jeudi 22 avril 2021

Suicide assisté en Suisse : « Est-ce bien ce que vous souhaitez ? Oui. Je veux mourir »

Par    Publié le 22 avril 2021




Ce lundi-là, Thomas a conduit Doris, son épouse, de Francfort jusqu’à Bâle, pour qu’elle puisse y mourir. De la ville allemande à la cité suisse, il y a un peu plus de 300 kilomètres par la route. Même en période d’épidémie, malgré les règles de quarantaine officiellement imposées aux étrangers, les contrôles sont rarissimes et le couple est arrivé sans encombre à l’hôtel, un manoir blanc sur une petite place pavée, juste à la sortie de Bâle. Dehors, le printemps paraissait encore hésiter à s’installer, passant en quelques minutes d’une giboulée neigeuse à l’éclaircie la plus éclatante.

A Liestal, dans le canton suisse de Bâle, le 14 avril.

Le couple a-t-il seulement prêté attention aux saisons, au Rhin qui coule tout près, à la cabane en bois sur la place où les rares touristes boivent une bière en fin d’après-midi ? « Je les ai reçus moi-même, comme je le fais chaque fois pour ces gens venus de toute l’Europe et, lors des années sans épidémie, du monde entier pour mourir ici », raconte doucement Bojana Krüger, la directrice de l’hôtel. Hormis elle et ses employés, la plupart de ses clients ignorent ce que les Suisses ont fini par appeler « le tourisme de la mort » : des milliers d’étrangers, dont la majorité arrive de France, d’Allemagne ou de Grande-Bretagne, pour qu’on les aide médicalement à mourir.

Expérience intime

Le rendez-vous pour assister Doris était programmé le mercredi matin. A l’hôtel, nous étions à quelques chambres d’écart de ce couple d’Allemands tout juste sexagénaires. Sur la même route qui conduit jusqu’à la périphérie de Bâle, où Eternal Spirit, l’association qui devait aider Doris à mourir, loue le petit appartement où ont lieu les suicides médicalement assistés (SMA).

Ce moment si particulier est le plus souvent une expérience intime. Il y a bien eu ce jour de 2019, où une vingtaine de personnes s’étaient réunies autour de l’un des leurs décidé à en finir, mais pareil rassemblement demeure l’exception. La plupart du temps, on vient seul avec son conjoint, parfois avec un fils, une fille ou juste un ami cher. Thomas et Doris, eux, avaient convaincu leur unique garçon, encore étudiant, de rester en Allemagne plutôt que d’accompagner sa mère. Après trente ans de mariage, ils voulaient être à deux jusqu’au bout. Nous nous sommes donc faits invisibles, sur leurs traces.

Suivre le parcours de ce couple d’ingénieurs en de telles circonstances a quelque chose de tragique et, pour commencer, d’étonnamment bureaucratique. La loi, dans cette Suisse en majorité protestante qui place la responsabilité individuelle au sommet de ses valeurs, est certes bien plus souple que celle de ses pays voisins. « Celui qui, poussé par un mobile égoïste, aura incité une personne au suicide, ou lui aura prêté assistance en vue du suicide, sera puni d’une peine privative de liberté de cinq ans au plus ou d’une peine pécuniaire », stipule seulement l’article 115 du code pénal suisse. « Un mobile égoïste », cela laisse beaucoup de marge… Le comité d’éthique et l’académie de médecine suisses ont cependant recommandé un ensemble de conditions supplémentaires que suivent les associations qui pratiquent le SMA : la personne doit être capable de discernement ; son désir de mourir doit être durable et constant, et découler d’une grave souffrance liée à la maladie.

Un nombre multiplié par trois ou quatre

Ces dernières années, le nombre de SMA n’a cessé d’augmenter. La plus grosse des associations, Exit, affirme en avoir accompli 1 282 en 2020 – soit 17 % de plus qu’en 2018 – pour les seuls résidents suisses. Les trois autres associations (Eternal Spirit, Dignitas, Ex International), ouvertes aux étrangers, assurent qu’en comptant ces derniers ce nombre pourrait être multiplié par trois ou quatre.

La docteure Erika Preisig, à Liestal, en Suisse, le 14 avril.

Doris remplissait tous les critères. Lorsqu’elle avait pris contact, il y a un peu plus de deux ans, avec la docteure Erika Preisig, responsable d’Eternal Spirit, cela faisait déjà un moment qu’elle cumulait cancer, maladie de Parkinson et mille autres problèmes de santé. Ils minaient la vie de cette femme intelligente et éduquée. « La plupart de ceux qui pensent au suicide assisté ont dépassé les 60 ans, souligne la docteure Preisig, ce sont des cadres supérieurs, des professions intellectuelles, en tout cas des fortes personnalités habituées à maîtriser leur vie. » 

« Chaque année, nous pratiquons 80 SMA. Nous pourrions en accomplir 200, mais c’est une épreuve trop lourde » 
Erika Preisig, docteure

Doris a donc adhéré à l’association, au cas où… Après avoir constaté la perte progressive de son autonomie, obligeant son mari Thomas à réclamer sa retraite anticipée afin de s’occuper d’elle, elle s’est décidée. Trente ans de mariage et dépendre entièrement de l’autre, ce n’était pas sa conception de la vieillesse à deux. Alors, elle a rempli son dossier… « J’exige toujours, en plus des certificats médicaux, une lettre personnelle expliquant le parcours de la personne et pourquoi sa souffrance est devenue insupportable », détaille Erika Preisig. Des missives semblables, cette médecin célèbre dans tout le pays en reçoit des centaines. Les dossiers sont là, soigneusement archivés dans son ordinateur. « Chaque année, nous pratiquons 80 SMA. Nous pourrions en accomplir 200, mais c’est une épreuve trop lourde », soupire-t-elle.

