lundi 14 juin 2021

Exil forcé «Enfants de la Creuse» : quarante ans d’identité volée

par Lola Breton   publié le 13 juin 2021

Plus de 2 000 mineurs réunionnais ont été envoyés en métropole entre 1962 et 1984 pour repeupler des zones rurales. Début 2021, la liste de ces exilés a été versée aux archives nationales et pourrait relancer le dossier, délaissé depuis quarante ans par les gouvernements.

Pour les désigner, l’histoire a retenu le nom des «enfants de la Creuse». 2 015 mineurs réunionnais exilés vers l’Hexagone entre 1962 et 1984. Transportés vers la Creuse, certes, mais aussi vers 82 autres départements français. Sous l’impulsion d’une politique initiée par Michel Debré, alors député de la Réunion, pour repeupler les zones rurales et répondre aux problématiques sécuritaires et sociales de l’île, tous ont été arrachés à leur environnement et, pour certains, à leur famille. Ils ont grandi – parfois dans l’environnement violent de foyers, parfois entourés de l’amour de parents adoptifs – en pensant avoir été abandonnés, être orphelin ou enfant unique. Trente-sept ans après le dernier exil, et près de vingt ans après la révélation de cette histoire, le dossier semble s’être enlisé dans les préoccupations des gouvernements successifs.

Daisy Jamain, née Borelle, a découvert son appartenance aux enfants dits de la Creuse en 2019. Trop tard pour être entendue par la commission de recherche. Mais son histoire résonne avec celles de tant d’autres dans ce qu’elle dit des dérives extrêmes du système. A la mort de ses parents, Daisy, alors âgée de 9 ans, est emmenée au foyer des pupilles de Saint-Denis (la Réunion), puis à celui de la Plaine des Cafres, avec deux de ses sœurs. La plus jeune, Marie-Bénédicta, 9 mois, est transférée ailleurs, on ne sait où.

«Un jour, j’étais dans la cour, un monsieur est arrivé – bien habillé, belle casquette – et il m’a dit : « Bonjour Mademoiselle, je suis Michel Debré. » Je ne savais pas qui c’était, j’ai continué de jouer», se souvient encore Daisy Jamain. Sa rencontre avec celui qui est alors député de la Réunion présage un changement immense. «On nous vantait beaucoup les mérites d’aller en France. On disait qu’on y roulait sur l’or. Un jour on a signé un papier et on est parti dans la semaine.» Le 18 septembre 1968, du haut de ses 13 ans, Daisy Borelle lance un dernier regard vers les palmiers, avant d’atterrir à Orly : «C’était un autre monde. Il n’y avait plus de soleil, il faisait froid, très froid.» Puis, c’est un train qui l’emporte vers la maison d’enfants de Saint-Etienne-de-Montluc, en Loire-Atlantique.

Des sanglots dans la voix, la sexagénaire hyperactive raconte à Libération, avec pudeur, son adolescence de famille d’accueil en famille d’accueil : «Entre viols et esclavage, on me faisait travailler, travailler, travailler. Chez une dame, je devais frotter la maison à genoux et m’occuper des cinq gamins l’après-midi. Et pour tout ça, j’avais un fruit et une tablette de chocolat. Heureusement, toutes n’étaient pas comme ça. Chez l’une des familles, j’ai trouvé comme une mère. Là-bas aussi, j’ai travaillé. J’étais dans les champs, mais pas esclave. Au goûter, j’avais une poire avec une tranche de pain et de beurre. Ils n’étaient pas riches, mais ils étaient gentils.»

Daisy Jamain a construit sa famille et une vie heureuse faite de beaucoup de danse pour dépasser les traumatismes et tenter de chasser les fantômes. Mais elle a gardé le souvenir de cette sœur bébé, séparée d’elle à la Réunion. «J’aimerais tellement la retrouver, ce serait la joie. Mais le temps passe, je n’ai plus 20 ans et je désespère, soupire-t-elle. L’Etat ne fera rien pour moi.» Daisy Jamain a notamment essayé de récupérer des informations sur la prétendue adoption de sa sœur auprès de l’ASE (aide sociale à l’enfance), héritière de la Ddass, sans succès.

