samedi 22 mai 2021

A la barre Féminicide dans le Rhône : «Il faut que tu partes, ou il va te tuer»

par Virginie Ballet, Envoyée spéciale à Lyon publié le 22 mai 2021 à 8h31

Un homme de 47 ans a été condamné vendredi par la cour d’assises de Lyon à vingt-cinq ans de prison pour le meurtre de son épouse. En juillet 2019, il l’avait écrasée avec sa voiture, alors qu’elle avait déposé plainte pour violences conjugales et qu’il était sous contrôle judiciaire.
il paraît que dans le fond on voit le portrait de Bernadette au centre

La scène dure moins de trois minutes. Deux minutes et trente-deux secondes, très exactement, captées par des caméras de vidéosurveillance, et qui ont plongé la salle d’audience de la cour d’assises de Lyon dans un effroi palpable. Au premier jour de ce procès pour féminicide, dans un silence de cathédrale, l’assistance et les jurés ont regardé Gilou R., 47 ans, débouler à vive allure sur le parking de l’entreprise où travaillait sa femme, dans une zone industrielle de Vénissieux (Rhône).

Il est 7 h 15 environ ce 25 juillet 2019. Comme chaque matin, Bernadette, 43 ans, arrive sur son lieu de travail, accompagnée de ses deux belles-sœurs, elles aussi employées sur le site. Le soir même, elles devaient célébrer l’embauche en CDI de Bernadette comme préparatrice de commande. Sur les images – muettes, et que l’accusé ne regardera pas –, on voit Bernadette presser le pas, se réfugier sur un talus. Elle est presque arrivée à la porte des locaux, quand l’imposant SUV noir de son mari lui barre la route, avant de la percuter contre un mur, en marche avant, à deux reprises. Bernadette chute au sol, mais semble encore en vie. Le conducteur lui roule dessus. En marche arrière, puis en marche avant. Entre deux manœuvres, il sort deux fois de son véhicule pour se pencher au-dessus de sa victime, la pointant du doigt, comme pour l’invectiver.

Intention farouchement niée

La salle d’audience restera interdite, comme suspendue, plusieurs secondes après que les images se sont figées. «Ces images restituent l’exactitude, la précision, l’extrême barbarie des faits», appuie Me Isabelle Steyer, avocate des parties civiles. Le médecin légiste évaluera la souffrance de la victime à «6, plutôt 7», soit le maximum sur son échelle. Gilou, lui, se rendra au commissariat deux heures plus tard, après avoir appelé la sœur de Bernadette et son employeur pour dire qu’il venait de tuer sa femme. «Comme pour revendiquer son geste», pointe Me Steyer. La veille déjà, il avait envoyé un texto pour signifier qu’il ne viendrait pas travailler. «Je n’avais pas l’intention de la tuer. J’aime ma femme dans mon cœur», a-t-il pourtant tenté au premier jour de son procès devant la cour d’assises du Rhône, où il était jugé pour meurtre sur conjoint, faits passibles de la perpétuité.

Petite taille, silhouette frêle et crâne rasé, noyé dans une parka jaune et noire, l’homme a d’abord farouchement nié l’intention d’homicide et toute forme de violences sur sa femme. Acculé, il finira par reconnaître l’avoir «percutée intentionnellement». Difficile, de toute manière, de soutenir le contraire, pour ce routier décrit comme «un bon chauffeur». Il ajoutera «regretter de lui avoir fait quelque chose avec la voiture», sans pour autant employer les mots qui conviendraient : percutée avec détermination, écrasée avec acharnement, laissée agonisante. Aux enquêteurs, il se contentait de répéter avoir voulu «discuter avec elle, sans colère».Pour autant, aucun témoin ne l’a vu ralentir, baisser sa vitre ce matin-là, tenter d’amorcer un dialogue ou de lui prodiguer des secours.

