vendredi 14 mai 2021

« A 8 heures, ma morphine. A 11 heures, ma morphine. A 14 heures, ma morphine. A 18 heures, ma morphine. A 20 heures, ma morphine… » : l’enfer de l’addiction aux opioïdes

Par   Publié le 14 mai 2021

Véronique Roche, 52 ans, à Thiers (Puy-de-Dôme), le 12 mars 2021. Elle a vécu douze ans sous l’emprise de l’OxyContin.

Dans la cuisine de Véronique Roche, une énorme ­horloge est fixée au mur. Ses aiguilles ont longtemps gouverné la vie de la propriétaire. « Ma journée était réglée comme ça. A 8 heures, ma morphine. A 11 heures, ma morphine. A 14 heures, ma morphine. A 18 heures, ma morphine. A 20 heures, ma morphine. Parfois, je me relevais la nuit pour ma morphine. »Même sans regarder l’heure, cette femme de 52 ans avait dans son corps, et plus encore dans son cerveau, le tic-tac du temps qui passe et l’attente stressante du rendez-vous avec son médicament. « Il ne fallait pas que je dépasse d’une minute », se souvient-elle.

Parfois, le manque se faisait ressentir bien avant. Véronique Roche ne tenait alors plus en place. « Je devenais folle. Combien de fois j’ai fait le tour de cette table ? J’avais des fourmis dans les mains, je me les frottais sans cesse. J’avais le corps en feu. La nuit, j’allais me promener pour me dégourdir. J’essayais de tenir, mais je n’y arrivais pas. » Et cette foutue pendule qui n’avançait pas…

Quand enfin venait le moment de la prise, Véronique Roche se ruait dans son salon vers la lourde commode ornée des photos de famille. Là, dans le deuxième tiroir, était entreposée sa pharmacie, des boîtes d’OxyContin, un médicament à base d’oxycodone, un puissant opioïde venu des Etats-Unis. Elle en avait de plusieurs sortes, avec différents dosages, à prendre selon le moment de la journée. « Je mettais le cachet sous la langue. Ça fondait tout seul. C’était bon, en plus, c’était sucré. » L’effet était immédiat. « Dès que je l’avais pris, j’étais bien, j’étais zen, de bonne humeur. Mes petits-enfants aimaient venir s’endormir sur mes genoux tellement je respirais le calme. »

De plus en plus de victimes

Dans sa maison astiquée comme un sou neuf, à Chabreloche, un bourg de 1 200 habitants du Puy-de-Dôme, près de Thiers, dans ce décor de campagne avec vue imprenable sur les premiers contreforts du Massif central, Véronique Roche dépeint crûment douze ans de cauchemar, pour elle, pour ses proches, pour ses camarades d’usine. « Douze ans passés à monter et à descendre », décrit-elle.

Famille, amis, collègues, tout le monde était relégué à l’arrière-plan derrière celle que Véronique appelle encore affectueusement « ma morphine ». Parfois, elle lâche le mot juste : « ma drogue ». Et alors, la voix se brise. « Je voyais bien que je me faisais du mal et que je faisais du mal aux autres, mais c’était plus fort que moi. » Elle s’interrompt, trouve une diversion en rouspétant Yako, le chien qui fait du grabuge dans la véranda. Elle serre fort sa tasse de café. Des images défilent, les yeux se mouillent et embuent ses lunettes. A son côté, sa fille Margot, 27 ans, pleure.

La crise des opioïdes qui frappe les Etats-Unis depuis le milieu des années 2010 n’épargne pas la France. Comme Véronique Roche, de plus en plus de victimes sont confrontées à ce que l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) appelle pudiquement un « usage problématique » des antidouleurs, dans un rapport de février 2019.

Un Français sur six consomme chaque année un opioïde, selon les chiffres de l’Assurance-maladie de 2015, les derniers disponibles. Entre 2000 et 2017, on est passé de quinze à quarante hospitalisations pour overdose par million d’habitants. Le nombre de décès a plus que doublé sur la même période et s’élève désormais à plus de 200 par an. Des spécialistes estiment que ce chiffre est largement sous-évalué. Certes, on reste loin des méfaits du tabac ou de l’alcool, qui font respectivement 70 000 et 40 000 morts par an dans notre pays. Mais le phénomène est en constante progression.

L’histoire de Véronique Roche commence en 2008. A 40 ans, elle souffre d’un tassement des vertèbres, résultat d’un choc aux auto-­tamponneuses quand elle avait 18 ans. Il lui paralyse un bras et une jambe, menace de bloquer sa moelle épinière. Elle est opérée au CHU de Clermont-Ferrand.

