lundi 17 mai 2021

Un jour, leur enfant a annoncé sa transidentité. Pour les familles, il a fallu tout changer

Par    Publié le 14 mai 2021

Quand la transidentité se dévoile dans la famille, une tempête d’inconnues l’accompagne, et pour certains un désert de mots. Mais, tous l’expliquent, avoir un enfant transgenre ne se « négocie » pas.

Elisa Bligny et Amé, adolescent transgenre. Elle a raconté dans un livre le coming out trans et l’accompagnement de son fils dans sa transidentité.

« J’avais 25 ans quand j’ai accouché de mon premier enfant, une petite fille. A 16 ans, mon aîné est venu me voir et m’a dit : “Il faut qu’on parle, je voudrais te dire que je suis un garçon, et qu’à partir d’aujourd’hui, il faut m’appeler Louis.” Je suis restée abasourdie. Je lui ai demandé pourquoi. Il a dit “je suis un garçon dans un corps de fille”. J’ai répondu “je t’aime comme tu es”, et je me suis mise à pleurer. »

L’histoire d’Elodie avec la transidentité a commencé comme ça, un soir de novembre. « Après, on n’est pas allé plus loin dans la discussion. Depuis un certain temps, il n’allait pas bien du tout. Je l’ai senti libéré. On n’en a pas reparlé pendant trois mois. » Quand la transidentité se dévoile dans la famille, une tempête d’inconnues l’accompagne, et pour certains un désert de mots. On cherche le moyen d’aider, de ne pas braquer la personne en face, de comprendre, d’interroger sans offusquer, de s’intéresser sans brusquer. De trouver parfois, tout simplement, quelque chose à répondre.

Le sentiment d’être né dans la mauvaise enveloppe

Pour Elodie, ces trois mois commencent par plusieurs nuits de pleurs. Elle lit tout ce qu’elle peut trouver sur ce sentiment d’être né dans la mauvaise enveloppe, décrit par son enfant, dont elle n’a aucune idée. Elle s’effondre, panique, angoisse pour la vie sociale de son fils. « Je me disais : il ne sera jamais heureux, il ne sera jamais dans le bon corps. »

« En tant que parent, on déconstruit quelque chose, on doit construire autre chose, mais on ne sait pas quoi, on n’a plus les cases garçon ou fille, on n’a rien de rassurant », Elisa Bligny

Mais elle garde ses tracas pour elle. A part les yeux bouffis par les larmes et les nuits sans sommeil, dans la maison familiale, le sujet semble clos. Enfin, presque. « J’ai fait machine arrière », reconnaît-elle. « Pour moi, c’était impossible de l’appeler Louis. Chaque erreur conduisait à une crise. Je ne pensais qu’à ça, je ne parlais que de ça avec mon mari, son beau-père. Pendant trois mois, j’ai arrêté de “genrer” [mettre au féminin ou au masculin] tout ce que je disais. Nous avons cinq enfants et je n’ai plus utilisé pour aucun d’eux de formule au féminin ou au masculin », raconte Elodie. La maman comprend vite que cette rencontre avec la transidentité va lui demander de bousculer toutes ses croyances.

« Tu te dis que ton amour et ton abnégation pour ton enfant sont plus forts que tout, que ça ne changera rien. Mais, au fond de toi, ce n’est pas ce que tu ressens. Je m’excluais de ma propre vie, je ne voyais plus personne, ne parlais plus à mes amis, je ne savais pas à qui ni comment en parler. Je crois qu’au fond, j’espérais que ça allait passer », reprend Elodie. Nombreuses sont les familles qui témoignent avoir manqué de ressources pour accueillir leur enfant lorsqu’il s’est présenté comme personne transmasculine, transféminine, ou non binaire (ne se reconnaissant dans aucun des deux genres). Notamment parce que, dans ces moments-là, on n’a plus de repères. « On est vraiment perdu quand on cherche à aider son enfant transgenre », résume Elisa Bligny, mère d’Amé et autrice de Mon ado change de genre (La Boîte à pandore, 2020). Dans cet ouvrage, elle entame son premier chapitre par ces mots : « A vous parents comme aux autres membres de la famille, aux amis, aux copains, à ceux qui veulent comprendre… Je veux d’abord vous rassurer : il faut laisser le droit à la réflexion et à l’hésitation. »Elle confie : « En tant que parent, on déconstruit quelque chose, on doit construire autre chose, mais on ne sait pas quoi construire, on n’a plus les cases garçon ou fille, on n’a rien de rassurant. »