Succession de traumatismes

George Pau-Langevin, ex-ministre des Outre-mer et commanditaire de la commission d’information et de recherche mise sur pied en 2016, a, elle aussi, noté cette réticence à s’ouvrir. «Les réponses de l’administration ont toujours été assez parcellaires, dit-elle. Il y a manifestement eu un manque de discernement dans la politique menée, mais il est dommage que l’administration n’ait pas accepté de s’expliquer plus. Lorsque l’on mène une politique critiquable, on peut expliquer son erreur.»

Les histoires d’exil des ex-mineurs réunionnais comme Daisy Jamain sont multiples. Quand certains avaient effectivement perdu leurs parents, d’autres avaient été placés après que leur famille avait été jugée inapte. A leur arrivée à Orly, tous étaient considérés orphelins. Pire, comme le rapport final de la commission d’information l’indique, «les services sociaux faisaient une utilisation abusive de l’article 58 du code civil». Prévue pour donner un acte de naissance provisoire aux enfants trouvés (et donc dépourvus d’acte de naissance) ou aux bébés nés sous X, cette disposition est également longtemps appliquée aux orphelins et aux abandonnés, y compris aux petits arrivants réunionnais. Une fois un pied posé sur le tarmac, certains se voyaient donc attribuer une nouvelle identité avec laquelle ils se sont construits dans le mensonge. Quand ce n’est pas le mensonge, c’est une succession de traumatismes qui portent encore un coup aux marmailles devenues adultes.

«Entre viols et esclavage, on me faisait travailler, travailler, travailler. Chez une dame, je devais frotter la maison à genoux et m’occuper des cinq gamins l’après-midi. Et pour tout ça, j’avais un fruit et une tablette de chocolat.»

—  Daisy Jamain, enfant de la Creuse

Début 2021, la liste officielle des ex-mineurs réunionnais, établie par la commission de recherche et jusqu’alors hébergée au ministère des Outre-mer, a été versée aux archives nationales. Une migration «normale», si l’on en croit l’institution gardienne de «tous les documents administratifs ou utiles des ministères (sauf celui des Armées) dès lors que leur “durée d’utilité administrative” est échue». A ce jour, 103 enfants seulement – sur les plus de 2 000 recensés – ont demandé à savoir si leur nom apparaissait dans la liste. 88 ont reçu une réponse positive.

Fautede listing, à qui s’adresser pour en apprendre davantage, avec quarante ans de retard, sur une histoire d’adoption ou de placement plus complexe qu’il n’y paraît ? Comment obtenir le récépissé délivré par le ministère attestant que l’on est bien un enfant de la Creuse ? «Le ministère ne se déresponsabilise pas. Il y aura toujours quelqu’un au sein du cabinet et de l’administration pour répondre aux questions de ces personnes», assure l’entourage de Sébastien Lecornu, ministre des Outre-mer, à Libération.

«Le temps passe»

Bonne nouvelle pour les ex-mineurs, qui en viennent à remonter la ligne de leurs racines sur le tard, comme Josian Le Moigne, abandonné par son père à 3 ans, exilé et adopté dans les Côtes-d’Armor en 1970. «En 2018, je regardais une émission de la Fedd [Fédération des enfants déracinés des Drom, association engagée en première ligne dans la reconnaissance de l’histoire des ex-mineurs exilés, ndlr] et je me suis reconnu sur un panel de photos des enfants de la Creuse», se souvient-il.

Le quinquagénaire se rapproche de la fédération et dépose une demande pour accéder à «la fameuse liste». Il faut en avoir le cœur net. «J’ai fait la demande et un quart d’heure plus tard, un numéro privé m’a appelé.» Au bout du fil, le ministère des Outre-mer : «J’ai bien quelque chose qui correspond.» Josian Le Moigne apprend son nom biologique. Première claque. Après un an de démarches, il tient enfin son dossier de la Ddass dans les mains. C’est écrit noir sur blanc, il est le dernier d’une fratrie de six, qu’il ne connaît pas. Alors, il poste un message sur Internet pour retrouver sa famille. Une cousine, membre de la Fedd, répond : «Je crois qu’on a un lien de parenté. Je connais tes frères et sœurs qui vivent à la Réunion. Si tu veux, je te mets en contact.» Deuxième claque. Le Covid-19 et le confinement ont fait obstacle aux retrouvailles mais, après quarante ans de séparation, l’envie de se rencontrer physiquement est forte.

