jeudi 27 mai 2021

Légalisation du cannabis : par-delà le bien et le mal

 philosophie magazine

Pierre Terraz  publié le 

Analyse

On peut être pour ou contre la légalisation du cannabis. Le débat est complexe, porteur d’importants enjeux : sociaux, économiques, sanitaires. Il polarise les opinions à l’extrême, mais affiche désormais dans la société une tendance plutôt favorable à la légalisation. Le débat semble toutefois loin d’être tranché. C’est pourquoi nous vous proposons ici d’analyser les conséquences d’une légalisation au-delà d’un point de vue des principes moraux, dans une démarche purement utilitariste – qui pourrait se révéler vertueuse pour tous. 

« Le plus grand bonheur du plus grand nombre est la mesure du juste et de l’injuste » (Jeremy Bentham). Telle est la doctrine de l’utilitarisme, qui prescrit d’agir de manière à maximiser le bien-être collectif, en cherchant où se trouve le bénéfice pour le plus grand nombre d’individus. Cette morale suppose de réfléchir en termes de résultats, d’évaluer la valeur d’une action à l’aune de ses conséquences. Elle s’oppose à la morale dite déontologique de Kant, selon laquelle c’est le devoir qui doit guider mon action, sans calcul : j’agis car ce que je fais répond à un devoir établi comme la norme du bien. Une norme universelle qui s’imposerait à moi comme impérative : « Agis de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre » (Emmanuel Kant).

En affaire de morale, ces deux positions ont évidemment leur intérêt. Mais dans un cas aussi tranché que celui du cannabis – à l’heure où les trafics illégaux gangrènent plus que jamais la société, et où seulement 0,8% des Français sont pour le maintien du cadre légal en vigueur –, opter pour la position du devoir est-il encore pertinent ? Tour d’horizon des arguments du débat.

Encadrer la consommation, plutôt que la pénaliser

Pour Gérald Darmanin, légaliser le cannabis relèverait d’une « lâcheté intellectuelle », signe d’une défaite gouvernementale dans un combat contre la drogue. Selon le ministre de l’Intérieur, le cannabis serait même « devenu une drogue dure », tant sa concentration en THC (sa substance psychoactive) a, pour diverses raisons, augmenté ces dernières années – tous les fumeurs réguliers le confirment, de même que les analyses des saisies policières.

En évoquant ce problème, bien réel, lié à la dangerosité du cannabis et de ses effets, le ministre oublie toutefois une autre réalité plus importante : la France détient le titre de championne d’Europe en matière de consommation. Les jeunes Français en particulier sont les plus gros consommateurs, avec 21% des jeunes adultes fumant régulièrement. Soit 5% de plus qu’aux Pays-Bas, où la substance est légale, et 12% de plus que chez nos voisins Belges.

Le principal problème lié à la consommation de cannabis semblerait donc se situer davantage du côté de sa démocratisation que de ses effets néfastes. Or, il y a un gouffre énorme entre une démarche répressive et la réalité, puisqu’il est impossible d’appliquer concrètement une loi punitive à si grande échelle. Cette difficulté s’est d’ailleurs traduite par un assouplissement chronique de la loi au cours des dernières années : la dernière modification en date remonte à septembre 2020, où la sanction pour usage de cannabis est passée d’une peine lourde au paiement d’une simple amende. D’un point de vue pragmatique, la lutte ferme contre la substance est un échec palpable dans un pays où les consommateurs se comptent en millions. Et dans une perspective utilitariste, sa légalisation permettrait un meilleur contrôle et une meilleure prévention, en levant le tabou sur une consommation cachée, mais bien réelle et très répandue.

Déposséder les trafiquants, plutôt que les consommateurs

Dans un entretien accordé au Figaro il y a quelques semaines, Emmanuel Macron affichait un discours offensif quant à la lutte contre le trafic de stupéfiants, appelant à « ne laisser aucun répit aux trafiquants ». Pourtant, le chef de l’État évoquait dans le même temps l’extrême difficulté à lutter contre un trafic qui « explose », et forme une véritable « matrice économique de la violence ».

Matrice économique, le cannabis en est bien une : il représente chaque année presque 1,5 milliard d’euros, soit la moitié de l’argent généré par le marché des drogues en France. Par ailleurs, il y aurait plus de 230 000 personnes impliquées dans ce trafic, entre guetteurs, revendeurs, conducteurs de « go-fast » et gérants. Un réseau gigantesque, donc, et parfois très bien ancré dans les territoires, rendant la vie impossible à de nombreux habitants.

Pour autant, appeler à « ne laisser aucun répit aux trafiquants » est purement irréaliste. D’abord, parce que l’ampleur du trafic en question dépasse largement tout espoir de démantèlement. Aussi, parce que dans la lutte contre la drogue, ce sont les usagers et non les trafiquants qui sont généralement épinglés par la justice. En 2015, seule une minorité de condamnations concernait les vendeurs (4%) et les transporteurs (12%). De l’autre côté, le nombre d’interpellés pour usage simple de cannabis a été multiplié par sept en l’espace de vingt ans. Une politique qui n’agit qu’en surface, sans endiguer le problème, jusqu’à être dénoncée au sein même de la police. Alors, s’il est moralement discutable de rendre une drogue légale, se positionner comme le fait le gouvernement actuel dans une démarche purement répressive n’est pas une issue, et révèle une déconnexion du politique par rapport aux réalités du terrain. Quand la légalisation pourrait, au contraire, pénaliser directement les trafiquants plutôt que les consommateurs.