« Mon coming out dans son coming out »

Ce moment de doute, de flottement, Isabelle l’a vécu aussi, à sa façon. Son enfant se présente à elle sous le prénom Max au printemps, il a 26 ans. Il lui envoie un long e-mail qui raconte son parcours de transition. A l’époque, elle ne l’a pas vu depuis un certain temps, a peu de nouvelles, s’inquiète parfois. Elle reçoit l’annonce, l’accueille. Et commence par mettre un voile sur ce chamboulement. Quoi qu’il arrive, elle accompagnera, comprendra, acceptera et ne cherchera pas à savoir pourquoi. Mais en dépit de sa bienveillance et du travail intellectuel qui l’aide à recevoir l’information, l’émotion finit par la gagner. « Je devais le voir, pour la première fois, en tant que Max. J’étais dans la voiture et j’avais le cœur qui palpitait. J’avais l’impression que j’allais rencontrer quelqu’un d’autre », se souvient-elle.

Les retrouvailles d’Isabelle et de Max se déroulent bien, mais en rentrant, elle s’interroge : « Ai-je suffisamment pris soin de lui ? Ai-je été aussi précautionneuse qu’avant ? Je ne sais pas prendre soin d’un garçon, je crois », s’inquiète celle qui s’est identifiée jusque-là comme « la mère de trois filles ». Elle ne lui a pas dit qu’il était beau. Elle s’en veut, parce qu’elle dit toujours « vous êtes belles »quand ses enfants débarquent dans la maison familiale. C’est un rituel très important. Perdre ses marques et se poser des questions sont une source de culpabilité pour les proches. « Une maman dont un enfant transitionne petit, c’est comme si elle lui redonnait naissance, en l’accompagnant ; quand il est adulte au moment de la transition, on n’a même pas ça », ajoute Isabelle.

Après l’annonce de son enfant, elle garde pour elle l’information, pendant trois jours. Jusqu’à cette question, posée par un ami : « Comment vont les filles ? », qui devient soudain insupportable. Isabelle ne peut plus y répondre, « par crainte de trahir son enfant ». « Je me suis dit qu’il fallait en parler à mes amis, les informer qu’on ne peut plus dire “les filles”. » Après avoir obtenu l’accord de Max, elle transmet la nouvelle à son tour. « Ce moment-là a été mon coming out dans son coming out, il m’a permis de comprendre un peu ce qu’il avait ressenti en dévoilant son identité »,confie-t-elle, émue.

Les « mots interdits »

« En tant que personne trans, on a parfois l’impression que la terre entière est au courant de ce que l’on vit, on pense que tout le monde a nos codes et sait comment nous parler. Or c’est important de rappeler que d’énormes confusions persistent », souligne Anaïs Perrin, au nom de l’association OUTrans. Pour les parents, on apprend vite qu’il y a des « mots interdits » ou du moins très malvenus, que sont le « changement », le « devenir ». Elisa Bligny raconte avoir été critiquée à la sortie de son livre (qui témoigne de l’accompagnement de son fils dans la transidentité) parce qu’il s’intitule Mon ado change de genre. Dans le vocabulaire communautaire, « on ne change pas son identité, on la révèle »,reprend Anaïs Perrin. Si demander à la personne « comment souhaites-tu être genré ? comment t’appelles-tu ? » favorise la transition, évoquer l’idée que cela pourrait être une phase, parler de consultation chez un psy, ou d’éventuelle opération peut être très mal vécu par la personne trans.

« Qu’est-ce qu’elle pense perdre ? Laisser pousser mes cheveux, parler de moi au féminin… En quoi est-ce un deuil ? », Karine Espineira

Autre « confusion », celle de penser que la personne va disparaître. Karine Espineira, cofondatrice de l’Observatoire des transidentités et elle-même femme trans, a entendu sa mère adoptive lui dire : « J’ai fait un cauchemar, comme si tu allais mourir et ne plus être là », ce qu’elle ne comprend pas. « Ça m’a beaucoup interrogée de l’entendre me dire ça. Je me suis dit : “Qu’est-ce qu’elle pense perdre ? Laisser pousser mes cheveux, parler de moi au féminin… En quoi est-ce un deuil ?” » Selon elle, on associe les changements physiques, de langage ou de comportement à un effacement, parce qu’il y a l’idée sous-jacente d’un avant et d’un après dans la transidentité. « Vous voyez une autre interface, mais le logiciel est toujours le même », sourit Karine Espineira. Pour le parent, rien de tout cela n’est évident.

