dimanche 30 mai 2021

Crack à Paris : pour les associations, regrouper les consommateurs dans un parc revient à les « repousser dans les interstices de la ville »

Par   Publié le 29 mai 2021

 Alors que la situation se dégrade dans le quartier de Stalingrad, les autorités ont déplacé la scène ouverte de consommation de drogue dans un parc à proximité, les jardins d’Eole. Mais cette décision ne convainc pas les acteurs médico-sociaux.

Les jardins d’Eole, dans le 18e arrondissement de Paris, ont été fermés temporairement au public afin de pouvoir accueillir les consommateurs de crack.

Depuis le 17 mai, les camions de CRS sont bien visibles sur la place de la Bataille-de-Stalingrad, dans le 19e arrondissement de Paris, entre les terrasses rouvertes, les cinémas et le bassin de La Villette. Leur objectif : saturer l’espace public et repousser les consommateurs de crack, un mélange de cocaïne et d’ammoniac très addictif, qui se regroupaient dans ce lieu depuis plusieurs années, de plus en plus visibles avec les confinements successifs.

Pour que Stalingrad ne soit plus « le sanctuaire européen du crack », selon la formule du maire de l’arrondissement, François Dagnaud, la scène ouverte de consommation de drogue, et tout ce qu’elle implique – les fumeurs de crack, les vendeurs de « galettes » à 15 euros, les conséquences médico-sociales qu’elle provoque et les nuisances qu’elle génère – a été repoussée à 500 mètres de là.Les jardins d’Eole, un parc public du 18e arrondissement, seront censés la contenir dans un espace et des horaires restreints – de 19 h 30 à 1 heure du matin – afin, selon Emmanuel Grégoire, premier adjoint à la Mairie de Paris, de « mieux prendre en charge sur le plan médico-social » les toxicomanes et de les éloigner, car « la situation était devenue insoutenable pour les riverains de Stalingrad ». 

Très vite, une certaine confusion politique est apparue derrière cette décision. Dans un premier temps, M. Grégoire a annoncé que l’évacuation et le choix, temporaire, des jardins d’Eole avaient été organisés conjointement par l’Etat et la Ville de ParisQuelques jours plus tard, la maire, Anne Hidalgo, a rejeté la faute sur l’Etatqui, selon elle, « laisse pourrir la situation », affirmant qu’elle ne peut se « satisfaire de cette politique à court terme qui consiste à transférer le problème d’un quartier à un autre ». Le 26 mai, lors d’une manifestation de riverains d’Eole pour demander des solutions durables, l’adjoint au maire chargé de la sécurité du 18earrondissement, Kévin Havet, dénonçait « l’inaction du gouvernement et de Gérald Darmanin [le ministre de l’intérieur], qui pensent apporter une réponse en déplaçant les usagers de drogue aux jardins d’Eole (…) sans fournir de réponse de fond ».

Manifestation de riverains dans les jardins d’Eole, le 19 mai.

« Dans un mois, il y aura un tiers d’usagers en plus à Eole »

« Il y a une bataille politique pour faire porter le chapeau d’une décision dont on a du mal à trouver quelqu’un qui l’assume complètement », résume, dans un soupir, Jean-Pierre Couteron. Ce psychologue clinicien, figure de l’addictologie et de la réduction des risques en France, anime également l’Observatoire citoyen de la toxicomanie dans le 19e arrondissement.

« Il y a un vrai sentiment d’épuisement chez les riverains de la zone de Stalingrad. Il fallait sans doute une situation provisoire, pour permettre à des familles de respirer », admet-il. Mais il regrette qu’aucun responsable ne puisse donner « des réponses très convaincantes » pour préparer la suite. Emmanuel Grégoire a assuré qu’il « n’est pas question de sacrifier les jardins d’Eole » et que l’objectif est que les riverains puissent « jouir de ce jardin en toute tranquillité dès l’été », sans donner de date précise.

« La création d’un lien thérapeutique ne se fait jamais dans la scène de consommation elle-même »

Quant à l’argument qui consiste à dire que regrouper les fumeurs de crack dans un seul lieu permettrait de leur venir plus facilement en aide, il ne convainc pas ceux qui sont sur le terrain.« Cela n’aidera pas la prise en charge médico-sociale. La création d’un lien thérapeutique avec les usagers qui souffrent d’addictions profondes ne se fait jamais dans la scène de consommation elle-même », affirme Elisabeth Avril, médecin et directrice de Gaïa Paris, association spécialisée dans le soin aux toxicomanes et présente dans le quartier depuis des années.

Les jardins d’Eole étaient déjà un point de rencontre périphérique de la scène de Stalingrad depuis des années. Avant la décision du 17 mai, les membres de Gaïa Paris y prenaient régulièrement en charge le matin « entre 50 et 100 personnes, massées devant les grilles », raconte Mme Avril. Elle craint, comme ce fut le cas lors de l’évacuation de la « Colline », un bidonville près de la porte de la Chapelle, que la médiatisation soit contre-productive et provoque « un appel d’air »« Je peux vous assurer, prédit-elle, que dans un mois, il y aura un tiers d’usagers en plus à Eole. » 

En Ile-de-France, les évacuations succèdent aux évacuations

Depuis une trentaine d’années et l’émergence de la consommation de crack en Ile-de-France, les scènes de consommation ouvertes sont un problème récurrent et insoluble pour les acteurs – politiques, policiers, judiciaires, associatifs.