Une plainte déposée

La persévérance du président de la cour, couplée à l’évidence des images et à maints témoignages accablants, aura finalement eu raison de cette fable. «C’est comme ça que vous manifestez que vous aimez votre femme ? Est-ce que vous soutenez sérieusement que vous ne vouliez pas la tuer ?» lui a-t-il lancé. Puis, le lendemain : «Vous sentiez qu’elle vous échappait. Vous reconnaissez l’avoir tuée ?» «Oui», a fini par marmonner à Gilou R. Comme c’est si souvent le cas dans les affaires de féminicide, Bernadette voulait le quitter. Partir loin, pourquoi pas retourner à Madagascar, d’où elle était originaire, tout comme lui. Il ne pouvait concevoir ce divorce, après cinq ans d’union. «La séparation représentait pour lui une blessure narcissique insupportable. Ce passage à l’acte est à la fois une vengeance, mais aussi comme une façon très archaïque d’annuler la séparation, en faisant disparaître l’objet qui la souhaite», analyse le docteur Jean Canterino, expert psychiatre.

Trois semaines avant sa mort, le 8 juillet, Bernadette avait déposé plainte contre Gilou pour des violences conjugales survenues la veille, jour de leur anniversaire de mariage. Il avait tenté de l’étrangler. A ses belles-sœurs et confidentes, elle avait relaté qu’il l’avait aussi menacée avec un couteau, ce qu’il nie. «On lui a dit : “Il faut que tu partes, ou il va te tuer”», a raconté l’une d’elles à la barre. Douloureusement, semblant revivre la scène jusqu’à mimer certains gestes, parfois comme en apnée, elles se sont souvenues. Du bruit de l’impact ce matin de juillet, des mots hurlés à Bernadette pour l’exhorter à fuir. De la traque entamée quelques minutes déjà avant le déclenchement de la vidéosurveillance. Des cris, de la panique. A leur descente du bus, toutes trois avaient aperçu son véhicule. Une fois de plus, il la guettait.

«La chronique d’une mort annoncée»

Pourtant, depuis la plainte déposée trois semaines plus tôt, il était sous contrôle judiciaire, et avait interdiction d’approcher son épouse ou d’entrer en contact avec elle, jusqu’à son procès, prévu le 16 octobre 2019. Lui ne nie pas avoir enfreint ce «règlement», mais prétend l’avoir suivie «pour qu’elle se réconcilie. Je voulais sauver notre couple». «C’était presque la chronique d’une mort annoncée : quelle chance a-t-on de s’en sortir avec un agresseur aussi informé, aussi déterminé ?» questionne Me Steyer.

Pensait-il reprendre une vie commune en la surveillant, jusqu’à la filature, persuadé qu’elle lui était infidèle ? Ce n’était pourtant pas le cas, ont certifié les proches de la victime. «Bernadette se sentait vraiment en danger. Il la tabassait, il la violait, la séquestrait tout le temps», s’est emportée, émue et en colère, une amie proche, chez qui elle avait trouvé refuge quelques jours avant sa mort. Tout au long de sa déposition, elle n’a pas quitté l’homme du regard. Lui a gardé ses petites billes sombres rivées vers le bas, obstinément. Tous décrivent une femme «gentille», «timide», qui ne «parlait pas beaucoup». Elle ne pouvait pas vraiment le faire, de toute façon : il l’obligeait à passer tous ses coups de fil en haut-parleur pour épier ses conversations. S’assurer qu’elle ne se livre pas. Mais en cachette, elle était parvenue à s’ouvrir aux sœurs de son mari. Elles ne pouvaient que la comprendre : elles aussi craignent ce frère féru de kung-fu, décrit comme «très violent» et «jaloux».

«Qu’est-ce qu’on n’a pas vu ? Qu’est-ce qu’on n’a pas fait ?»

En avril 2018, l’une de ses belles-sœurs et une nièce avaient accompagné Bernadette dans la permanence de l’association Viffil, qui vient en aide aux femmes victimes de violences. «Elle a fait état de violences verbales, morales, physiques et sexuelles. D’une tentative d’étranglement et d’un quotidien marqué par beaucoup de contrôle», a témoigné à la barre la cheffe de service de cette association. Ce contrôle exercé par Gilou R., ont abondé deux témoins, allait jusqu’à l’empêcher d’être seule, même pour descendre les poubelles. Bernadette avait aussi entamé une demande d’hébergement, dès 2018, «même si elle était tiraillée par un désir de grossesse et la crainte que le renouvellement de son titre de séjour ne soit compromis».

