mercredi 7 avril 2021

Reportage A la Réunion, les esprits convoqués sur le divan

par Laurent Decloitre, correspondant à la Réunion  publié le 6 avril 2021

Sur l’île, où les religions et les cultures se côtoient et s’entremêlent, certains psys ont choisi de soigner les troubles mentaux à travers le prisme des rites traditionnels. Une approche ethnopsychiatrique à rebours des pratiques occidentales.

Le pauvre hère a perdu son travail, sombré dans l’alcool et survécu à une tentative de suicide. La nuit, Calixte (1) hurle qu’il a «le mauvais œil» sur lui. «Si je lui avais diagnostiqué une névrose ou dit que les esprits n’existaient pas, je n’aurais pas pu le soigner», estime Jacques Brandibas, un des pionniers de l’ethnopsychiatrie à la Réunion. Au contraire, le psychologue accompagne son patient chez une guérisseuse à l’orée de la forêt de la roche écrite, sur les hauteurs de Saint-Denis. Il laisse «Madame Marie» affirmer que l’épouse et la maîtresse de l’homme lui ont chacune lancé un sort, l’une pour l’avoir trompée, l’autre pour ne pas avoir quitté sa femme… Calixte a pu reprendre une vie normale après cette séance, assure le praticien aujourd’hui à la retraite, «alors que les soins à l’établissement public de santé mentale n’avaient rien donné».

C’est cela, l’ethnopsychiatrie : «La lecture culturelle d’une pathologie psychiatrique, selon Margareth Ah-Pet, responsable de la consultation transculturelle à l’hôpital psychiatrique de Saint-Paul. Si un patient affirme que des ancêtres ou des esprits lui parlent, on n’évoquera pas une hallucination. Aux yeux de notre patient, donc des nôtres, c’est une prévenance - un avertissement.» Marie-Annick Grima dispense également des consultations d’ethnopsychiatrie, au Centre médico-psycho-pédagogique (CMPP) Henri-Wallon, à Saint-Denis. «Face à ce genre de troubles, la lecture occidentale parle d’hystérie ; la lecture traditionnelle admet, elle, qu’il existe deux mondes, le visible et l’invisible, explique-t-elle dans son cabinet. Ces deux univers sont chacun habités, le premier par les humains, le second par les entités.»

«Guérisseurs, devineurs, tisaneurs»

Les croyances sont multiples à la Réunion, où les religions se côtoient et s’entremêlent, faisant du syncrétisme une pratique répandue, où les habitants sont le fruit d’un métissage séculaire. Cette mosaïque cultuelle et culturelle fait souvent figure de modèle de tolérance et du bien vivre ensemble ; elle peut cependant être source de «désordres», pour reprendre le terme des ethnopsychologues, qui le préfèrent à celui de «troubles mentaux». Ceci explique sans doute pourquoi l’ethnopsychiatrie a prospéré dans le département d’outre-mer.

C’est Georges Devereux, anthropologue et psychanalyste franco-américain d’origine hongroise, qui la théorise aux Etats-Unis dans la seconde moitié du XXe siècle. La pratique se développe en France grâce à un disciple, Tobie Nathan, qui fait ses premiers pas… à la Réunion en s’intéressant à une célèbre guérisseuse, aujourd’hui décédée, «Madame Visnelda». Dans son sillage, des militants créent, en 1994, l’association Entre deux médecines, fruit d’une «démarche d’émancipation décoloniale», se souvient Ghislaine Bessière, ancienne infirmière psychiatrique, aujourd’hui présidente de l’association identitaire Rasine kaf (racines noires en créole). Qui affirme : «Si on était resté dans une gouvernance occidentale, on courait à l’échec ; l’émancipation culturelle passe par les guérisseurs, les devineurs, les tisaneurs», à rebours des «normes françaises appliquées de façon tortionnaire dans notre histoire». Jacques Brandibas, qui créa la première consultation transculturelle sur l’île, un an plus tard, ne dit pas autre chose : «On nous inculque une pensée dominante selon laquelle une psychothérapie universelle est adaptable à tous les patients de n’importe quelle culture. On oblige ces derniers à venir sur notre terrain de thérapeute systémique. Or leur conception du monde est aussi valable que la nôtre.»

