jeudi 3 juin 2021

Féminicides : pour ne plus crier dans le vide


 


par Virginie Ballet  publié le 1er juin 2021 

90 femmes ont été tuées par leur ex ou leur conjoint en 2020. Souvent malgré des signaux qui n’ont pas été pris en compte. Dix-huit mois après le Grenelle, en dépit d’une prise de conscience des institutions, les failles restent béantes.

Ce sont des prénoms dont la résonance est devenue nationale. Chahinez, 31 ans, mère de trois enfants : immolée par le feu en pleine rue, le 4 mai à Mérignac (Gironde). Stéphanie, 22 ans, mère d’une fillette de 3 ans : elle aussi tuée en pleine rue, à coups de couteau, le 24 mai à Hayange (Moselle). Toutes deux avaient déposé plainte. Le mari de Chahinez, dont elle était séparée, avait déjà été condamné pour violences conjugales, et bénéficiait d’un aménagement de peine. La mort de la jeune femme est un «échec collectif», a reconnu Marlène Schiappa, secrétaire d’Etat en charge de la Citoyenneté, alors qu’étaient dévoilées les premières constatations de la mission d’inspection lancée par le gouvernement, pointant une série de «défaillances et de dysfonctionnements». Les conclusions définitives doivent être rendues le 10 juin, et un travail d’autocritique similaire, lui aussi mené par l’Inspection générale de l’administration et l’Inspection générale de la justice, a été entrepris pour le cas de Stéphanie. D’ici là, la colère gronde contre les féminicides et une forme d’impuissance à lutter contre les violences conjugales, dix-huit mois après la fin du Grenelle. «Ces féminicides auraient pu être évités : tous les signaux d’alerte étaient au rouge. L’institution n’est pas capable de protéger les femmes», fustige Léonor Guénoun, du collectif féministe #NousToutes.

«Qu’est ce qu’on attend ?»

L’an dernier, dans l’Hexagone, 90 femmes ont été tuées par leur conjoint ou leur ex. Combien sont-elles à avoir tenté de trouver de l’aide ? Depuis le 1er janvier 2017, chaque mois, Libération raconte leurs histoires. En creux, se dessinent des points communs : une volonté de séparation, la mort à domicile. Et parfois, des alertes. Le 12 mai, à Amiens, Claire, 34 ans, a été tuée d’une vingtaine de coups de couteau. Arrêté après dix jours de cavale, son conjoint, qu’elle voulait quitter, avait déjà été condamné pour des faits de harcèlement sur son ex-compagne. Lundi, à Douai (Nord), une femme de 33 ans a été retrouvée morte. Son corps était couvert de bleus. Son conjoint a été placé en garde à vue. Selon le procureur, il bénéficiait d’une mesure d’aménagement de peine, sous la forme d’un placement sous bracelet électronique à domicile, pour exécuter une peine de dix mois d’emprisonnement pour vol aggravé et dégradations de biens. Pour Me Isabelle Steyer, avocate spécialisée dans les violences conjugales, on peine toujours à prendre en compte en amont la dangerosité des auteurs, ce qui pour elle constitue une forme de «complicité sociale». Cette spécialiste pointe du doigt des «défaillances» qui ne sont pas rares dans ce type de dossiers : «Manque de communication, manque de réactivité… On voit défiler des lois, des discours, des colloques au sommet. Mais concrètement, qu’est-ce qu’on attend ?» pointe-t-elle. Un rapport de l’Inspection générale de la justice, publié en novembre 2019, démontrait déjà à quel point les alertes restent trop souvent sans réponse. Basé sur l’étude de 88 homicides conjugaux définitivement jugés en 2015 et 2016, ce travail avait démontré que les deux tiers des victimes avaient subi des violences avant d’être tuées. Dans 41 % des cas, elles les avaient même dénoncées aux forces de l’ordre. 80 % de ces plaintes avaient été classées sans suite. Pour Anne-Cécile Mailfert, présidente de la Fondation des femmes, «on est encore dans une culture de la répression, plutôt que de protection, alors que des dispositifs existent, comme le téléphone grave danger ou l’ordonnance de protection, qui sont sous-employés. Il faut encore augmenter le nombre de places d’hébergement d’urgence. On incite les femmes à porter plainte, mais ensuite, il faut être doublement vigilant, car ce moment peut accroître les violences», exhorte-t-elle.

