude économique. A raison : les études menées au niveau européen montrent que ce sont les jeunes qui ont été le plus touchés par la crise, par la disparition de certains emplois et les baisses de salaires. En particulier dans les pays d’Europe du Sud, où le taux de chômage des jeunes s’est envolé : il frôle les 30 % en Italie, et est supérieur en Espagne et en Grèce. Ils expérimentent une entrée sur le marché du travail chaotique, qui aura des répercussions à long terme.

« Les jeunes gens les plus diplômés sont toujours ceux qui rebondiront le mieux. Mais cette année, les diplômés de 2020 vont se retrouver en concurrence avec ceux qui arrivent, cela va créer un goulot d’étranglement et une paupérisation de ces cohortes. Le temps de recherche d’un premier emploi va s’allonger, les salaires seront marqués par une décote, certains seront contraints de trouver un boulot alimentaire éloigné de leurs aspirations », avance Sébastien Sanchez, directeur du cabinet de ressources humaines PageGroup.

Situations de précarité

En France, la crise a surtout mis en lumière des situations de précarité chez certains jeunes, contraints de recourir à des associations pour se nourrir. Et montré les limites d’un modèle « paternaliste » qui repose essentiellement sur l’aide familiale et les ressources personnelles des étudiants, très vulnérables en cas de retournement de la conjoncture.

« En France, les mesures d’aides à la jeunesse ont été très limitées. Alors qu’en Suède, le gouvernement a doublé le montant des bourses. En Allemagne aussi, il y a eu des aides bien plus importantes pour les jeunes », observe Tom Chevalier, chercheur à Sciences Po, spécialiste des politiques publiques de jeunesse. « Cette crise n’aura pas arrangé le rapport entre les jeunes et les responsables politiques, commente Camille Peugny. En France, les refus répétés et assumés du gouvernement d’étendre le RSA [revenu de solidarité active] aux moins de 25 ans ont marqué les esprits d’une partie d’entre eux. »

Au milieu de cette colère, un impératif semble partagé par les jeunes qui ont témoigné : l’urgence d’agir contre le dérèglement climatique. Pour eux, le Covid-19 serait ainsi le symptôme d’un monde qui court à sa perte. Certains assument un discours radical de changement, comme Ruaidhri O Conaill, 24 ans, qui vit à Cork, en Irlande : « Notre alimentation, nos vêtements… presque tous les éléments de nos vies doivent changer », estime ce jeune professeur d’anglais.

« La manière dont nous agissons, dont nous pensons, n’est pas soutenable à long terme, assume Liliana, étudiante italienne de 19 ans. Ce n’est pas seulement une question de changement climatique. L’enjeu, c’est de redéfinir nos modes de vie pour que nos vies vaillent le coup d’être vécues. » « Il faut prendre cette pandémie comme un signe d’avertissement. Ma génération, plus pauvre que la précédente, doit se rendre compte qu’il faut arrêter l’hyperconsommation et revenir à l’essentiel. Nous parlons de la survie de l’espèce dans les cent à deux cents prochaines années », estime Matthias Montesano, 21 ans, barman à Turin.

Beaucoup évoquent une redéfinition de leurs priorités à la faveur de la crise, et un recentrage sur la famille, les amis, le local, une quête de sens

Pour cette génération, la pandémie est ainsi vécue comme la matérialisation brutale du délitement du monde. De là peuvent aussi naître des « trajectoires de politisation forte », observe le chercheur Luc Semal, maître de conférences en sciences politiques. « Avec les confinements, il y a eu un phénomène de peur, avec parfois cette idée que l’effondrement était bien là. Cela ne débouchera pas chez les jeunes sur des réactions homogènes. Certains sont pris dans la résignation, d’autres redéfinissent leurs projets en tenant compte de l’irréversibilité dont ils héritent. Mais cela peut aussi mener à des positions sécuritaires et de repli. »

Selon le chercheur, certaines forces politiques sont ainsi bien placées pour tirer parti de l’angoisse et de la frustration d’une jeunesse marquée par une érosion de la confiance accordée aux institutions les mouvements écologistes, et ceux d’extrême droite, « dans des logiques de repli, pouvant trouver un certain écho auprès d’une jeunesse qui ressort de la crise aussi fragilisée économiquement ». « On entre dans une zone de troubles très préoccupante », estime-t-il.

Reste que, à ce stade, cette colère et cette frustration tous azimuts – envers une pandémie bloquante, des dirigeants qui ne les prennent pas en compte ou qui n’agissent pas assez sur le climat, d’un marché du travail peu favorable – ne débouchent pas pour autant sur un pessimisme généralisé. La plupart de ces jeunes se disent optimistes pour eux-mêmes – la question leur était posée. Si l’on devait résumer en une phrase cet état d’esprit, cela pourrait être : « Le monde va très mal, mais, à mon échelle, je pense m’en sortir. » 

« Une vie plus respectueuse de l’environnement »

Beaucoup évoquent une redéfinition de leurs priorités à la faveur de la crise, et un recentrage sur la famille, les amis, le local, une quête de sens. Certains ont revu leurs priorités et leurs projets de vie, comme Chloé Lassel, 22 ans, étudiante française en master de droit de la propriété intellectuelle. Après un an loin de ses camarades juristes, et confrontée à une certaine solitude, elle a trouvé un emploi dans une librairie. Et pris conscience qu’elle voulait avant tout travailler dans cet univers, qu’elle estime davantage porteur de sens.

Benoît Frimon-Richard, 25 ans, lui, a pris une autre décision : il veut quitter Paris. Etudiant en pharmacie, il s’était lancé dans un double master à Sciences Po pour travailler dans les politiques publiques de santé. A la faveur d’un confinement et d’un retour chez ses parents à Egly, dans l’Essonne, il a décidé qu’il y resterait : « Aujourd’hui, je veux vivre à la campagne, aller au travail à vélo, avoir une vie plus respectueuse de l’environnement. Je me sentirai plus utile à travailler dans une pharmacie rurale, au contact des gens, plutôt que dans un bureau. »

« Je vois la vie de manière très différente désormais. J’ai réalisé que la santé et la famille sont les choses les plus importantes »,explique Marilena, jeune Chypriote de 21 ans, qui travaille comme journaliste. Eloïse Queally, étudiante britannique de 19 ans, ne dit pas autre chose : « Je crois aujourd’hui que ce qui est important, c’est de passer des bons moments avec mes amis proches et ma famille, bien plus que de me disperser auprès de personnes qui ne comptent pas vraiment pour moi. »

Un discours à analyser à la lumière des difficultés psychiquesrencontrées par nombre d’entre eux pendant ces longues périodes d’isolement. En France ou en Belgique, la part des 15-24 ans rapportant des symptômes d’anxiété ou de dépression est deux fois plus élevée depuis la pandémie, comme l’indique une étude de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). En Europe, ces taux restent, chez les jeunes, plus élevés que dans l’ensemble de la population.

Dans leurs témoignages, nombre de jeunes n’hésitent pas à évoquer sans tabou ces difficultés – dépression, anxiété, troubles alimentaires… – décrites par une génération davantage éduquée sur ces thématiques, notamment grâce à Internet et aux séries télévisées. D’ailleurs, beaucoup disent que la prise en compte de leur santé mentale sera l’une de leur priorité à l’avenir.



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