dimanche 30 mai 2021

L’hospitalisation sans consentement en hôpital psychiatrique : un problème politique

Pierre Vesperini publié le 

Chacun connaît l’histoire de Camille Claudel, la grande artiste qui fut la maîtresse et la rivale de Rodin. En 1913, quelques jours à peine après la mort de son père, qui l’avait toujours protégée, sa mère la fit interner dans un asile de fous. Voici ce que lui écrivait sa fille deux semaines après son arrivée :

“J’ai bien reçu les objets que vous m’avez envoyés. Voilà bien de l’argent dépensé. Avec le quart de cet argent-là, j’aurais vécu tranquille longtemps dans mon quai de Bourbon où j’étais si bien... Cela va-t-il durer longtemps, cette plaisanterie-là ? Vous ne pourriez pas me donner quelques renseignements à ce sujet ? Je n’en serais pas fâchée”

Camille Claudel

Pour toute réponse, la mère interdit au médecin-chef de laisser sa fille correspondre avec quiconque ou de recevoir des visites. De fait, la « plaisanterie » allait durer jusqu’à la mort de Camille, en 1943. Elle fait ainsi partie des 40 000 fous, ou plutôt présumés fous, que Vichy laissa mourir de faim.

Cette histoire paraîtra, à la conscience commune, remonter à l’ancien temps. Il y a beau temps, pense-t-on, qu’on n’enferme plus les gens malgré eux dans des asiles de fous. 

Et pourtant, la loi de 1838, qui rendit possible l’enfermement de Camille Claudel, est restée en vigueur jusqu’en 1990. À cette date, la loi qui la remplaça ne fit que la toiletter, et ne changea rien au processus d’internement. On distingue toujours entre :

  • un internement « d’office », sur décision du préfet, qui représente selon MRaphaël Mayet, avocat spécialisé dans la défense des victimes d’internements abusifs, pas moins de 20% des 80 000 mesures d’hospitalisation sous contrainte décidées chaque année ; 
  • et un internement dit « volontaire », mais qui l’est en fait très rarement : il a lieu en effet le plus souvent « à la demande d’un tiers » (famille ou proches de « l’interné »), et sur certificat médical, celui-ci pouvant être fait par n’importe quel médecin, qu’il soit généraliste, voire médecin du sport.

Lorsqu’il s’agit d’un(e) adolescent(e), la simple autorité parentale suffit pour les faire interner sans leur consentement, et ils n’ont aucun recours, tant qu’ils n’ont pas 18 ans, pour saisir le juge des libertés. Il n’est pas besoin d’être particulièrement sensible au phénomène, de plus en plus mis en lumière, de la « famille maltraitante », pour deviner la licence ainsi laissée aux familles d’infliger aux enfants qui les dérangent, en toute impunité, des souffrances qui les marqueront à jamais, qui peut-être même, tout simplement, les rendront fous. Car c’est l’un des effets les plus pervers de l’hospitalisation sous contrainte : une fois qu’on est enfermé, on est enfermé dans la condition de fou. Au point qu’on peut, parfois, finir par ne faire plus qu’un avec elle. L’absorption forcée de neuroleptiques y est certes pour beaucoup, mais pas seulement : non seulement notre identité nous est, en grande partie, donnée par le regard des autres. Mais elle est encore affectée par les situations sociales dans lesquelles nous nous trouvons, et particulièrement celles qui nous sont imposées. L’asile ne fait pas exception. Écoutons ce que dit l’infirmier Yves Gigou, dans un passionnant récit autobiographique « L’histoire », dit-il, « nous [a] enseigné, d’une façon irréfutable, que l’asile rend fou. »

Aujourd’hui encore, la porte de l’internement abusif reste donc grand ouverte : un conflit entre conjoints, entre collègues, entre voisins, entre parents, mais aussi un conflit entre les autorités et un citoyen (simple particulier, militant associatif, élu, ou haut fonctionnaire), peut déboucher sur un internement abusif. D’après André Bitton, président du Cercle de réflexion et de proposition d’actions sur la psychiatrie (CRPA), si l’on prend en compte le nombre de mainlevées accordées par les juges des libertés (ou les conseillers des cours d’appel) dans les contrôles judiciaires des mesures d’hospitalisations sans consentement, « on peut actuellement évaluer le nombre des internements peu ou prou arbitraires à 8 ou 9% des mesures d’hospitalisation sans consentement ».

