jeudi 29 avril 2021

Julie Grollier, la physicienne qui crée des neurones artificiels

Par   Publié le 24 avril 2021

Cette chercheuse intuitive est une pionnière de l’informatique neuromorphique visant à développer des composants électroniques qui, comme notre cerveau, feraient cohabiter calcul et mémoire.

Julie Grollier dans son laboratoire CNRS/THALES, à Palaiseau, le 20 avril 2021.

« Personne ne comprend ce que je fais dans ma famille, alors peut-être que ce livre va aider ! », plaisante la physicienne Julie Grollier, à propos de son premier livre destiné aux enfants, Estelle et Noé à la découverte des intelligences artificielles (Millepages, 32 pages, 11,50 euros).

Nul doute que le lecteur, jeune ou moins jeune, saisira en effet le propos, tant l’exposé y est clair, sans rien céder à la facilité. La densité d’informations y est même assez impressionnante. En trente planches dessinées par Camouche, il est question du pionnier Alan Turing, du langage binaire, de la différence entre mémoire et processeur, de la notion d’algorithme (illustrée par une recette de gâteau au chocolat, que Julie Grollier a testée) et même d’éthique et de neuroscience… Bref, tout pour initier à cette discipline montante. Mais finalement peu pour comprendre ce que la chercheuse fait vraiment dans ce domaine !

Car Julie Grollier, 46 ans, médaille d’argent du CNRS en 2018, membre éminente de l’unité mixte que cet organisme public gère avec l’entreprise Thales près de Paris, est une spécialiste d’intelligence artificielle certes, mais dans une branche un peu à part.

Un cerveau inégalable

Si les vedettes du domaine brillent par la créativité ou la puissance de leurs algorithmes pour jouer au go, conduire des voitures autonomes, traduire des centaines de langues, reconnaître la parole…, la physicienne s’intéresse, elle, aux composants électroniques sur lesquels tournent ces calculs. Il y a urgence car les systèmes actuels consomment énormément d’électricité et ne pourront pas suivre les exigences des concepteurs d’algorithmes ou être embarqués dans des téléphones portables. « En termes d’efficacité nous sommes de 100 à 10 000 fois derrière notre cerveau », rappelle la spécialiste, qui travaille par exemple sur un projet européen, Ulpec, destiné à développer une caméra de conduite « ultra-basse » consommation.

« Je veux utiliser la physique pour construire un système dynamique qui classe et apprend, comme le cerveau », explique Julie Grollier

Sa spécialité est d’imaginer de nouveaux composants, analogues matériels de ceux de notre cerveau – à savoir non seulement les neurones, qui transmettent l’information, mais aussi les synapses, qui les connectent et qui se renforcent ou s’atténuent en fonction des stimuli. « Je veux utiliser la physique pour construire un système dynamique qui classe et apprend, comme le cerveau. » C’est la voie neuromorphique. « Julie est vraiment une pionnière de tout un pan du calcul neuromorphique. Elle y a ouvert des pistes très originales,rappelle Albert Fert, Prix Nobel de physique 2007 et directeur de thèse de Julie Grollier. Après sa soutenance en 2003 et deux séjours en post-doc, elle a démarré cette idée nouvelle au labo. C’était gonflé. »

« Me lancer là-dedans en 2009 était risqué car je quittais mon domaine initial. Il a fallu de trois à quatre ans pour que ça marche. Ça a été des moments très excitants », précise Julie Grollier, qui tacle l’un des dispositifs de la dernière réforme de la recherche votée en décembre 2020, les chaires juniors, des sortes de CDD avec embauche éventuelle, comparables à la tenure track (sorte de titularisation) chez les Anglo-Saxons. « Si j’avais eu ces contrats, je n’aurais pas pu le faire. » Et elle enchaîne sur la précarisation des jeunes qui n’ont plus de poste en début de carrière. Ou sur la surcharge de travail administratif, qui oblige presque « à se cacher pour faire de la recherche ! ».

En outre, Julie Grollier ne suit pas la voie neuromorphique dominante, suivie par les géants de l’électronique ou de l’informatique, dont les composants sont faits « à l’ancienne », c’est-à-dire à base de silicium, comme les processeurs actuels. Elle cherche à faire mieux avec des composants innovants qui communiquent « naturellement », sans fil, gardent de la mémoire en fonction de leur passé, ne feraient plus la différence entre calcul et mémoire…

Julie Grollier dans son laboratoire CNRS/THALES, à Palaiseau, le 20 avril 2021.