Mais, après être passée sur le billard, la patiente souffre le martyre. Elle est placée sous antidouleur à haute dose. Elle sort de l’hôpital avec plusieurs boîtes d’OxyContin et une ordonnance à renouveler tous les vingt-huit jours. Son généraliste fait la moue devant la prescription, sans plus. Même chose à la pharmacie. « Vous avez un traitement de cheval », lui fait-on remarquer. Et puis plus rien. Aucune mise en garde contre les risques de dépendance.

« Je ­sentais vraiment les douleurs. Je ne trichais pas. Enfin si, je me mentais à moi-même. Les douleurs étaient dans ma tête. C’était ma morphine qui me les donnait. » Véronique Roche

Véronique Roche travaille depuis ses 30 ans chez un sous-traitant de produits électroménagers : elle trie les lames pour les robots de cuisine. Un an après l’opération, la convalescente reprend son poste à l’usine et assure le roulement de 13 heures à 21 heures. Elle informe la direction de son traitement. Les autres employés sont aussi au courant.

Avec le temps, cela devient même une plaisanterie récurrente. On s’amuse, lors des pauses, à la voir courir vers le vestiaire, dont elle revient différente. « Ça y est, elle est shootée, elle plane sur son petit nuage », se moquent ses collègues. Elle répond aux piques sur le même ton de l’humour. Mais, avec le temps, la légèreté laisse place à l’inquiétude. Certains l’alertent : « Arrête ! Tu te fais du mal. » Elle leur répond : « Oui, je sais, mais je n’y arrive pas. »

Au contraire, Véronique Roche ne cesse de prendre toujours plus de cachets. « J’avais un pilulier, mais il ne servait à rien. »Son médecin tente de baisser de moitié la puissance des comprimés. Alors, elle en prend deux en même temps. Il n’insiste pas. « Je lui disais juste que j’avais de plus en plus mal. Et c’était vrai : je ­sentais vraiment les douleurs. Je ne trichais pas. Enfin si, je me mentais à moi-même. Les douleurs étaient dans ma tête. C’était ma morphine qui me les donnait. » Force de la suggestion créée par le manque.

Sans vraiment lutter, le médecin augmente les quantités à chaque nouvelle demande. Véronique Roche ne se rend même plus à son cabinet. Elle téléphone quand elle est à court et le généraliste lui envoie un complément d’ordonnance. Puis elle se rend dans l’officine et claironne : « Je viens chercher ma dose ! » On la lui fournit sans sourciller. Une nuit de manque, alors que le tiroir de la commode est affreusement vide, elle est prise de panique. A 4 heures du matin, Maurice, son mari, doit réveiller le pharmacien qui lui délivre de quoi tenir.

Se jeter par la fenêtre

Douze ans de ce terrible cirque. Un copain à l’usine se tue en tombant d’un toit. Un petit-fils meurt, encore nourrisson. A chaque drame de la vie, Véronique Roche cherche le réconfort dans sa commode. En fait, de l’OxyContin, elle en a partout, dans un tiroir, mais aussi dans sa voiture, dans son sac à main, dans son blouson et même caché chez sa fille. Quand son père se fait amputer d’une jambe malade, il se voit prescrire le même opiacé. « J’ai récupéré les boîtes en trop », confie-t-elle. Idem quand sa mère se fait opérer du genou.

La vieille dame s’insurge de la consommation effrénée de sa fille : « Arrête donc ! supplie-t-elle. La morphine, c’est pour les mourants. » Margot insiste pour que Véronique change de médecin. En vain. Les uns et les autres veulent qu’elle soigne son addiction. Chaque discussion tourne à l’orage. Prisonnière de son médicament, Véronique est traversée d’idées suicidaires. Elle est plus d’une fois tentée d’avaler la boîte entière, pour en finir une bonne fois pour toutes. Un jour, Margot la rattrape alors qu’elle s’apprête à se jeter par la fenêtre.

« Je regardais sans cesse le tiroir où étaient mes médicaments. J’étais mal, mais je voulais en sortir. Je tenais pour mes enfants et mes petits-enfants. » Véronique Roche, après douze ans d’addiction

A Noël 2019, Véronique Roche est victime d’un accident de voiture. Arrivé sur place, le médecin du SAMU découvre trois boîtes d’OxyContin. La belle-sœur arrive sur les lieux et lui explique la dépendance de la blessée. « Je lui en ai longtemps voulu d’avoir raconté tout ça », avoue Véronique Roche. Le docteur tombe des nues. Une fois à l’hôpital, il se met en colère. « Il m’a dit que ce n’était pas normal d’avoir de la morphine comme ça, qu’il fallait stopper tout de suite. Il a téléphoné à mon généraliste. » Margot a longtemps cherché qui était ce soignant qui avait su créer l’électrochoc salutaire pour sa mère. En avril, elle a enfin retrouvé son nom et l’a appelé pour le remercier.