La seule chose qui change réellement à partir de 1990, et plus encore à partir des années 2000, c’est le regard sur l’hospitalisation. Comme l’explique Raphaël Mayet dans une conférence de 2019, alors qu’on la voyait jusqu’alors comme une « mesure de soin » et « très secondairement » comme « une mesure de restriction ou de privation de liberté », le rapport s’inverse. C’est l’aboutissement d’un très long combat mené par les associations d’usagers de mouvements en psychiatrie depuis les années 1970. Lors d’un long entretien qu’il a bien voulu m'accorder, André Bitton m’a confié les mille difficultés auxquelles se sont heurtés, dans les premières années de leurs luttes, ceux qu’on considérait comme des « fous » (« quoi que je dise, j’étais discrédité »), entre le mépris des avocats (« ils nous jetaient »), le « paternalisme » de certains psychiatres, y compris les plus progressistes, l’obstruction des syndicats à toute réforme, et l’ignorance satisfaite des politiques. Un chercheur du CNRS, Philippe Bernardet (1950-2007), a consumé sa vie dans ce combat. On peut – on doit – lire la lettre terrible et poignante qu’il écrivit en 2004 à une parlementaire, rapporteur d’une loi tendant à la création d’une commission d’enquête sur la progression du nombre d’internements psychiatriques en France.

Il aura donc fallu plus de quarante ans de luttes pour que la justice se penche enfin sur cette atteinte gravissime à la liberté et à la dignité humaine.  

* 

La dernière manifestation de cette judiciarisation de l’hospitalisation sous contrainte est une décision du Conseil constitutionnel, rendue le 19 juin 2020.

L’un de nos concitoyens, « M. Éric G. », avait saisi le Conseil constitutionnel d’une « question prioritaire de constitutionnalité » (QPC). En effet, alors qu’il faisait l’objet d’une hospitalisation sans consentement, il avait été soumis à des mesures d’isolement (c’est-à-dire enfermé dans une chambre) et de contention (c’est-à-dire attaché à un lit). Et il s’était alors aperçu que la loi n’avait aucun recours judiciaire à lui offrir. Le juge des libertés et de la détention pouvait, depuis une loi de 2016, lever une hospitalisation sans consentement, mais, paradoxalement, il ne pouvait intervenir ni sur l’isolement ni sur la contention, c’est-à-dire, pour reprendre la formule profonde de l’avocat du requérant, Raphaël Mayet, sur le « degré ultime de l’atteinte aux libertés » : car on n’est pas seulement enfermé dans une institution permettant par ailleurs un minimum de déplacements en son sein. On est immobilisé et privé de la liberté d’aller et venir à l’intérieur d’un lieu qui est lui-même un lieu d’enfermement, et l’on est encore privé de tout contact avec l’extérieur, sans accès à son téléphone, sans possibilité de recevoir quiconque, ni même de recevoir des lettres, le courrier étant couramment confisqué.

Le 19 juin 2020, le Conseil constitutionnel a donc décidé que l’article L. 3222-5-1 du Code de la santé publique, qui régit les pratiques d’isolement et de contention, était contraire à la Constitution, et plus précisément à son article 66, qui proclame que « nul ne peut être arbitrairement détenu » et que le respect de ce principe est assuré par « l’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle ».

Le législateur avait jusqu’au 31 décembre 2020 pour modifier les dispositions de la loi. On ne sera pas étonné d’apprendre que, comme l’avait prévu Éric Péchillon, professeur de droit public à l’université de Bretagne-Sud, loin de saisir l’occasion d’un « texte général réformant la psychiatrie », le gouvernement agit en catimini : il se contenta d’introduire une simple refonte de l’article censuré par les Sages à l’intérieur d’une loi… de finances, la loi de de finance de la sécurité sociale promulguée le 14 décembre dernier. On l’y trouvera à l’article 84. Elle n’a rien à y faire. Comme me l’écrit Me Mayet :

“L’insertion de cette question dans une disposition de la Loi de financement de la sécurité sociale traduit un réel mépris pour les personnes concernées (personnes hospitalisées, soignants, intervenants judiciaires) alors même que les soins psychiatriques sans consentement ont fait l’objet depuis 2010 de nombreuses QPC qui ont forcé l’évolution du droit”

Raphaël Mayet

Dans le jargon des légistes, une disposition présente dans une loi où elle n’a pas sa place porte le beau nom de « cavalier ». Les « cavaliers » se sont multipliés ces dernières années. Ils sont régulièrement censurés par le Conseil constitutionnel. Encore faut-il qu’on le saisisse, ce qui n’a pas été le cas ici.