Déjà quinze brevets

Ses compétences en nanoélectronique et notamment en spintronique, l’art de manipuler les « aimantations » microscopiques, sont des atouts. En 2001, pour sa thèse, elle est l’une des premières à démontrer un effet désormais utilisé dans de nouveaux types de mémoires vives : le retournement des aimantations grâce à des courants électriques. Alors, grâce notamment à une exceptionnelle réussite au concours du Conseil européen de la recherche (ERC), avec trois bourses, dont la dernière le 22 avril, les succès s’enchaînent, égrainés dans les plus grandes revues : réalisation de synapses et de neurones artificiels, démonstration de leur capacité à reconnaître les chiffres manuscrits ou les voyelles dans la voix. Elle a déjà cosigné quinze brevets sur ces diverses techniques. 
Et ce n’est pas fini.

« Elle m’a impressionné dès le début de sa thèse par son efficacité au travail, sa perspicacité et ses intuitions », salue Albert Fert, Nobel de physique 2007

En 2017, l’un des pionniers de l’intelligence artificielle, Yoshua Bengio, publie un algorithme d’ajustement des valeurs des synapses artificielles pour diminuer les erreurs lors de l’apprentissage. En 2019, Julie Grollier et lui en cosignent une version « neuromorphique ». Et, le 20 février dernier, elle et ses collègues en montrent la faisabilité par des simulations numériques. Elle réfléchit aussi à ce que la théorie quantique, au cœur de ses composants, pourrait apporter au calcul neuromorphique. « On pourrait imaginer des architectures résilientes aux erreurs, comme notre cerveau », rêve-t-elle.

« Elle m’a impressionné dès le début de sa thèse par son efficacité au travail, sa perspicacité et ses intuitions, plus nombreuses que les miennes ! », salue Albert Fert. « Elle est très créative et a une rare capacité à mêler les expériences avec les simulations », apprécie Manuel Bibes, qui la côtoie au labo depuis une vingtaine d’années. « Elle est pugnace et décidée. En plus elle a un côté très humain et pas carriériste », complète un autre collaborateur, Sylvain Saïghi, professeur à l’université de Bordeaux, cofondateur avec Julie Grollier d’un réseau national sur le calcul bio-inspiré. « On a dû se battre auprès des tutelles pour éviter de faire des groupes de travail en silos et marquer la pluridisciplinarité du sujet », rappelle le spécialiste. « J’adore faire des liens entre les sujets », précise sa consœur qui apprécie aussi l’environnement interdisciplinaire dans son laboratoire mixte public-privé. « Elle a des intuitions exceptionnelles et a la capacité à les transformer en résultat marquant », ajoute aux louanges Damien Querlioz, chercheur CNRS à l’université Paris-Saclay.

Libre de choisir

Julie Grollier a pourtant hésité longtemps avant d’entrer dans cette voie. Père médecin, mère au foyer, sa scolarité est celle d’une excellente élève, qui aurait aussi bien pu se tourner vers les lettres que vers les sciences. Elle arrive de Caen à Paris pour la prépa, à Louis-le-Grand, intègre ensuite une grande école d’ingénieurs, Supélec. Puis, c’est le déclic. « Au cours de mon stage de fin d’études dans un laboratoire à Caen, j’ai adoré ce métier de gens passionnés et libres. Je pouvais me plonger à la fois dans la littérature scientifique et faire du travail manuel avec des expériences. » Puis elle passe l’agrégation de physique, hésitant avec la carrière d’enseignante. L’un de ses profs n’est autre qu’Albert Fert.

Finalement, « j’ai aimé tout ce que j’ai fait », dit Julie Grollier.« L’important est d’avoir la liberté de choisir un sujet », souligne celle qui a laissé aussi un indice de sa manière d’être en recherche dans son livre jeunesse. La chambre de l’héroïne est ainsi décorée d’un poster de femme scientifique, Katherine Johnson, calculatrice de diverses trajectoires de sondes et fusées pour la NASA dans les années 1960« Je constate le déséquilibre hommes-femmes dans mon métier. Il se crée très tôt et, pour le corriger, j’essaie de changer la perception que les jeunes peuvent avoir de cette activité », explique l’auteure, dont l’équipe de trois permanents est entièrement féminine. « Ça change la dynamique ! », apprécie-t-elle.

En plus des publications à lire et écrire, des brevets, de la formation des jeunes chercheurs, des « 1 000 mails en retard », la chercheuse, passionnée de littérature, s’essaie maintenant au roman, genre réalisme magique, à la Haruki Murakami ou Italo Calvino. Y saisira-t-on mieux cette fois son quotidien ?


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