La docteure Preisig, âgée de 63 ans, assiste elle-même à deux suicides par semaine, sans psychologue ni médecin pour la superviser ou la soutenir. « Je vais marcher dans les montagnes, je parle à mes proches, cela me suffit », affirme-t-elle, avant d’avouer avoir dû couper récemment ses longs cheveux. Minée par l’angoisse, elle s’était mise à les perdre par poignées. La raison de son inquiétude ? Un procès, une affaire remontant à 2016. A l’époque, elle avait aidé une femme à mourir. L’un de ses confrères avait jugé, comme elle, la patiente capable de discernement, mais l’absence de véritable expertise psychiatrique lui vaut aujourd’hui d’être poursuivie par la justice. Relaxée en première instance, elle attend le jugement en appel, le 7 mai.

Deux ans avant Doris, c’est déjà la docteure Preisig que l’ex-directeur de l’antenne de France 2, Louis Bériot, avait sollicitée pour mourir. Atteint d’un cancer du pancréas et se sachant condamné, cet ancien présentateur du journal télévisé, importateur du Téléthon en France, était venu jusqu’à Bâle, lui aussi. Il avait tout préparé, jusqu’au faire-part, publié post mortem dans Le Monde, proclamant : « Ne vous inquiétez pas, ne me pleurez pas. Riez, aimez et vivez à ma santé. »

Triste livre d’or

Aujourd’hui, Erika Preisig ne se souvient plus du journaliste français. Elle a cependant conservé les lettres de remerciements de dizaines d’autres familles, rangées dans un gros classeur, comme dans un triste livre d’or. Sur chaque missive, des « Liebe Erika », des « Precious Erika », des « notre sauveuse, très chère amie ». Sous la photo d’un jeune homme, une mère a écrit depuis le Québec : « Chère Erika, je remercie le ciel de t’avoir mise sur notre chemin ». Le garçon de 23 ans, gravement handicapé depuis l’âge de 6 ans, était venu deux ans plus tôt, afin de mourir ici.

Témoignage issu du livre d’or disposé dans l’appartement servant d’accompagnement à la mort, à Liestal, dans le canton suisse de Bâle, le 14 avril.

Beaucoup de familles sont pourtant réticentes. Parfois pour des raisons religieuses. Elles peuvent être aussi heurtées par les quelque 10 000 euros réclamés par l’association (le prix comprend les frais de dossier, la location de l’appartement où se pratique le SMA, la rémunération du personnel, les pompes funèbres.) « J’insiste toujours auprès de ceux qui postulent pour qu’ils informent leurs proches, assure la médecin. Ces discussions communes sont nécessaires pour admettre la mort de l’autre et préparer son deuil. » Cette petite femme déterminée, longtemps spécialisée dans les soins palliatifs, s’est engagée en 2006 dans la pratique du suicide assisté, un an après que son propre père, atteint d’une maladie neurodégénérative, y a eu lui-même recours. « Mon fils aîné ne l’a jamais vraiment admis, reconnaît-elle. Il en veut à son grand-père, il m’en veut aussi de poursuivre dans cette voie. »

Doris, pour sa part, a accompli tout le parcours sans flancher. « Un tiers seulement de ceux qui nous écrivent et constituent leur dossier vont jusqu’au bout, poursuit Erika Preisig. Lorsqu’ils sont prêts, nous fixons une date. » C’est un curieux compte à rebours que de connaître ainsi la date précise de sa mort.

Un lit, un canapé, une bibliothèque

Mardi, quand l’infirmière Barbara Hettig et son assistante, Jenny, sont venues à l’hôtel pour une dernière conversation, Doris ne paraissait toujours pas hésiter. « Thomas était triste, se souvient Barbara. Elle, était plutôt en colère. Elle fustigeait l’acharnement des médecins, leur manque de considération pour sa personne… » Cette grande femme blonde aux yeux myosotis a longtemps été infirmière en pédiatrie avant de pratiquer les suicides assistés. Protestante, elle s’y est engagée avec la conviction que « Dieu n’est pas un dieu de châtiment ». On trouve beaucoup de femmes parmi les « aidants ». Et, paradoxalement, beaucoup de croyants, bien que ceux qui sollicitent le SMA, eux, soient souvent athées.

Le lit d’accompagnement à la mort, dans l’appartement situé à Liestal, dans le canton de Bâle, en Suisse, le 14 avril.
Calendrier suspendu dans l’appartement servant d’accompagnement à la mort, à  Liestal, en Suisse, le 14 avril.

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