Après l’accident, Véronique Roche décide de réagir. Rendez-vous est pris début 2020 à l’hôpital de Clermont, dans le service de pharmacologie médicale du professeur Nicolas Authier, sommité de l’addictologie. Le sevrage commence. « J’ai vécu des moments très durs, assure-t-elle. Je regardais sans cesse le tiroir où étaient mes médicaments. J’étais mal, mais je voulais en sortir. Je tenais pour mes enfants et mes petits-enfants. » Ses collègues la soutiennent. « Elles me répétaient : “Tu es forte, tu vas y arriver.” Aujourd’hui, elles disent qu’elles aiment bien mieux me voir comme ça. »

Un jour du printemps 2020, Véronique Roche fait le grand saut et rapporte toutes ses boîtes d’oxycodone à la pharmacie. « J’étais paniquée en rentrant. » Le traitement s’achève en novembre 2020. « Depuis, nous revivons tous, assure Margot. Nous pouvons de nouveau faire des choses ensemble. » La pendule de la cuisine n’est plus le centre de la vie de Véronique Roche. Mais la quinquagénaire ne se sent pas encore totalement rassurée. Elle doit subir prochainement une opération qui s’annonce douloureuse : « J’ai peur qu’ils m’en redonnent. » 

Tramadol, mon amour

Qu’ils soient catalogués « faibles » (tramadol, codéine, opium) ou « forts » (morphine, oxycodone, fentanyl), tous les opioïdes créent des dépendances. Le plus connu et le plus consommé en France est le tramadol, un antalgique développé dans les années 1970 et commercialisé sous plus de vingt noms. Ses ventes ont progressé de 70 % depuis 2007.

Tramadol, c’est ainsi que Véronique Pénotet avait envisagé de baptiser son précédent chien. Il y avait une logique à associer ses deux plus fidèles compagnons. Sa journée commençait immuablement avec eux : au réveil, elle prenait son médicament puis allait promener le cabot. Dans cet ordre, toujours. « Mon tramadol, je l’aimais bien. C’était aussi celui qui m’aimait le plus », s’attendrit-elle encore.

Véronique Pénotet, 36 ans, à La Charité-sur-Loire (Nièvre), le 12 mars 2021. Elle a consommé jusqu’à deux fois la dose maximale de tramadol recommandée.

A 36 ans, Véronique Pénotet est emplie d’une force de vie étonnante. Mais, tandis qu’elle se raconte dans ce pavillon familial de la Charité-sur-Loire, une commune rurale de 5 000 habitants dans la Nièvre, on comprend que cette faconde, cette manière enjouée de parler d’elle sont de pudiques cache-misère. Ce rire haut perché qui cascade sans cesse est une façon de rattraper la part d’enfance, d’insouciance qui lui a été volée. Les jeux se sont finis si vite pour la petite fille.

A 10 ans, la gamine contracte un rhume de hanche qui lui vaut deux mois d’hôpital à Paris. L’année suivante, elle est atteinte d’une mononucléose infectieuse. Elle est alors sujette à de grosses fatigues, mais aussi à des contractions musculaires intolérables. Souvent, en fin de matinée, elle s’effondre, crevée et endolorie. Appelée par le collège, sa mère doit régulièrement venir la chercher à l’infirmerie.

Véronique subit examen sur examen à Nevers et, bientôt, dans les plus grands hôpitaux parisiens. « J’étais une souris de laboratoire », se souvient-elle, tandis que son nouveau chien, Fun, se fait les dents sur une poupée en mousse. Les spécialistes ne trouvent pas la cause de son mal. L’un d’eux achève de démolir le moral de l’adolescente. « Tu sais, il y a des choses qu’on soigne et des choses qu’on ne soigne pas », assène-t-il.