Quelques jours après sa plainte, le 12 juillet 2019, Bernadette était retournée voir cette association, avait pris des nouvelles de sa demande d’hébergement. Elle avait été clôturée : Bernadette, qui avait laissé les coordonnées d’un proche par peur que son mari ne découvre sa démarche, n’avait pas été joignable. Elle avait ensuite tenté d’appeler l’association à trois reprises, jusqu’à la veille de sa mort. La personne qui suivait son dossier était en arrêt maladie. Etait-ce si urgent, lui avait-on demandé au standard ? Bernadette rappellerait au retour de sa référente. Elle n’en a pas eu le temps. «La mort de Bernadette a été un sacré séisme. A l’association, on s’est demandé : “Qu’est-ce qu’on n’a pas vu ? Qu’est-ce qu’on n’a pas fait ?”» a poursuivi l’éducatrice spécialisée. Il y avait un contrôle judiciaire, Bernadette avait un travail, était entourée, ne pouvait donc pas être exfiltrée pour une mise en sécurité. Le casier judiciaire de son mari était alors vierge. Entre-temps, il a écopé de quinze mois de prison pour les violences commises sur Bernadette le 7 juillet 2019.

Par le passé, il s’était déjà montré violent envers les femmes. Alors qu’elle avait refusé d’être entendue pendant l’enquête, (tout juste avait-elle soufflé «être en vie, grâce à Dieu»), son ex-compagne, mère de ses deux filles, est venue déposer au dernier jour du procès. Elle est la seule témoin que l’accusé ait regardée, fixement, régulièrement. «Il s’énerve très vite. Quand il s’énerve, il frappe», a-t-elle dit. En plus de quinze ans de vie commune, elle aussi a reçu des«coups sur la tête», subi une tentative d’étranglement. Même si les policiers le lui ont proposé, elle n’avait pas souhaité déposer plainte, «pour ne pas faire de mal aux enfants».

«Pas le procès de l’institution judiciaire ou des féminicides»

Faisant allusion à la mort de Chahinez, le 4 mai, à Mérignac (Gironde), l’avocate générale, Charlotte Millon, a exhorté la cour dans son réquisitoire à ne pas faire de ce procès celui de «l’institution judiciaire, des féminicides, ou des violences conjugales. Ce procès, c’est celui de Gilou R., qui est seul responsable». Elle a rappelé qu’au moment des faits, «l’arsenal judiciaire n’était absolument pas le même» : le Grenelle des violences conjugales n’avait pas encore eu lieu, le bracelet anti-rapprochement pour conjoints violents n’avait pas encore été déployé dans l’Hexagone (ce ne sera le cas qu’en septembre 2020). En juillet 2019, la juridiction lyonnaise ne disposait que de 17 téléphones grave danger, contre 55 aujourd’hui… «Quelle peine pour celui qui confond amour et propriété ? Qui confond sentiments et contrôle ?» a-t-elle questionné, demandant trente ans de réclusion criminelle, avec une peine de sûreté des deux tiers, un suivi sociojudiciaire et une injonction de soins.

Une telle peine équivaudrait à «une élimination sociale quasi définitive», a quant à elle averti Me Stéphanie Rogeron, avocate de la défense, exprimant ses craintes de «tomber dans une vision manichéenne» : «Ce qu’il a fait, c’est horrible, et il le sait», a-t-elle plaidé. Vendredi soir, Gilou R. a écopé de vingt-cinq ans de prison, assortis d’un suivi sociojudiciaire et d’une injonction de soins, qui prendront effet à sa libération. Avant que le jury ne se retire pour délibérer, Me Isabelle Steyer avait tenu dans sa plaidoirie à reparler de Bernadette, une «victime presque dévorée par cet acte». Une seule photo, prise par sa sœur, avait été montrée à la cour. Elle posait droite, un peu effacée, dans une tunique bordeaux, un bindi sur le front. L’avocate a tenu à lui rendre cette humanité déchiquetée en même temps que son corps. Celle d’une femme qui voulait «vivre en femme libre», à qui on a «coupé les ailes».


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