Tout cela s’est donc passé à Paris sans bruit l’automne dernier, et je n’en aurais jamais eu vent sans un article de Libération intitulé « Psychiatrie : une nouvelle loi pour attacher et isoler certains malades ».

Mais la pudeur du législateur ne s’arrête pas là. Alors que le Conseil constitutionnel avait affirmé on ne peut plus clairement que « la liberté individuelle ne peut être tenue pour sauvegardée que si le juge intervient dans le plus court délai possible », le « cavalier » gouvernemental dit simplement que « le juge des libertés et de la détention peut être saisi »« Peut être saisi » : ce n’est donc plus qu’une possibilité. Autrement dit, pour le gouvernement, la « sauvegarde de la liberté individuelle » est une possibilité. Et seuls s’en saisiront ceux qui ont les ressorts et les ressources nécessaires, ainsi que l’écrit André Bitton :

“Le Gouvernement laisse en l’état […] le défaut d’accès au contrôle judiciaire et à un quelconque droit à la défense des personnes ne bénéficiant pas d’un entourage familial ou amical ainsi que celles et ceux qui ne disposent pas de suffisamment de ressources pour rémunérer les services d’un avocat spécialisé. Très peu d’avocats acceptent de prendre en charge de telles affaires au titre de l’aide juridictionnelle. Quant aux autres, les plus fragiles psychiquement et matériellement, aucun juge ne viendra garantir leur droit, garanti par l’article 66 de la Constitution, à ne pas être ‘arbitrairement détenus’

André Bitton

Le texte voté prévoyait par ailleurs qu’un décret viendrait plus tard préciser les conditions exactes de cette information ; or il aura fallu attendre des mois pour qu’il paraisse au Journal officiel. Ce qui veut dire que pendant des mois, les personnes hospitalisées sans leur consentement n’avaient aucun moyen légal de recourir à cette loi. Le Conseil constitutionnel examinera très prochainement une QPC relative à cette nouvelle disposition compte tenu de l’indigence du « mécanisme de contrôle low cost » (Me Mayet) mis en place par ce texte.

Aujourd’hui, nous nous trouvons donc face à un double paradoxe.  

D’une part, pour citer un récent texte d’André Bitton, nous assistons à une « explosion jurisprudentielle » protégeant les droits des internés, qui s’explique par le fait que l’État « a trop longtemps rejeté tout contrôle judiciaire de l’internement psychiatrique ».

Mais, alors que toutes ces mesures pourraient faire croire que nous sommes sur la bonne voie, nous assistons à une augmentation de la maltraitance des personnes internées. Mathieu Bellahsen, psychiatre auteur de La Santé mentale: vers un bonheur sous contrôle (La Fabrique, 2014), me parle d’une augmentation « exponentielle » des maltraitances, dues aux « sous-effectifs », au « manque de formation », à la « représentation sécuritaire »du malade mental et, plus généralement, à « l’évolution sécuritaire de la société »

« Chaque jour », écrivait récemment Pierre Delion dans Libération« les plaintes affluent » et « le nombre des contentions augmente »De cette augmentation, un récent article de Patrick Coupechoux, auteur de Un Monde de fous (Seuil, 2014), éclaire parfaitement les causes. Elles sont matérielles : les budgets peaux de chagrin, les fermetures de services, les fusions de secteurs (sous prétexte de « mutualiser » leurs moyens), la surexploitation et la précarisation des soignants (les deux vont de pair), épuisés par ailleurs par des cadences folles, et découragés par des déplacements permanents, a débouché sur ce que le psychiatre Pascal Pannetier appelle un « burn-out généralisé dans tous les services de psychiatrie », qui est évidemment propice à toutes les dérives. Et elles sont morales : c’est l’idéologie scientiste, qui aboutit à la « chosification du patient », et sa compagne, l’idéologie sécuritaire, formulée par le discours d’Antony de Nicolas Sarkozy, qui fait du fou un être dangereux, au rebours de toutes les statistiques. On va donc recourir massivement à la contention et à l’isolement uniquement par manque de personnel. Comme le dit Yves Gigou, à partir du moment où la « vision managériale » de « l’hôpital-entreprise » remplace le soin par le chiffre, « la porte est grande ouverte à une gestion comptable, administrative et inhumaine des patients ».