Un contrat maléfique

Incapable physiquement de supporter une scolarité, la lycéenne doit arrêter ses études en seconde. Elle, la bonne élève qui rêvait de devenir professeure d’anglais, renonce à ses projets. La jeune fille perd une à une ses amies, faute de partager leur quotidien. « Je n’avais plus envie de rien. Tout me fatiguait. Je me suis retrouvée dans une bulle. » 

Impuissante à trouver l’origine du mal, la science tente d’en atténuer les conséquences. Après trois nuits passées à hurler de douleur, un médecin hospitalier lui prescrit du tramadol. Cette ordonnance est un cadeau empoisonné. « A la première prise, je me suis sentie soulagée. »

Véronique Pénotet résume ainsi l’engrenage : « Le médecin prescrivait du tramadol, le pharmacien donnait, la patiente prenait. »

Véronique vient d’avoir 19 ans et ne sait pas qu’elle signe un contrat maléfique. Seul un néphrologue, spécialiste des reins, tente de la dissuader d’en prendre. Véronique Pénotet se souvient avoir pesté contre ce rabat-joie. « Je ne voulais pas voir à quel point il avait raison. Je pouvais à nouveau bouger, faire plus de choses. J’avais moins mal. » 

Dès lors, Véronique Pénotet va absorber « des palettes et des palettes de tramadol ». Elle prend du poids mais accepte ce prix, échangeant bien volontiers la douleur contre les kilos. Elle continue d’être suivie par son pédopsychiatre. Elle fait aussi de la kiné, de l’acupuncture, de la sophrologie.

Mais rien ni personne ne la soutient autant que son tramadol chéri. « Il est devenu mon pilier. Je n’avais pas compris l’emprise qu’il avait sur moi. » Son généraliste renouvelle indéfiniment l’ordonnance. Le pharmacien qui voit cette gamine lui acheter des quantités industrielles d’opiacés ne bronche pas non plus. « Il m’a juste dit la première fois : “C’est impressionnant.” Et puis c’est tout. » Véronique résume ainsi l’engrenage : « Le médecin prescrivait, le pharmacien donnait, la patiente prenait. »

La douleur du manque

Le corps s’habituant, les doses ne cessent d’augmenter. Elle passe de 100 milligrammes par jour à 150, puis 200, puis 400, enfin 600 et va même jusqu’à 800 milligrammes à un certain moment, soit le double du maximum recommandé. A la fatigue, « ce fil à la patte » qui l’empêche de faire quoi que ce soit, se substitue ou s’ajoute une sorte d’hébétude.

« Je n’arrivais plus à réfléchir. J’étais constamment dans le brouillard. J’étais incapable de lire une page. » L’après-midi, les siestes deviennent interminables. Son père, à la tête d’une entreprise de machines agricoles, et sa mère, qui travaille pour une collectivité locale, s’inquiètent. Le couple supporte comme il peut le caractère de cette fille qui passe sans cesse de l’accablement à l’irritation.

« Je n’arrivais plus à parler, je claquais des dents. Le moindre bruit, une porte qui grince, une voiture qui klaxonne, me rendait folle, tant j’étais à fleur de peau. Je vivais tout ce qui venait de l’extérieur comme une agression. » Véronique Pénotet

« Par deux fois, j’ai failli ne jamais me réveiller, assure Véronique Pénotet. Je me suis rendu compte que j’en avais trop pris, mais c’était un peu tard. C’était comme une cuite à l’alcool. Tout tournait. J’avais l’impression que je m’enfonçais dans des sables mouvants. Je voulais sortir de ma sieste, mais je n’y arrivais pas. En fait, je faisais une overdose. » Elle sort finalement de sa somnolence. Mais cette alerte s’ajoute aux autres sans provoquer de changement.

Véronique Pénotet sent que la douleur du manque a remplacé celle de son mystérieux mal. Et puis, toutes ces boîtes qui traînent partout, trois ou quatre d’avance au minimum, cette peur de n’en avoir jamais assez… « J’étais devenue une pharmacie ambulante. J’ai peu à peu accepté l’idée que j’étais une droguée. »

Il y a trois ans environ, la jeune femme décide que c’en est assez. Son pédopsychiatre, ce fidèle confident, la secoue. « Il va falloir bouger maintenant », lui intime-t-il. On lui propose une cure à Lyon dans un hôpital psychiatrique. Elle se braque d’être adressée à ce genre d’établissement et préfère entrer en contact avec le centre antidouleur de Clermont-Ferrand. Le corps médical lui propose alors du Subutex, un substitut utilisé pour les héroïnomanes. « Là, j’ai compris que je n’étais pas mieux que quelqu’un qui se piquait dans la rue. » Elle rentre chez elle avec un protocole à respecter.

