jeudi 1 avril 2021

Interview «Si on veut limiter encore la circulation du virus et la survenue de variants, il faudra considérer la vaccination des enfants»

par Olivier Monod  publié le 31 mars 2021

Marie-Paule Kieny, virologue, présidente du Comité Vaccin Covid-19, explique les faiblesses des stratégies vaccinales en Europe et ailleurs dans le monde.

Immunisation des enfants, rythme de production… L’ancienne sous-directrice générale de l’OMS Marie-Paule Kieny passe en revue les obstacles à surmonter et fustige «le repli sur soi [qui a] caractérisé la réponse à la crise dans beaucoup de pays».

Comment jugez-vous le rythme de la vaccination en Europe ?

Malheureusement, le rythme de vaccination à ce jour est encore trop lent, en raison d’une contrainte très importante au niveau des approvisionnements. Un certain nombre de producteurs, en particulier AstraZeneca, livrent beaucoup moins que ce qu’ils avaient promis. Il va donc falloir être patient encore pendant quelques semaines, avec des perspectives d’accélération significative puisque nous attendons beaucoup plus de doses à partir du mois d’avril. Nous sommes en train de vivre quelque chose d’inédit. Une vaccination mondiale seulement quinze mois après l’apparition d’une maladie, cela n’a jamais été fait.

Il y a six mois, quand les vaccins étaient en cours de développement, on se disait que si on avait un vaccin efficace à 50 %, ce serait déjà bien. Finalement, il en existe plusieurs et très efficaces. C’est une situation idéale et pourtant, cela n’avance pas. Comment l’expliquer ?

C’est tout simplement qu’il n’y a pas que les Français et les Européens qui cherchent à avoir des vaccins ! Les Américains sont les premiers servis. Ils ont payé beaucoup et pas seulement depuis le début de la pandémie. Par exemple, Novavax et Moderna ont profité du soutien financier de la Barda [un bureau du département de la Santé et des Services sociaux des Etats-Unis, ndlr] depuis plusieurs années afin de mettre au point les plateformes vaccinales qu’ils utilisent maintenant pour la Covid-19. Il y a une antériorité de l’investissement américain. Et puis il ne serait pas éthique que l’Europe s’arroge la totalité des vaccins disponibles.

C’est presque le cas pourtant. En tant que présidente du comité technique de l’initiative Covax (qui vise une répartition équitable des vaccins) et ancienne de l’OMS, estimez-vous que les pays occidentaux sont suffisamment solidaires avec le reste du monde ?

Malheureusement, le nationalisme et le repli sur soi ont caractérisé la réponse à la crise dans beaucoup de pays, avec comme conséquence un retard de l’accès au vaccin dans les pays à revenus limités. Heureusement, la situation évolue dans le bon sens, avec le début des livraisons de Covax [l’initiative de l’Organisation mondiale de la santé chargée d’assurer un accès équitable à la vaccination dans 200 pays, ndlr] au bénéfice de ces pays. Ces livraisons s’ajoutent aux doses que certains pays ont déjà réussi à se procurer grâce à une initiative de l’Union africaine ou auprès de producteurs chinois ou russe.

Vous êtes attachée à la transparence dans le milieu pharmaceutique. Etes-vous satisfaite de la manière dont les commandes européennes se sont déroulées ?

La transparence n’est pas encore satisfaisante, mais on a beaucoup plus d’informations que pendant la pandémie de grippe H1N1 en 2009-2010, par exemple. Il a fallu une erreur − bienvenue − sur Twitter pour mettre les pieds dans le plat, et révéler les prix payés par les pays de l’Union européenne. Les laboratoires essaient néanmoins de limiter l’impact de la pandémie sur leurs pratiques habituelles et de maximiser – pour la plupart – leurs profits. A ce titre, on peut dire que malgré la crise, c’est le business habituel.

L’Europe aurait-elle dû mettre plus d’argent sur la table pour sécuriser plus de doses ?

On est toujours plus intelligent après les faits. Ce qui a été positif dans cette crise, c’est que l’Europe a réussi à négocier ensemble les doses nécessaires pour immuniser toute leur population. Je n’ose pas imaginer les conséquences pour l’Union et pour chacun des pays s’ils étaient entrés en concurrence pour obtenir des doses.

Mais l’Europe ne peut se satisfaire de la vitesse de sa campagne de vaccination, si ?

La situation est tendue dans presque tous les pays. En Suisse, où je vis, la vaccination pour les plus de 65 ans vient de commencer, malgré les capacités financières importantes du pays. Observons les pays en tête de peloton. Israël a profité du fait que Pfizer cherchait un petit pays avec un bon système de santé, des registres bien tenus et prêt à lui vendre toutes ses données de santé. Le Royaume-Uni a fait le pari de la dose unique. Ils ont vacciné beaucoup de gens très rapidement, mais il va bien falloir leur administrer une deuxième dose, ce qui risque de limiter la quantité de vaccin disponible et de donner un coup de frein à l’extension de la vaccination à de nouvelles personnes. C’est un pari risqué.