Une démarche qui surprend les patients et les proches

Cette démarche surprend les patients, peu habitués à être ainsi entendus. «Avec les médecins de l’hôpital, c’était l’impasse. Avec vous, on arrive à tracer notre chemin» : Bernard (1), visage tanné par le plein air, remercie Ségolène Meyssonnier, qui lui offre un sourire empathique. La psychologue a convaincu la direction du Centre Hospitalier Universitaire de Saint-Pierre, dans le Sud, d’ouvrir une consultation transculturelle. Dans la salle exiguë, une équipe de cothérapeutes écoute l’agriculteur, son épouse et leur fille, Effy (1), longtemps internée au pavillon Lagon, pour des troubles du comportement. La jeune femme est toujours accompagnée par un psychiatre et l’unité de réhabilitation psychosociale du CHU ; elle suit encore un traitement à base de neuroleptiques. Mais les parents sont persuadés que c’est cette équipe arc-en-ciel qui a fait la différence.

La famille désemparée est accompagnée par deux psychologues, deux psychiatres, une assistante sociale, un infirmier, une anthropologue, pour «une prise en charge groupale». En début de séance, Ségolène Meyssonnier demande gaiement à chacun de présenter «ses invisibles». Elle-même parle de son grand-père sourcier ; un collègue, d’origine algérienne, évoque sa foi musulmane ; une zorey (métropolitaine) indique être mariée à un Malgache ; une autre cothérapeute revendique ses origines hindoues… Les schizophrènes et paranoïaques qui passent dans ces consultations n’ont plus l’impression d’être «pris pour des fous», constate Sandra Lallemand, assistante sociale qui participe aux consultations du CMPP Henri-Wallon. Pour une fois, des professionnels de la santé parlent la langue des djinns, des sorciers, des ancêtres… Ils le font de façon étonnante, en discutant du cas de leurs patients devant eux, comme s’ils n’étaient pas là. Le psychiatre Gilles Roudaut, qui a amené à ses collègues une de ses patientes : «Ça m’a un peu gêné au début, puis j’ai compris que cette posture permet au malade de porter un regard extérieur sur sa propre situation.» Sa formation classique le laissait «démuni» face au don de guérison invoqué par la femme très inquiète.

Selon Ségolène Meyssonnier, les patients ont «toujours une idée d’où vient le désordre qui les perturbe». S’ils sont possédés, s’ils entendent des voix, si les malheurs s’abattent sur eux, c’est souvent pour des raisons «animistes, magico-religieuses ou mystiques». Selon les parents d’Effy, la femme âgée de 21 ans, aujourd’hui discrète et souriante, ne souffre pas d’une «maladie naturelle, mais d’une maladie du Bon Dieu». Un Dieu à la fois catholique et malbar,comme on désigne ici les hindouistes. Sylvie (1), la mère, prie indifféremment «la Vierge Marie et Ganesh», à l’église et devant l’autel familial encombré de statuettes. Les consultations transculturelles ont permis de formuler une hypothèse : les ancêtres auraient manifesté leur mécontentement parce que des rituels ont été rompus ou mal effectués. La famille a consulté de nombreux guérisseurs, s’est même rendue en Inde pour se baigner dans le Gange, en vain. Il a fallu la tenue d’un samblani, une cérémonie célébrant les ancêtres hindous et créoles des parents, pour apaiser les esprits…

Ségolène Meyssonnier revendique le fait de «soutenir» ces médecines traditionnelles. Lors des consultations, elle demande ainsi aux familles si elles ont «fait quelque chose», à savoir pratiquer un rituel, consulté un guérisseur… Margaret Ah-Pet, peut elle aussi proposer à ses patients de l’hôpital psychiatrique de Saint-Paul la cérémonie du «tire-marlé», si leur enfant est né avec le cordon ombilical autour du cou, cause supposée de troubles mentaux. Ou évoquer un autre rituel de désenvoûtement, si le malade présente des cheveux «maillés», emmêlés par les mauvais esprits.