Un match de boxe

« Le sevrage… Je savais que ça allait être un combat, mais je ne me doutais pas à quel point. » Le traitement prévoit une journée d’abstinence complète sans tramadol, avant d’absorber le premier cachet du substitut. Véronique Pénotet reste vingt-quatre heures prostrée sur son canapé. Tantôt elle s’ensevelit sous les couvertures, tantôt elle ne supporte pas l’irritation du moindre vêtement sur sa peau.

« Je n’arrivais plus à parler, je claquais des dents. Le moindre bruit, une porte qui grince, une voiture qui klaxonne, me rendait folle, tant j’étais à fleur de peau. Je vivais tout ce qui venait de l’extérieur comme une agression. » Sa mère tourne autour du canapé, impuissante. Le manque est terrible, mais la patiente tient bon. Le Subutex la soulage enfin. « C’était magique. En deux minutes, un petit cachet de 2 millimètres me rendait à la vie. » 

Elle compare le reste du sevrage à un match de boxe. « On te met à genoux. Tu te relèves. On t’en remet une. » A chaque baisse des doses, c’est le même pugilat. La jeune femme alterne périodes d’irritabilité et crises de larmes pendant des journées entières. Elle arrive aujourd’hui au bout de ce corps-à-corps avec elle-même, espère être définitivement sevrée en août. Peu à peu, elle reprend pied.

« J’ai 36 ans et je pars de rien, constate-t-elle. C’est comme si je sortais de prison. » Elle va démarrer une formation, espère devenir éducatrice. « Je n’ai pas le bac, mais j’ai mon vécu », se console-t-elle. Elle ne parvient toujours pas à lire un livre au-delà de quelques pages. « Mon cerveau est une imprimante qui fonctionne, mais avec peu d’encre. » Elle pense qu’il s’agit d’une des séquelles de sa prise de tramadol.

La concentration revient lentement. Les douleurs, elles, ont rappliqué aussi sec. « Je n’ai pas une journée sans en avoir, mais je les gère. Je préfère désormais vivre avec elles plutôt qu’avec le tramadol. » Elle a tout de même gardé deux boîtes à la maison. « Comme souvenir », assure-t-elle.

Un, puis deux, puis quatre, puis six

Une étude sociologique réalisée au début de 2020 en France par des chercheurs de l’Université libre de Bruxelles (ULB) lie la consommation et l’abus d’opiacé à la pauvreté et à la précarité. Ces conclusions rejoignent ce qui est observé aux Etats-Unis. A cette aune, Monsieur W. est un contre-exemple, ou plutôt la preuve que personne, aucune classe sociale, ne peut se croire à l’abri.

Ce Toulousain de 51 ans préfère taire son nom. Peut-être par honte, cette honte stupide des victimes qui se persuadent qu’elles sont quand même un peu coupables de ce qui leur arrive. Peut-être aussi parce que son monde, celui dans lequel il baigne depuis ses études, ne tolère guère la défaillance. Élève de Sup de Co Toulouse, il a intégré à la sortie un prestigieux cabinet d’audit. Il a un bon salaire et un statut social enviable. Avec, en regard, la pression des résultats.

Depuis ses 11 ans, Mon­sieur W. souffre de migraines qui ne cessent de s’aggraver et le torturent jusqu’à la nausée. A 23 ans, au retour du service militaire, un médecin lui conseille un médicament en vente libre, la Prontalgine, qui mélange paracétamol et codéine. « J’ai senti que ça me boostait. »

Il prend un cachet par jour, puis deux, puis quatre, puis six. Les comprimés présentent aussi l’avantage de lisser son caractère. Il comprendra bientôt la raison de ses humeurs changeantes : il est diagnostiqué bipolaire, ce trouble qui fait alterner phases maniaques et dépressives. A 25 ans, il tombe en dépression.

En 1999, à 30 ans, il décroche un poste de choix aux Etats-Unis, d’abord à Milwaukee, dans le Wisconsin, puis à Hartford, dans le Connecticut. Il se fait envoyer de France sa dose de Prontalgine. Mais il va très vite trouver bien mieux sur place. Pour combattre une grippe et une forte toux, il se fait prescrire un sirop à base d’hydrocodone, une molécule semi-synthétique, cousine de l’oxycodone. Puis un médecin lui propose des cachets de Vicodin, un puissant analgésique, toujours à base d’hydrocodone.

Dr House et « doctor shopping »

Le Toulousain devient dépendant à ce médicament. Il rejoint ainsi le rappeur Eminem et… le personnage principal de la série télévisée Dr House. Il intègre surtout ces bataillons de millions d’Américains accros aux opioïdes qui enrichissent quelques labos et déciment la population, jusqu’à 70 000 morts par an.