Agnès Condat, pédopsychiatre spécialisée dans l’accompagnement des personnes transgenres et des familles à la Pitié-Salpêtrière, à Paris, connaît bien cette perte de repères et rappelle que « certains n’ont même pas conscience que c’est possible de questionner son genre ». Avoir un proche transidentitaire demande alors de restructurer intégralement sa relation à l’autre. De faire un énorme travail en soi, conduisant à réviser toute sa conception du monde. « C’est carrément une nouvelle forme de socialisation qui se met en place : on doit changer soi-même, changer ses représentations. Et cela constitue un gros bouleversement », reconnaît Emmanuel Beaubatie, sociologue et auteur de recherches sur le genre, la catégorisation du sexe, la sexualité et la santé à l’Institut national d’études démographiques (INED).

Un témoignage d’amour

Un reboot complet s’impose alors : le regard que l’on porte sur son enfant et toutes les projections qui vont avec s’en trouvent bouleversés. « On projette tellement sur nos enfants qu’il faut reconstruire ce que l’on avait en tête », se souvient Elisa Bligny. « On subit une réassignation au sein de la société, au sein de notre environnement, et même dans notre maternité », témoigne-t-elle, soulignant par là que la transition est aussi, pour le parent, un brutal changement de paradigme. L’enfant « passe une frontière »qui fait peur, décrypte le sociologue Emmanuel Beaubatie.

La personne trans et l’entourage avancent en décalé. Pour l’une, la décision a eu le temps de mûrir, parfois pendant des années, tandis qu’elle apparaît pour l’autre comme quelque chose de neuf

Passer cette frontière n’est pas toujours fluide, ni intimement ni dans le lien à l’autre. Elisa Bligny parle de « surmonter une épreuve douloureuse, car il n’y a pas de honte à l’appréhender comme quelque chose d’extrêmement difficile à vivre ». On se rentre dedans, on ne se comprend pas forcément ; la personne trans et l’entourage avancent en décalé. Notamment parce que la décision a eu le temps de mûrir (pendant des mois, des années parfois) pour l’une, tandis qu’elle apparaît comme quelque chose de neuf pour l’autre. Hugo, homme trans de Lyon, raconte avoir fait son coming out sur les réseaux sociaux, pour que « tout le monde soit au courant d’un coup et parce que cela représente [sa] liberté d’exister publiquement ». Il y réfléchissait depuis longtemps. Il était au travail quand il a eu le déclic de se lancer. Il fallait que ce soit maintenant. Il est rentré plus tôt ce jour-là, a posté son messagesur Instagram. Il attendait de ceux qui le recevraient que l’acceptation aille vite, elle aussi. Que la réponse soit un témoignage d’amour. C’était crucial. L’émotion, la déstabilisation des gens en face n’avait pas vraiment sa place, « c’était forcément moins bouleversant pour eux que ça l’était pour moi », tranche-t-il.

Mais ce qui se joue de l’autre côté, pour le proche, c’est le sentiment d’être dépossédé de l’histoire commune. La sœur de Louis, Adèle, a 14 ans lorsque son frère fait son coming out. Elle se demande à quoi ressemblera leur lien, qu’elle imaginait être celui de sœurs, et raconte avoir ressenti de la tristesse, au début. Participer à une transition, c’est parfois avoir l’impression de perdre une partie de soi, d’être amputé de cette histoire commune qui faisait lien. Une amie de la famille de Max, qui l’a vu grandir, raconte : « Il faut dire au revoir à quelque chose en nous, ce n’est pas facile. Dire au revoir à ce que l’on a toujours connu de l’autre pour adopter une nouvelle façon de l’appeler, de considérer la personne, lui trouver de nouveaux surnoms… »

Volonté de dédramatisation

A contre-courant de ce mouvement d’habituation nécessaire, la personne trans est pressée d’ancrer sa décision dans l’univers social, qui la concrétise. Le sociologue Emmanuel Beaubatie précise : « Juste après le coming out, la reconnaissance est très importante, elle est même décisive. La construction sociale du genre exprimé passe avant tout par la relation avec les proches, qui la fait exister. » A ce moment-là, « en tant que personne trans, on veut rattraper le temps perdu », ajoute la sociologue Karine Espineira. En face, l’autre répond : « Je viens de l’apprendre, laisse-moi du temps. »