Philippe Vitale travaille depuis plus de vingt ans sur cette histoire oubliée. Surtout, il a présidé la commission d’information et de recherche historique sur «la transplantation des mineurs de la Réunion en France hexagonale». Pendant deux ans, entre 2016 et 2018, et accompagné des chercheurs Wilfrid Bertile, Prosper Eve et Gilles Gauvin, Philippe Vitale a écumé les dossiers d’archives, recensé les départs, les lieux d’arrivées et écouté des dizaines d’histoires. Lui est «ravi» que la liste – encore elle – parte aux archives nationales : «A la base, c’était un document de travail qui avait vocation à être détruit. On y trouve des données tout à fait personnelles : le nom d’origine, le nom de famille, et même les phénotypes des enfants et des commentaires laissés par l’administration de l’époque. Il ne fallait pas que les politiques puissent agir dessus. C’est une très bonne garantie qu’elle soit versée aux archives.»

Aux yeux de certains familiers de ce sujet si sensible, l’Etat semble compter sur les ravages des années. «Le temps joue contre les enfants de la Creuse et les autorités gouvernementales ont plutôt l’air de jouer la montre : on ne fait rien et au bout d’un moment le sujet s’envolera parce que les enfants mourront», avance un ex-employé du ministère des Outre-mer. Un ex-mineur, lui, dit comme un adage : «Le temps passe et les exilés trépassent.»

Philippe Vitale avoue lui-même se faire parfois la réflexion : «On a rendu un rapport, mais maintenant où va-t-on ?» Avant de relativiser : «Il s’est passé des choses quand même depuis vingt ans.»En 2014, l’Assemblée nationale a adopté une résolution, portée par Ericka Bareigts, alors députée de la Réunion, reconnaissant la «responsabilité morale» de l’Etat et imposant la constitution d’une commission de recherche. «Pendant longtemps, la parole et l’humanité des ex-mineurs ont été niées parce qu’elles remettaient en question un système et un homme puissant, Michel Debré. Mais le jour de la résolution est inscrit dans les archives de l’Assemblée nationale, et personne ne peut contester ce qui y a été dit», se réjouit encore Ericka Bareigts, désormais maire de Saint-Denis, chef-lieu de l’île.

«Nous restons vigilants»

Celle qui s’est engagée auprès des enfants dits de la Creuse il y a plus de vingt ans – parce que «leurs histoires [l’]ont touchée» et poussée à se battre contre les nombreuses injustices qui les composent – concède aujourd’hui : «On a pris beaucoup trop de temps à installer la commission, elle aurait dû être mise en place le lendemain de la résolution.» Lors des huit mois qu’elle a passés à la tête du ministère des Outre-mer, en 2017, Ericka Bareigts a créé une bourse d’aide à la mobilité pour financer quasi intégralement les voyages des Réunionnais de la Creuse vers leur île d’origine tous les trois ans. Depuis, l’aide financière a été pérennisée avec «une prise en charge intégrale possible une fois par an et un budget annuel de 60 000 euros», indique le ministère. Le 5 décembre 2020, le «voyage de la réconciliation», organisé par la Fedd pour retrouver certaines familles, a permis à 70 ex-mineurs de retourner sur leur île, sur financement étatique.

«Quand il y a eu la remise du rapport final de la commission en avril 2018, rien n’a bougé», déplore toutefois Valérie Andanson, ex-mineure et porte-parole de la Fedd. Depuis la nomination de Sébastien Lecornu, les ex-mineurs ont comme l’impression que le dossier revit. «Le ministre s’est engagé. Maintenant, nous restons très vigilants, prévient Valérie Andanson, parce qu’avec l’équipe précédente nous avions attendu des mois et des mois.» Dans l’entourage du ministre, on indique pourtant : «La consigne était d’assurer la continuité de ce qui avait été engagé auparavant.» Et l’un des premiers éléments à l’ordre du jour était la pose d’une stèle commémorative à l’aéroport d’Orly, où tous les ex-mineurs ont transité. D’abord envisagée pour février 2021, la pose a été retardée par le Covid. Depuis, aucune nouvelle.

«Une stèle, c’est le strict minimum que l’Etat puisse faire», estime un ex-conseiller sur le dossier. «Nous souhaitons les excuses de l’Etat, publiques et au plus haut niveau, prône encore Valérie Andanson au nom de la Fedd. Mais il va falloir être patient et essayer de faire bouger les choses.»