« Ce qui se passait là-bas était fou, se souvient Monsieur W.Les méthodes utilisées par l’industrie pharmaceutique, leur agressivité commerciale étaient incroyables. Des médicaments réservés à des cancers en France étaient prescrits pour un simple mal de dos. »

Très vite, le Français devient incapable de se passer de cette redoutable panacée, qui atténue en outre sa bipolarité. « Je suis devenu addictJe n’en consommais plus que pour le bien-être. Cela me procurait un mélange d’euphorie et d’optimisme. » 

Monsieur W. se met à pratiquer ce qu’on appelle outre-Atlantique le doctor shopping (qu’on appelle en France « nomadisme médical »). Il change sans cesse de médecin, pousse jusqu’à trente ou quarante kilomètres de son domicile pour chercher celui qui lui prescrira sa ration. S’il roule ainsi, c’est plus par gêne d’avouer son addiction que par nécessité. « Trois médecins sur quatre acceptaient sans problème. »

L’effet stimulant ne dure pas. En réalité, la dépendance diminue son rendement. « J’étais ralenti et je ne m’en rendais même pas compte. » Le Vicodin n’atténue plus son humeur maniaco-dépressive. Au contraire, il l’exaspère. Monsieur W. perd son travail en 2007, à l’issue d’une phase maniaque particulièrement sévère.

« Au départ, il y a une douleur. Le médicament la soulage, mais il a un effet euphorisant. Pour conserver cet effet “up”, il faut augmenter la dose. » Marie-Josée Ferro-Collados, addictologue

Il revient en France, retrouve Toulouse et sa Prontalgine. Comme cette dernière ne suffit pas à combler le manque, il l’associe à du Doliprane codéiné ou à du sirop Néo-codion, cocktail délétère qui lui détruit le foie. Sa bipolarité et son addiction lui font perdre par trois fois son emploi. En 2011, après trois ans d’arrêt de travail, il est déclaré en invalidité permanente. Voilà le cadre supérieur, promis à une belle carrière, le père de trois enfants réduit, à 41 ans, au statut de pensionné.

Empêtré dans cette nasse chimique, il est soutenu par sa femme. « Je voulais sortir de ce cercle infernal », soutient-il. Les premières tentatives en solitaire échouent. Monsieur W. est aujourd’hui accompagné et placé sous méthadone, un substitut aux opioïdes. Il a été en proie plus d’une fois à des pensées suicidaires. « La foi m’a aidé à tenir bon », assure-t-il. Une de ses rares occupations est aujourd’hui de préparer les offices dans sa paroisse.

Marie-Josée Ferro-Collados, addictologue à l’hôpital Joseph-Ducuing de Toulouse, le 10 mars 2021.

Monsieur W. est suivi par Marie-Josée Ferro-Collados, 54 ans, addictologue à l’hôpital Joseph-Ducuing, à Toulouse. Elle s’est lancée un peu par hasard dans cette spécialité, en 2005. L’écouter parler de ses patients constitue une passionnante plongée dans notre société et ses maux. « Au départ, il y a une douleur, résume-t-elle. Le médicament la soulage, mais il a un effet euphorisant. Pour conserver cet effet “up”, il faut augmenter la dose. »

La docteure possède deux qualités indispensables dans son métier : la patience et l’humilité. « Être addictologue, c’est accepter les échecs », énonce-t-elle. Combien de patients n’ont jamais honoré leur premier rendez-vous ? Une femme s’est ainsi présentée trois fois à l’entrée, puis a tourné les talons, tétanisée. Il faut ensuite sonder la personne, savoir si elle est vraiment prête, si elle ne fait pas qu’obéir à une injonction de son médecin ou de sa famille.

« Les addictions viennent combler quelque chose. La douleur s’amplifie quand elle passe par le filtre psychologique. » Frédéric Loubière, psychiatre

« On ne réagit pas tous de la même façon face à une molécule », constate la praticienne. L’alchimie des vécus a plus que sa part dans ce phénomène. « Il faut parfois remonter très loin pour trouver des explications à une addiction », poursuit la spécialiste. Ces équations complexes, Frédéric Loubière, 62 ans, psychiatre dans le même hôpital, les explore avec elle quand ils traitent les patients. « Les addictions viennent combler quelque chose, confirme ce médecin. La douleur s’amplifie quand elle passe par le filtre psychologique. » L’expression « en avoir plein le dos » n’est pas née par hasard, rappelle le spécialiste.

