mardi 4 mai 2021

« Baba Yaga a pondu un œuf » : Dubravka Ugresic fonde l’Internationale des vieilles dames

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Par Jakuta Alikavazovic(Ecrivaine) Publié le 28 avril 2021

L’écrivaine en exil, d’origine croate, fait une place de choix aux femmes âgées dans un grand roman de l’après (après la jeunesse, après l’écroulement des valeurs), drôle et féministe. 

L’écrivaine « paneuropéenne » Dubravka Ugresic, aux Etats-Unis, en 2016.

« Baba Yaga a pondu un œuf » (Baba Jaga je snijela jaje), de Dubravka Ugresic, traduit du croate par Chloé Billon, Christian Bourgois, 340 p.

« Au premier abord, elles passent inaperçues. » Sur cette phrase s’ouvre Baba Yaga a pondu un œuf, réjouissant roman de Dubravka Ugresic, traduit du croate (l’autrice elle-même a souvent parlé de langue « post-yougoslave ») par Chloé Billon. Au premier abord, elles passent inaperçues. Qui ? Les vieilles. Ces femmes âgées, si âgées qu’elles semblent appartenir davantage au royaume aviaire qu’à celui de la féminité ; ces créatures qui n’ont plus rien de désirable et qui continuent à vivoter en lisière de nos existences et de nos préoccupations. Et c’est bien entendu à la littérature de leur faire une place, un nid, à leur hauteur.

C’est ainsi que nous découvrons, au fil de la prose enlevée d’Ugresic, tour à tour impitoyable et tendre, plusieurs visages de cette vieillesse tant redoutée. D’abord celui, intime, de la mère d’une narratrice en qui l’on semble encouragé à reconnaître Ugresic elle-même. Cette chronique du vieillissement relaté par une fille écrivaine qui réside à l’étranger est suivie d’une deuxième partie où l’on reconnaîtra certains personnages désormais promus à un rang romanesque, héroïque : Beba, Kukla et Pupa, trois amies à la retraite, s’offrent un séjour dans un grand hôtel tchèque célèbre pour son spa. Cette partie, que l’on pourrait rapprocher d’une sorte de roman picaresque ralenti, voire immobilisé – comme sont ralenties, voire immobilisées, nos trois petites vieilles que la vie, la fin des régimes communistes et la guerre en ex-Yougoslavie n’ont pas ménagées –, est suivie d’une étude sur la figure mythique de Baba Yaga, sorcière mangeuse d’enfants, célèbre dans les Balkans, mais dont l’ombre interminable a réussi à s’étendre au-delà des frontières jusqu’à tomber sur mon propre lit d’enfant, à Paris, dans les années 1980. Et même, il y a quelques années, sur la franchise de films d’action dans lesquels Keanu Reeves incarne John Wick, tueur à gages dont le nom de code était… Baba Yaga.

Trois antihéroïnes

Les jeux de masques abondent dans ce roman, et beaucoup sont hilarants : un jeune Bosnien – priapique depuis l’explosion d’une grenade à Sarajevo – se fait passer pour un masseur turc hors pair ; l’œuvre publiée à titre posthume d’un écrivain croate doit beaucoup à sa veuve, laquelle est loin d’être seulement la « secrétaire » à qui il dictait ses livres ; la petite doctorante bulgare qui, dans la première partie du livre, ne s’exprime que par citations de Dubravka Ugresic, s’avère ne pas être l’inoffensif perroquet que l’on aurait pu croire. Surtout, nos trois antihéroïnes, ces vieilles femmes, sont à la fois moins et plus que des vieilles femmes : elles sont un peu oiseaux, un peu sorcières. Elles peuvent, d’un coup parfait – leur premier – tuer un homme d’une balle de golf ou, en essayant de caser un billet de 500 euros que tout le monde refuse d’encaisser, faire sauter la banque au casino local. Quant à leurs lapsus sénescents, ce sont autant de sorts jetés à la ronde (« Die » – « mourez » – au lieu de « Bye »).

Oui, elles sont un peu sorcières – c’est à dessein que Baba Yaga, créature terrible et ambivalente du folklore balkanique, apparaît dans le titre du roman. Comme le fera remarquer Kukla à propos du personnage d’un poème de Pouchkine, beauté désormais âgée mais encore désirante – soit le tabou patriarcal ultime : « Quel autre choix lui restait-il que de devenir sorcière ! » Et pourquoi pas ? Dubravka Ugresic, après avoir été célébrée pour ses romans postmodernes dans les années 1980, a été vilipendée en Croatie au début des années 1990 pour s’être opposée à la montée du nationalisme et à la guerre en ex-Yougoslavie. D’égérie littéraire, elle est devenue « sorcière », insulte plusieurs fois essuyée dans l’exil qu’elle s’est imposé à partir de 1993, d’abord à Berlin, puis aux Pays-Bas.

Une littérature transnationale

Dubravka Ugresic, née en 1949, est aujourd’hui l’une des figures majeures de la littérature contemporaine paneuropéenne ; son œuvre, traduite dans une trentaine de langues, a été saluée par de nombreuses distinctions, dont, en 2016, le prestigieux prix Neustadt. L’autrice défend et incarne l’idée d’une littérature transnationale, dans laquelle l’exil, précisément, joue un rôle central. D’exil, la vieillesse en est un ; dans le monde postcommuniste, le capitalisme en est un autre.

Baba Yaga a pondu un œuf, roman drôle et féministe, est aussi un grand roman de l’après : après la jeunesse, après l’écroulement des valeurs. Ugresic continue à défier la notion d’identité nationale comme celle d’identité de genre – le livre se place à cheval sur trois genres littéraires différents, créant une tension très réussie.

Son œuvre, dans laquelle elle cherche, comme on a pu le dire, à « traduire » la perte – nos pertes –, a une portée puissamment universelle. Contemporaine et combative, exaltante et provocatrice, elle s’avère à la mesure du monde qu’elle dépeint et dénonce, ce monde désormais dominé par un seul et même système économique, où chacun, et surtout chacune, tente de faire face aux fantômes d’un passé politique, mythologique, narratif, affectif – en un mot : intime.


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