Pressé de réagir, le gouvernement, a annoncé, par la voix de Gérald Darmanin et Marlène Schiappa, la création d’un fichier de prévention des violences intrafamiliales, censé recenser tous les épisodes de violences d’un individu pour «améliorer la réponse à l’égard des auteurs et la protection des victimes». Une note interne du ministère de l’Intérieur, à laquelle Libération a eu accès, en détaille le fonctionnement : accessible aux forces de l’ordre, à la justice, aux préfets, il aura vocation à recenser toute information permettant de mieux évaluer le danger, comme des condamnations passées ou la détention de port d’armes. Ce fichier serait également relié à celui des personnes recherchées et des antécédents judiciaires. «Dans l’idéal, des personnes identifiées sur des signaux faibles (visées dans des mains courantes pour menaces, signalement par des travailleurs sociaux…) pourraient également y être enregistrées après une évaluation dans une instance ad hoc», détaille encore la note.

«Pas de dispositif miraculeux»

Les récentes affaires d’Hayange et de Mérignac semblent avoir suscité un sursaut : dans une missive adressée lundi à ses troupes, le directeur central de la sécurité publique, Jean-Marie Salanova, appelle les policiers à «résorber sans délai» le stock des dossiers de violences conjugales en cours, dont le caractère est «nécessairement urgent», souligne-t-il. Et d’exhorter à «prioriser le traitement de ces affaires», y compris «par le renfort d’enquêteurs qui seront détournés de leur périmètre missionnel habituel». Du côté de la justice aussi, des instructions ont été données pour améliorer la lutte contre les violences conjugales : déployé depuis septembre, le bracelet électronique anti-rapprochement, mesure phare du Grenelle qui donne l’alerte dès qu’un certain périmètre entre un auteur et sa victime est franchi, semble encore largement sous-employé. Alors que la Chancellerie en possède un millier, début mai, seuls 47 étaient actifs. Depuis, une circulaire a été adressée à toutes les juridictions, pour leur demander un «état des lieux» des dossiers qui pourraient nécessiter un tel dispositif. Ce mardi, la Chancellerie a fait savoir que le nombre de bracelets posés était passé à 78, soit une hausse de 70 % en trois semaines. Pourquoi pas plus ? «La mise en place globale prend du temps, parce qu’il ne s’agit pas de donner un objet connecté à la va-vite, mais de travailler en collaboration avec les forces de sécurité intérieure, les services pénitentiaires d’insertion et de probation, les associations d’aide aux victimes…»détaille Isabelle Rome, haute fonctionnaire pour l‘égalité femmes-hommes au ministère de la Justice. Pour elle, «il n’y a pas de dispositif unique miraculeux. Il faut individualiser les réponses au cas par cas», et poursuivre les formations engagées, qui ont, assure-t-elle, connu un regain d’intérêt depuis le Grenelle.

Mais pour nombre d’associations, il faut aller encore plus loin. «Il y a un réel manque de volonté politique sur le sujet», fustige Léonor Guénoun, de #NousToutes. Même son de cloche à la Fondation des femmes : «On ne parviendra à aucune évolution à moyens constants», martèle ainsi Anne-Cécile Mailfert. «Ce qu’il faut surtout, ce sont des mesures efficaces, et qu’on se saisisse enfin de celles qui existent déjà», estime quant à elle Sandrine Bouchait, présidente de l’Union nationale des familles de féminicide, dont la sœur a été brûlée vive il y a trois ans. En ce jour de mai, comme souvent, Sandrine Bouchait était venue à la cour d’Assises du Rhône épauler lors d’un procès une autre famille endeuillée : celle de Bernadette. En juillet 2019, son mari lui a roulé dessus avec son SUV, à plusieurs reprises. «Aider d’autres victimes, ça permet de se dire que nos mortes ne sont pas mortes pour rien», soufflait Sandrine Bouchait.


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