lundi 17 mai 2021

Gestes suicidaires en France : des signaux de hausse chez les jeunes

Par   Publié le 17 mai 2021

Si les tentatives de suicide avaient diminué pendant la première vague de la pandémie, plusieurs données font apparaître une hausse récente chez les enfants et les jeunes adultes. Le nombre des décès n’a, lui, pas augmenté, selon les dernières estimations de l’Inserm et Santé publique France.

Ce sont des chiffres à interpréter avec prudence, mais qui rejoignent ce qu’observent des pédopsychiatres sur le terrain depuis quelques mois. Les tentatives de suicide (TS) semblent à la hausse en France chez les enfants, mais aussi chez les adolescents et les jeunes adultes, selon plusieurs enquêtes s’appuyant sur différents indicateurs.

Ainsi, le nombre d’appels aux centres antipoison (CAP) pour intoxication volontaire est en augmentation depuis le deuxième confinement de l’automne 2020, et la tendance s’accentue depuis début 2021, en particulier chez les jeunes, selon une étude en cours de publication.

Le docteur Dominique Vodovar (médecin au CAP de Paris) et le professeur Fabrice Jollant, psychiatre et chercheur (GHU Paris psychiatrie et neurosciences), ont analysé l’activité des huit CAP du territoire, entre le 1er janvier 2018 et le 31 mars 2021. Ils se sont en particulier intéressés aux appels (provenant soit de professionnels accueillant ces patients en urgence, soit des suicidants eux-mêmes ou de leur entourage) pour tentative de suicide par ingestion de produits ménagers, de plantes ou le plus souvent de médicaments. Sur cette période de trois ans et un trimestre, environ 50 000 dossiers ont été examinés.

« Alors que le nombre d’appels quotidiens pour TS avait nettement chuté pendant le premier confinement [du 17 mars à au 11 mai 2020], on observe une hausse globale depuis celui de l’automne 2020 et surtout depuis janvier, essentiellement chez les 12-24 ans », détaille Dominique Vodovar. Le médecin réanimateur souligne que ces données s’inscrivent dans un contexte de baisse du nombre de TS et de suicides ces dernières années.

Stress persistant

L’augmentation récente des tentatives de suicide chez les jeunes est à rapprocher d’autres signaux de mal-être rapportés dans cette catégorie de population par les médecins : anxiété, troubles du sommeil, états dépressifs…

En cause, le stress persistant et la situation exceptionnelle engendrés par la pandémie, qui exacerbent les fragilités psychologiques. Mais peut-être aussi d’autres facteurs. « Cette génération subit une incroyable pression entre la crise sanitaire, l’inquiétude écologique et les menaces d’attentats qui la touchent aussi », soulignait le pédopsychiatre Richard Delorme dans Le Monde du 17 mars.

De janvier à mars 2021, les CAP ont traité quotidiennement quarante à soixante dossiers d’intoxications volontaires, contre trente à quarante-cinq pour la même période en 2020. Des médicaments sont impliqués dans 80 % des cas. Une hausse des appels se dessine aussi depuis l’automne 2020 chez les moins de 12 ans et les plus de 65 ans, « mais les effectifs sont limités, donc il est difficile de conclure », tempère le docteur Vodovar.

« Ces résultats, qui vont dans le sens de ce que décrivent les pédopsychiatres, incitent à la vigilance en particulier chez les jeunes, ajoute M. Jollant, en précisant que l’intérêt du suivi des appels aux CAP est de donner des tendances rapides, quasiment en temps réel. Pour ce spécialiste du suicide, ces signaux concordent avec le suivi d’un autre indicateur : les hospitalisations pour gestes auto-infligés. Celles-ci sont décomptées au niveau national grâce à la base de données PMSI (programme de médicalisation des systèmes d’information), où sont codés les diagnostics des patients admis dans les hôpitaux publics et privés.