«Sacrifices de poule noire»

Les ethnopsychiatres vont même jusqu’à convaincre des parents réticents de replonger dans les pratiques de leurs arrière-grands-parents. «L’école a abrasé leur héritage culturel», justifie Marie-Annick Grima, à l’origine en 2017 d’une formation intitulée «Clinique du monde» à l’université de la Réunion. Illustration avec Marina (1), d’origine malbare, diagnostiquée schizophrène. «Elle est tombée malade un 2 janvier, jour de sacrifice d’animaux chez les hindouistes réunionnais en hommage à la déesse Karli», remarque la psychologue responsable de la consultation transculturelle qui en parle aux parents. Mais ces derniers ne veulent pas faire de lien, la mère ayant même jeté à la mer un livre de médecine traditionnelle en sanskrit transmis par ses aïeux. Sacrilège ! «A ses yeux, les Malbars sont des sorciers, elle en a peur.» La solution proposée fut de confier la tenue d’une cérémonie à un autre membre de la famille. Sandra Lallemand se souvient encore d’Anaëlle (1) qui entendait des voix : «La mère, d’origine malgache, avait arrêté les sacrifices de poule noire car c’était selon elle des pratiques d’un autre temps.» Encouragée par l’équipe médicale, la dame s’est rapprochée de sa belle-famille, qui a consenti un ultime rituel.

Jacqueline Andoche, anthropologue et première présidente de l’association Entre deux médecines, a assisté plusieurs fois à de telles séances. Si le patient est d’origine africaine ou malgache, le cou de l’animal est entaillé pour une mort lente ; si la divinité incriminée est d’origine hindouiste, «l’immolation se fait par décapitation…» Si le malade est de confession catholique, il ira consulter un «prêtre» exorciste, pour expulser le démon, ou adorciste pour apprivoiser l’esprit en lui. Tous les samedis matins, Thierry, guérisseur à Saint-Paul, qui affirme avoir «le don de guérison dans le sang» depuis sa naissance, reçoit ainsi les patients à Saint-Paul, un bandeau blanc sur la tête. Une Vierge Marie, des statuettes africaines et les photos de ses parents plantent le décor de la salle bétonnée. Le guérisseur change de voix au gré des aïeux qui parlent, fument et boivent le rhum, par son intermédiaire… Ce matin, une jeune femme, divorcée, est venue le consulter pour qu’il l’aide à obtenir la garde de son enfant ; l’affaire est jugée la semaine suivante. Après les prières, Thierry lui donne un morceau de papier calligraphié que la patiente devra brûler dans le hall des pas perdus de l’enceinte judiciaire. «C’est fatigant car ça puise toute mon énergie», dit-il.

Si ce sont les djinns qui ont pris possession du corps d’un musulman, c’est vers un fundi, adepte de la médecine prophétique, qu’il faut se tourner. Ce jeudi matin, dès 5h30, le guérisseur Mustapha (1) accueille discrètement dans un village du sud de l’île, une Mahoraise qui vit seule avec ses six enfants à la Réunion. Son fils a le mauvais œil sur lui et se montre agressif. Le fundiadmoneste l’adolescent, lui rappelle la sourate selon laquelle «le paradis est sous les pieds de la mère» et donne une bouteille d’eau «coranisée» pour les ablutions. Parallèlement, il brûle des morceaux de tissus sur lesquels sont calligraphiés des textes religieux.

Pour les psys transculturels, la question n’est pas de croire ou de douter. Ségolène Meyssonnier : «Si les patients nous parlent d’âmes errantes ou de bébêtes, est-ce la réalité ? C’est la leur en tout cas, on compose avec.» Mais comme le reconnaît une autre psychothérapeute, «si notre approche plurielle peut les sauver, il faut faire attention à certains abuseurs, qui mériteraient d’être traduits en justice». Comment savoir, comment évaluer ? La somme que remettent les malades au fundi Mustapha varie de 50 à 500 euros…

(1) Les prénoms ont été changés.


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