Financer l’État, plutôt que des organisations criminelles

Dans le système actuel, la lutte contre le cannabis coûte 400 millions d’euros par an. En moyenne, la répression pèse 10 fois plus cher que la prévention dans les dépenses publiques. Alors que la légalisation pourrait rapporter beaucoup d’argent dans les caisses de l’État, tant en recettes fiscales qu’en économies sur le volet répressif.

Concrètement, plusieurs scénarios plus ou moins rentables sont possibles. Dans un rapport publié en 2014, le cercle de réflexion Terra Nova en a envisagé trois. D’abord, la simple dépénalisation de l’usage, qui réduirait de moitié les coûts de la répression. Ensuite, dans le cas d’une légalisation avec un monopole public, les recettes fiscales pourraient s’élever à 1,3 milliard d’euros, auxquels s’ajouterait une réduction de 500 millions sur le volet répressif. Enfin, dans un cadre concurrentiel, la légalisation pourrait permettre des recettes fiscales plus élevées (autour de 1,7 milliard d’euros) mais augmenterait l’offre, et probablement le nombre de consommateurs.

D’un point de vue utilitariste, le scénario numéro 2 (légalisation avec un monopole public) semblerait donc le plus adapté. Encore une fois, il est peut-être moralement inacceptable de demander à l’État de vendre de la drogue à ses propres citoyens, mais ce modèle permettrait de contrôler un usage massif du cannabis qui, de toute façon, a déjà lieu. Sans compter que les bénéfices, qui vont pour l’instant dans le financement d’organisations criminelles, pourraient être alloués à la prévention contre les drogues.

Prévenir, plutôt que guérir

Vient enfin l’argument sanitaire, le fer de lance des anti-légalisation. En témoigne l’une des dernières sorties médiatiques de Gérald Darmanin sur LCI, qui assenait : « La drogue, c’est de la merde. On ne va pas légaliser cette merde ». De manière plus mesurée, la sénatrice LR Valérie Boyer appelait de son côté à « protéger des vies », quand le Rassemblement national alertait contre le « cannabis [qui] détruit le cerveau des jeunes ».

Les effets délétères du cannabis sur la santé sont avérés, et plus risqués chez les jeunes qui sont aussi les premiers consommateurs. D’abord, ses effets psychoactifs sont certains : les plus fréquents étant une altération de la mémoire, des troubles relationnels, voire des troubles mentaux dans des cas plus rares et chez des personnes prédisposées. Par ailleurs, si « aucun décès n’a été rapporté après usage de cannabis », comme le rappelle Drogue info service(la substance ne provoque pas d’overdose), le danger existe bien au volant. Une étude sur la mortalité routière et les stupéfiants estimait que, pour 6 000 accidents mortels par an, 230 seraient imputables au cannabis.

Cela suffirait-il à justifier le maintien de la loi en vigueur sur la répression du cannabis ? D’un point de vue utilitariste, encore une fois, rien n’est moins sûr. Car une légalisation permettrait de contrôler la composition du cannabis vendu, dont la teneur en principe actif a, rappelons-le, augmenté de manière exponentielle ces dernières années… et donc de fournir au consommateur un produit plus sain. Aussi, la légalisation permettrait au secteur médical de mettre en place une véritable politique d’accompagnement et de prévention, en particulier chez les jeunes. Il s’agirait, pour les médecins, d’aider les plus gros consommateurs à se réguler. En conseillant, par exemple, l’utilisation de variétés moins fortes en substances psychoactives, ou en proposant des alternatives comme le CBD (du chanvre dépourvu de toutes propriétés stupéfiantes). Ce type d’accompagnement se fait déjà sur d’autres produits néfastes pour la santé, mais légaux : c’est le cas en particulier pour l’alcool ou le tabac, lors de sessions de prévention dans les écoles ou auprès de tabacologues.

Enfin, la théorie du basculement vers d’autres drogues, longtemps défendue par les anti-légalisation, est aujourd’hui largement contestée. Cette théorie estimait que la consommation de cannabis pourrait être une porte d’entrée vers d’autres drogues plus dangereuses, comme la cocaïne ou l’héroïne. Or, dans les faits, c’est plutôt le contact avec les dealeurs qui pousserait à expérimenter de telles substances. La légalisation réduirait donc, là encore, ce risque.

Une conclusion utilitariste

Il ne s’agit pas de faire l’apologie de la drogue, mais d’aborder le problème d’un point de vue utilitariste et pragmatique. L’histoire laborieuse de la lutte contre le cannabis et l’explosion de sa consommation ont largement montré l’échec de la politique répressive actuellement en vigueur. Au contraire, se placer du côté des conséquences montre qu’une légalisation pourrait, peut-être, avoir des effets positifs sur tous les points. Une chose est en tout cas certaine : en vivant cachés, les consommateurs ne vivent plus heureux.


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