lundi 14 juin 2021

“Face à une bête sauvage”, de Joëlle Zask

Catherine Portevin publié le  

Coexister avec les animaux, c’est bien beau en théorie et l’on peut remplir des pages émerveillées sur l’ontologie de la vie sauvage, sur l’être-au-monde de la corneille, de l’ours ou du coyote. Mais comment s’y prend-on, concrètement, face à un sanglier qui nous charge, un chien errant dans une rue de Rome ou un puma dans une rue de San Francisco… voire simplement un rat affamé et des colonies de moustiques ?

Dans ce guide pratique et très utile, Face à une bête sauvage (Premier Parallèle, 2021), la philosophe Joëlle Zask examine au cas par cas comment « vivre avec » lorsque, justement, c’est impossible. Ces courtes fiches très documentées sont autant d’expériences de pensée qui désenchantent nos relations aux non-humains : considérer que les animaux ne sont ni nos amis, ni nos ennemis, est le début du voisinage.

Le petit guide de Joëlle Zask peut se lire comme les travaux pratiques de son essai Zoocities, paru en août 2020. De plus en plus, les animaux sauvages, privés de leurs conditions d’existence par l’activité humaine, se rapprochent des villes. La philosophe, prenant acte de ce phénomène, interrogeait dans ce livre les possibilités de refaire des cités, c’est-à-dire des « communautés de vie », contre une conception de la ville comme séparée de la nature. Elle examine cette fois onze cas concrets, à partir de onze animaux sauvages (de la corneille au moustique, en passant par l’éléphant, le serpent ou le coyote…) dont la présence plus ou moins envahissante est aujourd’hui signalée dans les villes, y cause des dégâts voire représente un danger pour les humains. Et là, la Cité n’est pas facile à imaginer !

Où l’on apprend qu’il peut être efficace de « faire le mort » à plat ventre pour se protéger de l’attaque d’un ours – mais pas d’un éléphant qui n’aura aucun scrupule à vous écraser ; qu’il faut surtout rester debout face à un sanglier, et ne pas regarder un chien errant dans les yeux ; et qu’en général, il vaut mieux ne pas s’agiter (facile à dire) et prier en dernier recours ! Chaque cas est également examiné en fonction des mesures collectives et/ou publiques qui sont, ou pas, possibles à trouver pour une cohabitation avec ces animaux. 

Prenons trois exemples :

  • Le macaque, ou la distance. D’une manière générale, Joëlle Zask cherche à dé-sentimentaliser nos relations aux animaux – un ours n’est pas une peluche, un chien errant au moment où il vous montre les crocs n’est pas un pauvre caniche à qui vous allez prouver votre affection, et inversement, votre phobie des serpents les rend plus dangereux. La règle d’or, selon la philosophe : ne pensons pas nos relations aux bêtes comme celles qui doivent exister « entre les membres d’une même grande famille ». La plupart des animaux que nous rencontrons dans les espaces urbanisés sont les victimes des distances que nous ne savons plus maintenir avec le monde sauvage. Ni l’éradication, ni la séparation absolue dans des parcs naturels sanctuarisés… et finalement artificialisés à l’usage des touristes, ne sont des solutions. Mais c’est à propos du macaque, cet animal pourtant réputé le plus proche de l’humain, que Joëlle Zask insiste sur la distance et la nécessité « d’interactions minimales ».La vision symbiotique ou tendanciellement transspéciste que nous avons des singes a facilité leur inclusion dans la familiarité du mode de vie humain, et, dans le cas des macaques en Afrique et en Asie du Sud-Est, les en a rendus dépendants. Cette adaptabilité fait leur malheur. Car ils ne trouvent plus les zones hors du regard, éloignées de la présence humaine, pour créer entre eux la sociabilité de groupe dont ils ont besoin. D’où leur agressivité en retour. Laissez les macaques tranquilles !
  • L’ours, ou la responsabilité. Face aux ours, espèce protégée, qu’ils ne peuvent ni tuer ni accueillir, « les urbains se heurtent à une limite tangible », estime Joëlle Zask. En s’appuyant sur les expériences canadiennes, californiennes et japonaises pour éloigner les ours des zones habitées et régler les litiges qui surviennent en cas d’attaque, elle nuance cependant le point de vue radical des sociétés de défense des animaux sauvages qui plaident pour une pénalisation de tous les actes humains, directs ou indirects, ayant entraîné des dégâts causés par les ours. « Ce n’est pas parce qu’un ours vous blesse qu’il est nécessairement en tort et mérite la mort », surtout si, par exemple, vous l’avez attiré en lui laissant à manger, admet-elle, mais absoudre par principe l’ours, c’est lui ôter toute « capacité d’initiative », le réduire à un comportement d’espèce, et donc faire preuve d’un « paternalisme protectionniste ». En Californie, par exemple, chaque cas est instruit en fonction des responsabilités de chacun : la porte était-elle restée ouverte ou l’ours l’a-t-il cassée ? L’habitant avait-il laissé des fruits sur sa table, négligé de nettoyer son barbecue ? Face au « crime environnemental » dont sont victimes les ours dans la plupart des régions du monde, avance « à petit pas » une « révolution mentale », qui consiste à « refuser la priorité absolue au bien être humain par rapport à celui des animaux », conclut Zask.
  • Le moustique, ou vivre malgré. C’est le plus petit des sauvages capables de nous empoisonner l’existence, c’est sans doute le plus dangereux par les maladies qu’il véhicule (il tue un million d’humains par an, par le paludisme, le chikungunya, la dengue, qui pourrait envahir l’Europe…)… et c’est le plus difficile à éloigner et à empêcher de nuire (l’auteur passe en revue les insecticides, auxquels les moustiques deviennent résistants, et fibres anti-moustiques toxiques, le tout formant un énorme marché polluant). Reste à réinventer l’art de la moustiquaire. On ne peut pas vivre avec les moustiques – on ne vit que malgré eux.

Face à une bête sauvage, de Joëlle Zask, vient de paraître aux Éditions Premier Parallèle. 176 p. disponible ici.



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