Elise Bendavid, infirmière à Joseph-Ducuing, 60 ans dont trente-sept ans de pratique médicale, s’occupe depuis 2013 du Centre Passages, une structure liée à l’hôpital qui accueille les toxicomanes en sevrage. Au quotidien, quinze à vingt personnes viennent chercher des substituts dont les boîtes sont gardées dans un coffre-fort. Il y a les habitués, junkies et souvent SDF, qui poussent la porte sans gêne. Et puis il y a les autres, des personnes encore socialisées, souvent accros aux médicaments, qui débarquent en catimini, quand la salle d’attente est vide.

Elise Bendavid n’est pas qu’une dispensatrice de cachets. Elle est aussi une confidente. « Il y a, derrière, des casseroles qui remontent à l’enfance, des soucis personnels, familiaux, des problèmes de violence de tous ordres », explique-t-elle.

Johan G., 31 ans, à Toulouse, le 6 mai 2021. Il souhaite rester anonyme. Il a pris jusqu’à 32 comprimés de codéïne par jour.

Johan G. entre. Il est en tenue de travail, les chaussures maculées de plâtre. A 31 ans, il n’a jamais bu ni fumé. Costaud, il a longtemps pratiqué la boxe et le football, excellait dans ces deux sports. C’était avant. « Les médocs m’ont bousillé », résume-t-il. A l’adolescence, le garçon fait une chute de vélo. Il est opéré du pied et traité pendant deux mois avec du Dafalgan codéiné, un opioïde léger.

A l’époque, il est déprimé, mal dans sa tête et dans sa peau depuis la séparation de ses parents. Il ne s’entend pas avec son beau-père, violent. La légèreté artificielle de la codéine est une découverte. Il lui reste, « quelque part au fond du cerveau », le souvenir d’avoir été bien.

Quatre ans plus tard, alors qu’il a 20 ans et travaille, Johan G. traverse à nouveau une mauvaise passe. Un midi, il déjeune chez sa grand-mère. Une boîte de médicament traîne sur une table. De l’Ixprim, un produit à base de tramadol. Il en avale un cachet. « J’ai passé tout l’après-midi à rigoler. J’étais à fond la caisse. Moi qui manquais de confiance en moi, là, j’étais bien. »

Tous les prétextes sont bons pour retourner chez sa grand-mère et taper dans la boîte. Quand elle arrête son traitement, il cherche comment trouver sa dose. Il se rabat sur du Codoliprane. Ce médicament à base de codéine est encore délivré sans ordonnance, mais dans la limite de deux boîtes par personne. Cela devient très vite sa dose quotidienne : 32 comprimés par jour qu’il suçote les uns derrière les autres.

Une sorte de rite journalier s’instaure avec son pharmacien. Il arrive avec au creux de la main la somme exacte. Le brave apothicaire pose d’office deux boîtes sur le comptoir. « J’étais comme un papy qui vient chercher sa baguette chez le boulanger. » Quand sa mère meurt, il augmente encore la dose. Il a jusqu’à vingt boîtes d’avance chez lui.

Un enfant, le déclic

En 2017, le Codoliprane est à son tour assujetti à une ordonnance. Johan G. se met alors à faire le tour des cabinets médicaux, prétextant des migraines. Un médecin se montre conciliant. Mais pas encore assez pour suivre son rythme de consommation. L’accro falsifie à de multiples reprises les ordonnances sur son ordinateur. « Moi qui ai toujours été droit dans ma vie, je me suis retrouvé à faire ça. »

Johan G. réprime difficilement son émotion. « Je ne pouvais plus continuer ainsi. » Il fait une tentative de suicide. Plus tard, il essaye d’arrêter seul. En vain. Puis il rencontre celle qui deviendra sa compagne, lui cache son addiction. « J’avais honte. J’avais peur de son jugement. » Parfois, elle tombe sur une boîte. Il s’invente un coup de froid, une migraine…

Un jour de neige, il glisse et sa cargaison de médicaments s’étale devant elle. « Il a fallu des explications, raconte-t-il. Ma compagne m’a aidé. Quand quelque chose est cassé, soit on le répare, soit on le jette. Elle a essayé de me réparer. » Un enfant naît, le 3 mai 2020. C’est le déclic, « la chose dans ma vie qu’il me fallait pour arrêter ».