A chaque fois qu’un squat ou lieu de rassemblement a été évacué pour insalubrité, nuisances ou violences – la « Colline », mais aussi ceux de moindre envergure dans le quartier de la Goutte-d’Or, à la porte d’Aubervilliers, dans la ville de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), dans le tunnel SNCF de la gare Rosa-Parks et, dernièrement, à Stalingrad – les fumeurs de crack dispersés se sont inévitablement regroupés ailleurs dans le Nord-Est parisien.

Depuis 2017, l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies constate, dans une étude sur le crack en Ile-de-France, que « les usagers apparaissent plus visibles dans les espaces publics » et que, par ailleurs, la cocaïne n’a jamais été aussi disponible et aussi pure. Deux éléments qui contribuent à faire empirer la situation. L’expansion du marché montre surtout, selon l’observatoire, « le relatif échec des politiques publiques menées jusque-là, trop souvent fondées sur des réactions “au coup par coup”, guidées par les différentes “paniques” médiatiques et sécuritaires ».

Un début de réponse a été apporté, en 2019, avec le lancement d’un plan de lutte contre le crack, associant la Ville de Paris, la Préfecture de police, l’agence régionale de santé et les associations concernées. Les 33 mesures prévoyaient notamment de renforcer l’hébergement pour les toxicomanes, de mieux coordonner la réduction des risques et « d’intervenir dans l’espace public à destination tant des usagers que des habitants ». Ce « plan crack » était une première, promettant une réponse à la fois globale et concertée, et a permis d’héberger plus de 400 personnes, selon Emmanuel Grégoire. Une nouvelle version en est attendue pour la fin de l’année, car celui-ci arrive à son terme. Mais de l’aveu même de Nicolas Nordman, adjoint à la sécurité de la maire de Paris« il n’a pas tenu ses objectifs ».

La faute, sans doute, à la pandémie de Covid-19, qui a accaparé toutes les ressources. Mais pour Jean-Pierre Couteron, certaines « des mesures les plus polémiques » défendues par les associations n’ont pas abouti faute de volonté politique. « Oui, le déploiement du plan crack a souffert du contexte, mais on ne peut pas mettre cela uniquement sur le dos de la crise sanitaire », affirme-t-il.

L’exemple de Zürich et son « Platzspitz »

Plus globalement, les acteurs de terrain regrettent que les pouvoirs publics franciliens ne s’inspirent pas d’autres villes européennes qui ont réussi, depuis les années 1970, à endiguer des scènes massives de consommation de drogue ouvertes, majoritairement de l’héroïne.

L’exemple qui revient le plus souvent est celui du « Platzspitz » de Zürich, littéralement le « parc à seringues », squatté quotidiennement pendant près de vingt ans par des milliers d’héroïnomanes. Après son évacuation en 1992, sur fond d’explosion de la criminalité et d’une intolérable insalubrité, les autorités ont mis en place une politique fondée sur quatre piliers : la prévention, la réduction des risques, le soin des addictions et la répression.

Près de trente ans après, constate une étude parue dans la revue BMC Public Health, les scènes de drogue ouvertes ont largement disparu dans le pays car les autorités suisses ont su « se coordonner au niveau cantonal, municipal et national » et arriver « à un consensus politique, qui semble être un prérequis pour toute action efficace ».

Paris compte une salle de shoot pour 2 millions d’habitants tandis que Zürich (2 millions d’habitants) et Francfort (4 millions) en comptent chacune quatre

Les auteurs, qui ont également étudié des situations similaires à Amsterdam, Francfort, Vienne et Lisbonne, concluent :

« Toutes ces villes ont initialement vécu une période de conflit entre une approche libérale et une approche répressive. Les solutions ont été un mélange de réduction des risques et de mesures restrictives (…), la dépendance aux drogues considérée comme un problème de santé et les comportements des usagers de drogue comme un problème de nuisance publique. »

Rien n’illustre plus le fossé qui sépare l’approche de ces villes et celle de Paris que la question des salles de consommation à moindre risque. Les responsables suisses, néerlandais ou allemands ont utilisé ce levier pour encadrer la consommation et la faire sortir de l’espace public. Autrement dit, pour limiter les pratiques à risques des usagers, pour qu’ils ne se piquent plus dans la rue et pour que les seringues ne finissent plus sur les trottoirs. Les villes de Zürich (2 millions d’habitants) et Francfort (4 millions), en Allemagne, comptent chacune quatre salles de ce type.

« A Paris, 2 millions d’habitants, nous n’en avons qu’une, rappelle Elisabeth Avril. Nos propositions dans le cadre du plan crack  six espaces de repos et de consommation  sont le minimum. Et cela n’a pas été fait. » L’expérimentation de la « salle de shoot » ouverte en 2016 près de la gare du Nord, qui n’est pas adaptée pour les usagers de crack, doit durer six ans. Deux ans après son ouverture, l’adjointe à la santé, Anne Souyris, estimait « qu’il faudrait à terme quatre salles à Paris et dans sa banlieue, dont une d’inhalation de crack ». Contactée par Le Monde, la Mairie de Paris défend toujours le développement de ces salles dans la capitale. Mais cette solution s’est régulièrement heurtée à la réticence, voire à la colère des collectifs de riverains.

Les associations manifestent leur incompréhension vis-à-vis des politiques adoptées jusqu’ici. « Les solutions qui ont fonctionné dans d’autres pays européens, et que l’on a proposées, ne leur conviennent pas », résume, lapidaire, Elisabeth Avril. Après des années de travail sur le terrain, cette médecin se dit malheureusement « habituée à des décisions confuses, qui ne s’inscrivent dans aucune stratégie claire » comme celle prise pour les jardins d’Eole. « Quand il s’agit de psychostimulants, et surtout de crack, on a toujours préféré mettre ça sous le tapis en France, en repoussant les usagers dans les interstices de la ville. »



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