Une première salve de résultats, portant sur la période 1er janvier-31 août 2020, a été publiée dans la revue The Lancet Regional Health le 29 avril, mais l’équipe a depuis exploité des données allant jusqu’au 31 décembre 2020, révélant une photographie complexe des gestes suicidaires. Sur les huit premiers mois de 2020, 53 584 hospitalisations pour gestes auto-infligés ont été recensées chez les 10 ans et plus, correspondant à 46 922 patients. Globalement, c’est 8,5 % de moins qu’en 2019.

La baisse a commencé dès la première semaine du premier confinement et a concerné les deux sexes dans toutes les tranches d’âge, sauf celles des plus de 65 ans où le nombre d’hospitalisations pour TS n’a pas faibli. Il a même un peu augmenté chez les plus de 80 ans, un résultat à manier avec précaution du fait de l’effectif réduit. Fabrice Jollant et ses coauteurs font par ailleurs état d’un accroissement significatif des gestes sévères, avec un recours plus fréquent aux armes à feu et défenestrations.

Estimation en deçà de la réalité

Sur la période de septembre à décembre 2020, les chercheurs retrouvent un nombre d’hospitalisations pour TS inférieur à 2019, « mais cette baisse n’est pas constatée chez les personnes âgées et les jeunes de moins de 25 ans, le nombre a même légèrement augmenté chez les 10-14 ans », poursuit le professeur Jollant.

« S’agissant de la première vague, la diminution des hospitalisations pour TS est plutôt une bonne nouvelle, pour laquelle on peut faire l’hypothèse d’une sidération, d’une souffrance collective partagée. Mais je crains que depuis l’automne 2020, on soit entrés dans une autre période de souffrance psychique », s’inquiète le psychiatre, qui rappelle que des vagues de suicides ont été constatées après d’autres pandémies, comme celle du syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS), en 2003.

Or, selon lui, les indicateurs actuels sont peu performants pour rendre compte en temps réel des gestes suicidaires à l’échelle d’une population. Ainsi, les TS hospitalisées sont sous notifiées, « les médecins préférant le codage de la pathologie psychiatrique lorsqu’il y en a une à celui de l’acte suicidaire », explique Fabrice Jollant. Ensuite, une proportion non négligeable des gestes suicidaires, en particulier chez les jeunes et lorsqu’ils sont peu sévères, ne conduit pas à une prise en charge hospitalière. « Une enquête menée avant la pandémie, dans le cadre du Baromètre santé, a montré que 40 % des suicidants ne vont pas à l’hôpital, et que parmi eux la majorité ne consulte pas ensuite un psychiatre ou un psychologue », souligne le professeur Jollant. L’estimation de 200 000 tentatives de suicides par an en France serait donc bien en deçà de la réalité.

A Santé publique France (SPF), une surveillance des indicateurs de santé mentale a été mise en place en mars 2020, dès le début de la crise sanitaire. « D’abord ponctuelle, elle a été renforcée depuis l’automne, notamment à la suite d’alertes de pédopsychiatres, pour pouvoir faire des analyses réactives », précise la docteure Céline Caserio-Schönemann, de l’agence sanitaire. S’agissant en particulier des tentatives de suicide, plusieurs indicateurs sont suivis : gestes suicidaires chez les patients pris en charge dans les services d’urgences (réseau Oscour), décès et, depuis février, pensées suicidaires en population générale (enquête CoviPrev) et chez les enfants aux urgences.

« Sur 2020, nous n’avons pas constaté de hausse des gestes suicidaires dans les services d’urgence quelle que soit la tranche d’âge, souligne la spécialiste de Santé publique. En revanche, nous avons été interpellés depuis début 2021 par plusieurs épisodes de hausse, notamment deux pics chez les moins de 15 ans autour des semaines 5 et 10, avec une augmentation de l’ordre de 40 % par rapport au niveau des années précédentes. Il y a une reprise à la hausse depuis la semaine 17. Nous restons très vigilants. »

Quid des décès ?