Nous avons déjà parlé des Etats-Unis, il reste les Emirats arabes unis ou le Chili, de petits pays par la taille de leur population, qui ont eu recours à un vaccin chinois. Pour le reste, tout le monde est sensiblement au même niveau.

Vous ne parlez pas de la Russie et de la Chine ?

La Russie et la Chine ont réussi le pari de la communication, mais leur couverture vaccinale est nettement inférieure à celle de la France (fin mars 2021, le nombre de doses distribuées correspond à environ 4 %, 7 % et 11 % de leur population, respectivement). Par contre, ils ont réussi à vendre leur vaccin.

Le Spoutnik V russe a publié des résultats probants dans la littérature scientifique. Il est en cours d’évaluation par l’autorité européenne du médicament. Cela peut prendre du temps, car ils n’ont pas l’habitude de travailler ensemble. Par exemple, ils font appel à beaucoup de sous-traitants différents, ce qui rend complexe l’harmonisation de la production de vaccin.

Les vaccins chinois sont dans des situations très différentes. Sinovac a publié des résultats encourageant d’un essai au Brésil. Par contre, je regrette que Sinopharm ne passe que par des communiqués de presse… On attend une publication scientifique pour ce produit.

On a quand même l’impression qu’il est plus simple d’être livré plus vite quand vous produisez votre propre vaccin. Pourquoi l’Europe a-t-elle échoué dans cette course ?

Elle a échoué pour l’instant, des projets restent en cours. Mais vous avez raison sur le fait que cette crise amène à une réflexion sur la souveraineté en matière d’invention et de production. Il n’y a de toute évidence pas eu les financements adéquats pour transformer les découvertes scientifiques en innovation. Cela, bien avant la crise. Si on part du principe que 10 % des sociétés innovantes réussissent, il faut en financer beaucoup pour en avoir une qui fonctionne. En France, on en a deux, Ose et Osivax, qui travaillaient essentiellement sur le développement de vaccins contre le cancer et ont lancé en 2020 des projets Covid. C’est peu pour espérer décrocher le jackpot.

Est-ce que les vaccins encore en cours de développement peuvent avoir une utilité ?

S’ils ont un avantage par rapport à ceux déjà homologués, oui. S’ils sont moins chers, ou avec un schéma en une seule dose ou s’ils protègent de la transmission, par exemple. S’il apparaît nécessaire de se refaire vacciner l’hiver prochain, il n’est pas sûr que les vaccins utilisant un vecteur viral comme Janssen, Spoutnik ou AstraZeneca soient les meilleurs candidats. Il faudra voir combien de fois on peut les utiliser chez une même personne. Ceci dit, les vaccins de deuxième ou troisième générations vont devoir convaincre des volontaires de les tester, ce qui n’est pas gagné puisqu’il existe des alternatives dont l’efficacité a été établie.

On pourrait avoir à envisager une deuxième campagne de vaccination dans six mois ?

C’est possible. Ceci pourrait s’avérer nécessaire si l’immunité induite par la primo-vaccination n’est pas de longue durée ou si un variant qui échappe au système immunitaire se répand à travers le pays. Aujourd’hui, le variant sud-africain semble être le plus inquiétant.

On pense que l’on aura vacciné tous les adultes dans le courant de l’été, et cela permettra de diminuer drastiquement − nous l’espérons – la mortalité et la morbidité due au virus Sars-Cov-2. Quelles sont les prochaines étapes ? Si on veut limiter encore la circulation du virus et la survenue de variants, il faudra considérer la vaccination des enfants. A ce titre, les vaccins à sous-unité protéique comme ceux de Novavax et de Sanofi Pasteur pourraient s’avérer utiles car ils sont moins réactogènes.

Peut-on atteindre l’immunité collective sans vacciner les enfants ?

Non, c’est impossible. La question sera : acceptera-t-on de vacciner les enfants alors qu’ils font peu de formes graves ? L’ouverture des classes peut être une motivation. Comme pour les adultes, une fois que tout le monde se sera vu proposer la vaccination, un passeport immunitaire basé sur la vaccination, un test négatif récent ou une sérologie positive peut motiver des personnes à se faire vacciner pour accéder à certaines activités.

Si on laisse le virus circuler chez les enfants, il faudra assumer les quelques formes graves qui existent ainsi que le risque d’apparition d’un variant. Les classes d’âge n’étant pas étanches, si un variant circule chez les enfants, il passera chez les adultes.


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