Alors qu’elle se trouve au cœur de cette période, Elodie contacte la mère d’un homme trans, à l’invitation d’un ami, pour avoir des conseils. « Avoir un enfant transgenre, c’est super, tu verras, c’est génial », lui dit simplement cette dernière, dans une volonté de dédramatisation. Cette réponse enjouée, sur le coup, Elodie ne la comprend pas. Pourtant, nombreux sont les témoignages qui commencent par le positif, lorsqu’il s’agit de transidentité. Mais nombreux aussi sont les proches qui refusent catégoriquement de témoigner, tant le sujet est sensible. Pour ceux qui le font, le récit commence par cet avertissement, sorte de garde-fou pour celui qui interroge : on préfère vous prévenir que tout va bien. Au point, parfois, de donner l’impression que la transition de l’enfant, du frère, de la sœur, du cousin, de l’ami a été facile en tous points de vue. « Parce qu’on aime une personne et pas un genre », soulignent certains.

D’autres acceptent de revenir sur le processus, comme Elodie, Isabelle ou encore Elisa, en osant se confier sur les montagnes russes émotionnelles traversées pour en arriver là. Si la confidence intime est si frileuse, c’est parce qu’il y a la peur sous-jacente de trahir la trajectoire de son enfant, qu’on a parfois eu du mal à épouser. Parce qu’on n’a pas toujours admis que la transition nous avait marqués, interrogés, chamboulés, par peur de rompre le lien avec la personne transgenre. Et parce que, tous l’expliquent, avoir un enfant transgenre ne se « négocie » pas. Pour préserver sa relation à l’autre, on embrasse alors souvent la « cause ». « Même s’il est difficile de comprendre et d’accompagner un enfant dans sa transition, on ne peut pas, en tant que parents, agir autrement »,écrit Elisa Bligny. « En fait, c’est simple : tu t’y plies ou tu le perds »,abonde Elodie.

Un travail d’équipe

Après des mois à se murer dans le silence, la maman de Louis revient sur son déclic : « En mai, il y a eu ce rendez-vous avec la psychiatre du centre LGBT de Rennes, qui nous a dit : “Votre enfant va bien, il n’a pas de maladie, il est transgenre.” Là, ça a basculé en moi, comme si j’avais besoin que le corps médical me confirme quelque chose. Jusque-là, un doute persistait : et s’il y avait un problème hormonal ? Je trouve ça triste d’avoir attendu ça », confie-t-elle. Mais dès lors, c’est acté : son fils s’appelle Louis, leur relation s’en trouve immédiatement apaisée. Elle raconte la lutte qui en découle, avec ses grands-parents notamment. « Ils ont des mots très violents, affirment qu’ils ne l’appelleront jamais par ce prénom masculin. Je me bats avec eux et je finis par leur dire : “Vous n’avez pas le choix.” » Thierry, père de Louis, confie pour sa part : « On s’est documentés, avec ma compagne, on a vu que le soutien était essentiel. On a compris qu’il fallait qu’on l’aide, que sans cela il pourrait nous fuir et se mettre en danger. »

L’humoriste et réalisateur Océan illustre lui aussi, dans sa série éponyme, les difficultés pour sa mère à intégrer la nouvelle, à l’appeler par le prénom qu’il a choisi, à utiliser le genre masculin pour s’adresser à lui. Dans la première saison, diffusée par France TV, sa patience s’étiole. Lors de leur dernier échange, il lui dit que si elle continue de refuser son identité, elle ne pourra plus être sa mère. « Ça a été un électrochoc pour moi comme pour elle, confie-t-il après coup. Le conflit s’est accentué jusqu’à son paroxysme quelques mois plus tard, puis elle a enfin bougé en profondeur, réussi à me voir comme son fils et ne plus faire d’erreur », termine-t-il.

« Accueillir la nouvelle d’une transidentité est forcément synonyme de s’investir », commente le sociologue Emmanuel Beaubatie, pour qui la transition est un travail d’équipe, y compris dans le coming out, que les proches font à leur tour dans leurs cercles professionnels et intimes. « Si on caricature, avant, la norme était le rejet par la famille. Quand on transitionnait, on perdait ses amis, son travail. Maintenant, cela tend à être moins vrai, les familles qui accueillent la nouvelle transitionnent elles-mêmes. Le coming out n’est plus un espace solitaire, aujourd’hui il concerne tout le monde », conclut Karine Espineira.


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