Les pédopsychiatres et les pédiatres, qui prennent en charge ces jeunes patients, sont eux toujours préoccupés. A l’hôpital pédiatrique Robert-Debré, « mars a été le pire mois avec + 300 % de tentatives de suicide par rapport aux années précédentes. Des collègues d’autres hôpitaux me décrivent des cas inédits pour eux de TS par arme à feu chez de jeunes enfants », souligne ainsi le professeur Richard Delorme, chef du service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent de cet établissement de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, qui avait été le premier à tirer le signal d’alarme auprès de ses confrères et des autorités sur le sujet à l’automne 2020.

Quid des décès par suicide ? Pour l’instant, il n’y a pas de signal à ce niveau. A l’échelle internationale, une étude menée dans vingt et un pays de différents niveaux de vie (publiée le 22 avril dans la revue The Lancet Psychiatry) n’a pas mis en évidence de hausse de cet indicateur dans les premiers mois de la pandémie, voire même d’une diminution dans certains. Encore provisoires, les données françaises, qui portent sur l’ensemble de l’année 2020, sont plutôt rassurantes. « Le nombre de décès par suicide a baissé pendant les deux confinements, encore plus pendant le premier, par rapport aux deux années précédentes. Et les effectifs sont comparables pour les périodes hors confinement », résume la biostatisticienne et épidémiologiste Anne Fouillet, de SPF.

Habituellement, ces statistiques sont traitées par le centre d’épidémiologie sur les causes médicales de décès de l’Inserm (CépiDc) à partir des certificats de décès remplis par les médecins, et rendues publiques après plusieurs années. Les dernières données disponibles, celles de 2016, faisaient état de 8 435 morts par suicide sur le territoire, avec une sous-estimation communément évaluée à 10 %.

Compte tenu du contexte, Grégoire Rey, directeur du CépiDc, et Anne Fouillet (SPF) ont réalisé des estimations en accéléré, d’abord à partir des certificats de décès électroniques (qui représentent 30 % de ces certificats), puis en utilisant un algorithme automatique pour l’année 2020. Les données mensuelles sont exploitées quand plus de 90 % des certificats attendus sont réceptionnés, ce qui est le cas jusqu’à janvier 2021.

Considérées comme les plus fiables pour étudier les causes de mortalité, ces statistiques du CépiDc ont cependant l’inconvénient de leur faible réactivité, au moins quatre mois. L’analyse des certificats électroniques est, elle, plus rapide, mais pas encore assez représentative. « La mortalité par suicide se produit essentiellement à domicile : or, les certificats électroniques sont surtout déployés dans les hôpitaux et dans des Ehpad [établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes]. C’est un point problématique de la surveillance »,souligne Anne Fouillet.

« Si un pic est survenu début 2021, on ne peut pas encore le voir aujourd’hui, c’est fâcheux, pour les suicides comme pour d’autres causes de décès », renchérit Grégoire Rey. Comme bien d’autres, ces deux spécialistes plaident pour un déploiement massif des certificats électroniques, sans attendre une nouvelle crise sanitaire.

Où trouver de l’écoute et de l’aide ?
  • Fil Santé Jeunes : écoute, information et orientation des jeunes dans les domaines de la santé physique, psychologique et sociale. Anonyme et gratuit 7 jours sur 7, de 8 heures à minuit. Tél. : 01-44-93-30-74 (depuis un portable). Filsantejeunes.com 
     
  • Suicide Ecoute : écoute des personnes confrontées au suicide. Permanence d’écoute téléphonique 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Tél. : 01-45-39-40-00. Suicide-ecoute.fr. 
     
  • Nightline France : service d’écoute par et pour les étudiant(e)s, nocturne et gratuit. Tél. : 01-88-32-12-32 et service de tchat. Nightline.fr 
     
  • Soutien étudiant info : recensement par l’association Nightline de tous les soutiens psychologiques gratuits disponibles dans les 30 académies de France. Soutien-etudiant.info 
     
  • En cas de risque suicidaire avéré, se rapprocher des services d’urgence : appeler le SAMU 15 ou le 112 (numéro européen).


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