Sur le plan judiciaire, toutes les voies de recours légales ont été épuisées. Les quelques ex-mineurs qui s’étaient engagés dans des procédures contre l’Etat au début des années 2000 ont été déboutés pour prescription. La Cour européenne des droits de l’homme a fini d’achever leurs espoirs en décembre 2011 en déclarant leur recours irrecevable. Reste la possibilité de la justice transitionnelle, basée sur la reconnaissance d’une erreur commise et sur une réparation financière, à l’instar de ce qu’ont obtenu en 2018 les plus de 9 000 enfants suisses placés abusivement au long du XXe siècle.

«La maltraitance continue»

Recevoir de l’argent pour ce qu’ils ont subi divise parmi les enfants de la Creuse. Et, au ministère, les excuses publiques ne semblent pas être inscrites à l’ordre du jour. «Mais l’Etat fait preuve de responsabilité en entamant des démarches de résolution mémorielle, en créant des outils pour expliquer cette histoire aux nouvelles générations et en proposant un suivi psychologique pour les concernés», soutient l’entourage de Sébastien Lecornu. La Fedd voudrait en effet un lieu pour se réunir et entretenir les liens, mais c’est à Guéret, dans la Creuse, que le projet semble se dessiner. Sous l’égide de la région Nouvelle-Aquitaine et non du pouvoir central, donc. La région s’engage également au niveau culturel pour faire connaître l’histoire de ces enfants. Une exposition photo itinérante – qui est à Limoges depuis mercredi – a notamment été soutenue par le conseil régional.

Pour l’enseignement de l’histoire à tous les écoliers de France, là aussi les mesures concrètes étatiques se font désirer. Des fiches pédagogiques ont bien été créées… à destination des enseignants réunionnais. Pour les autres, il faudra encore patienter. Pour lever encore l’immense tabou qui entoure ce «scandale d’Etat» – ce «drame légal», comme le qualifient les protagonistes – le sociologue Philippe Vitale continue d’écrire, avec plusieurs autres chercheurs. Enfants de la Creuse, Idées reçues sur la transplantation de mineurs de la Réunion en France, leur dernier ouvrage, est paru le 8 avril (Editions Le Cavalier bleu).

Quant à l’accompagnement psychologique, que le ministère dit avoir prévu, il tarde à se mettre en place. Marion Feldman, professeure de psychopathologie psychanalytique à l’université de Nanterre, a été entendue par la commission en 2016 et sollicitée ensuite pour établir un projet de dispositif psychologique. «J’ai proposé et envoyé un projet budgété à Annick Girardin, je n’ai pas eu de suite. Je l’ai renvoyé deux fois au ministère depuis l’arrivée du nouveau ministre et depuis, plus rien», déplorait-elle en janvier. Pourtant, Marion Feldman ne cesse d’alerter sur le «besoin urgent que quelque chose se mette en place». «La maltraitance continue», appuie-t-elle.

«Dysfonctionnement de l’ASE»

Les ex-mineurs ont vécu plusieurs traumatismes au cours de leur histoire d’exil. Après parfois plus de quarante ans de séparation, se préparer aux retrouvailles est indispensable du côté des enfants comme de la famille restée à la Réunion. Maryse Ferragut, née Piccot, a été déplacée puis adoptée dans le Gers par un couple alcoolique et violent. Elle cherche encore sa petite sœur, Maylinda, mais elle a retrouvé le reste de sa fratrie, sans aucune aide malgré le déni qui existe encore autour de la question à la Réunion. Surtout, Maryse Ferragut sait désormais qui est sa mère biologique, qui n’accepte pas de la rencontrer. De son accent gersois, elle soupire : «Au début, je me disais que ce n’était pas normal que ma mère ne veuille pas me rencontrer. Elle est dans le déni total des cinq enfants qu’elle a abandonnés. J’ai compris sa souffrance, mais on n’est pas fautifs.» Elle espère qu’un jour l’Etat aidera «à faire les recherches et surtout à expliquer le pourquoi des refus de se rencontrer».

Prendre soin des ex-mineurs, de leur famille et des conditions de leurs retrouvailles, donc. Mais connaître leur histoire et reconnaître les erreurs qui en ont découlé va bien au-delà. «Cette histoire est révélatrice d’un dysfonctionnement de l’ASE et des rapports d’une ex-colonie avec la métropole. Notamment sur la grande pauvreté que connaissait la Réunion d’alors et le choix du pouvoir central de transférer les enfants placés en France plutôt que de créer une maison sur l’île, souligne Philippe Vitale. Il faut en sortir par le haut pour que cette affaire serve les enfants de l’ASE d’aujourd’hui.»


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