Le bébé dans les bras, la mère de son enfant lui met une pression supplémentaire. « Elle m’a dit : “Tu te fais aider.” »Johan G. trouve sur Internet l’adresse du centre d’addictologie de Joseph-Ducuing. Le sevrage est encore en cours, mais Johan G. en est persuadé : « Cette fois, c’est la bonne. »

Face à de telles addictions, alertées par l’hécatombe constatée aux Etats-Unis, les autorités sanitaires répondent tant bien que mal. Retrait du marché de la dextropropoxyphène (notamment du Di-Antalvic) en 2011. Fin de la vente libre de la codéine depuis avril 2017. Limitation en avril 2020 des prescriptions de tramadol, qui passent de douze mois à douze semaines, mais renouvelables.

La médecine continue de tâtonner dans la prise en charge de la douleur. « Elle n’est pas très bien faite, pas très bien enseignée, constate Marie-Josée Ferro-Collados, l’addictologue toulousaine dont la spécialité n’est reconnue par un diplôme universitaire que depuis 2008. On banalise, on dit : “Ça va passer”, notamment chez les enfants. » 

Comme souvent, le resserrement des règles nourrit les trafics illicites. « Il y a un accroissement du détournement de produits médicamenteux, observable depuis au moins cinq ans, constate un responsable des douanes. Les opioïdes sont un des produits qui circulent le plus. » Les consommateurs se fournissent sur Internet en potions qui sont parfois de dangereuses contrefaçons, venues principalement d’Inde.

Des trafiquants mexicains du cartel de Sinaloa investissent également ce secteur. Ils inondent déjà le marché américain en pilules dérivées du fentanyl, produit cinquante fois plus puissant que l’héroïne. Ils achètent la matière première auprès de la mafia chinoise ou indienne puis la retraitent dans des laboratoires clandestins. Ils tentent aujourd’hui de s’implanter en Europe. « Ça reste limité en France, assurent les douanes. Mais nous sommes vigilants face aux phénomènes observés à l’étranger. » 

Le patron de l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (OCLAESP, qui dépend de la gendarmerie nationale), le général Jacques Diacono, estime également que les dérives restent limitées. Les trafics de médicaments les plus visibles sont plutôt orientés vers l’exportation que vers l’importation. « C’est le principe du trafic de drogue, mais à l’envers », résume-t-il.

Des réseaux de la criminalité organisée récupèrent en France des ordonnances, par le vol, la falsification, la menace ou, parfois, avec le consentement de médecins. Ils recrutent ensuite des petites mains qui font le tour de pharmaciens, dupés ou complices. Les produits sont remontés vers les têtes de réseau qui les sortent du pays et les revendent.

En Afrique, le tramadol est ainsi utilisé comme un dopant. Le Subutex part, lui, plutôt vers la Scandinavie ou l’est de l’Europe. Un cachet de ce produit, qui coûte moins de 2,50 euros en France, peut être revendu 50 à 60 euros au nord de l’Europe et jusqu’à 300 à 400 euros dans une prison finlandaise. Les marges sont plus juteuses que pour la drogue et le risque pénal moindre.

La complaisance des médecins

Plus insidieuse que ce trafic mais plus massive, la complaisance de médecins peu regardants alimente la surconsommation. Leur nom circule par le bouche-à-oreille. « Je n’ai pas choisi mon médecin par hasard, il était connu pour ça », raconte celle que nous appellerons Jeanne. Cette femme de 60 ans était bien placée pour connaître les bonnes adresses dans la région de Toulouse : elle est secrétaire médicale. Depuis dix ans, elle ingurgite ses six boîtes par mois de Dafalgan codéiné, association de paracétamol et d’opioïdes. Son généraliste les lui prescrit sans barguigner.

« Je prends de la codéine et je viens vous voir pour ça », a dit Jeanne la première fois. « Ce n’est pas bien », a répliqué le médecin. « Je sais », a répondu la patiente. C’est depuis toujours le même rituel : « J’ai rendez-vous à 14 heures. A 14 h 4, je repars avec mon ordonnance. » Jeanne sait bien les raisons qui poussent les médecins à fermer ainsi les yeux.

Méconnaissance des risques, impuissance face aux douleurs de celui qui est dans son cabinet ou, plus prosaïquement, besoin de fidéliser une patientèle et de ne surtout pas la contrarier. « Si un généraliste ne prescrit pas un médicament qui vous fait du bien, vous ne retournerez pas le voir », résume Jeanne. Elle est en cours de sevrage. L’autre jour, un de ses amis a été opéré à l’épaule et s’est vu prescrire six boîtes d’un opioïde. « Jette-les, lui a-t-elle conseillé. Il y a des gens qui deviennent accros. »


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