*

Ce paradoxe est rendu possible parce que, quelles que soient les mesures de protection dont ont bénéficié les internés ces derniers temps, aucune ne prévoit de sanctions. Dès lors, la loi ne sert à rien. Écoutons par exemple ce que dit un jeune infirmier au député François Ruffin, en visite à l’hôpital Philippe Pinel, à propos d’un patient enfermé en chambre d’isolement, qu’on peut observer par des oculus fraîchement installés :

“C’est un patient qui a grandi au milieu des chiens, dans un chenil. Là, des fois, il reste au milieu de ses excréments. […] Normalement, légalement [depuis la loi de 2016], les patients enfermés, ils doivent être vus par le médecin tous les jours. Parce que ça constitue quand même une privation importante de liberté. Là, la feuille est signée une fois par semaine, mais le patient n’est pas vu… […] On en est supposés, techniquement, avoir [un médecin] à plein temps. Mais non. Y’en a un qui fait une visite le mardi après-midi, et encore, c’est un interne, qui connaît très peu les patients. Je ne lui reproche rien, hein, je décris juste”

Un infirmier cité par François Ruffin, in Un Député à l’hôpital psychiatrique, p. 29 (Fakir Éditions, 2017)

Dans le même hôpital, un médecin explique :

“En chambre d’isolement, les malades mangent tout seuls. C’est contraire aux règles : on est supposés rester avec eux pour éviter les ‘fausses routes’. C’est un très gros risque, en psychiatrie, avec les traitements : la nourriture part vers les poumons et étouffe le patient. Mais non, on est bien obligés de les laisser seuls”

Un médecin cité par François Ruffin, in Un Député à l’hôpital psychiatrique, p. 67

Le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) peut donc égrener, année après année, des « recommandations en urgence » suite aux scènes indignes dont il a été témoin (qu’on lise le rapport de ses visites au centre psychothérapique de l’Ain en 2016 ; au CHU de Saint-Étienne (Loire), en 2018 ; et au centre hospitalier du Rouvray, en 2019) : rien ne change.

Deuxième paradoxe : l’hospitalisation forcée est le mode de privation de liberté le plus important en France, supérieur certaines années à l’incarcération pénale, supérieur actuellement si, comme me l’indique André Bitton, on prend en compte le total des soins psychiatriques sous contrainte, qu’il s’agisse des hospitalisations sans consentement ou des pratiques de contrainte aux soins psychiatriques en extra-hospitalier, ainsi que les services dits « libres », qui sont en réalité des hospitalisations contraintes. Éric Péchillon raconte par exemple comment, dans certains services, il a vu des patients en soin libre passer plus de sept jours en chambre d’isolement (ici, à 3’57’’).

L’hospitalisation forcée est, en outre, en pleine progression. En 2018, le rapport du CGLPL notait que « le nombre d’hospitalisations sans consentement connaît une croissance sans précédent », et la pandémie a encore accéléré ce processus. 

Nonobstant, la question est quasiment absente de l’espace de la discussion publique. Autant il est courant de tomber sur des articles dénonçant la surpopulation carcérale ou l’enfermement des sans-papiers dans les centres de rétention administrative (CRA), y compris les enfants, autant il est rare de voir poser un problème qui concerne tous les citoyens. Comme l’écrit la sociologue Delphine Moreau, la psychiatrie « a quelque peu disparu de l’espace public commun de réflexion et est tombée dans des formes d’invisibilité ».

Il est urgent de l’en faire sortir, en une période où, plus que jamais, nous voyons à quel point l’impératif d’adaptabilité peut d’un moment à l’autre faire basculer une vie dans la déshumanisation. Je ne pense pas ici seulement aux internés des hôpitaux psychiatriques. Je pense aux enfants et aux adolescents « placés » dans des foyers où les maltraitances sont monnaie courante. Je pense aux personnes âgées se trouvant de fait recluses – « assignées à résidence »disait l’ancien CGLPL Jean-Marie Delarue – dans les services fermés des Ehpad, où le Contrôleur général n’a pas accès, et où l’on sait pourtant qu’ont lieu des pratiques de contention arbitraires et autres maltraitances physiques et sexuelles pour les mêmes raisons matérielles : manque de moyens et de personnel, et pour les mêmes raisons morales : l’être humain est déshumanisé. Non pas, cette fois, au titre d’être « dangereux », mais au titre d’« obsolescent », plus bon à rien.

Seule une nouvelle donne matérielle et morale pourra faire retrouver à notre société le chemin de la liberté et de la dignité. Car c’est l’ensemble de la société qui est touché par ces abus. « Une injustice faite à un seul », écrivait Montesquieu, « est une menace faite à tous ».


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