jeudi 1 avril 2021

Historiques Dans nos comportements («bah ouais»)


par Guillaume Lachenal, historien des sciences, professeur à Sciences-Po (Médialab)

publié le 31 mars 2021 

Porter un masque, respecter les gestes barrières… Contre le Covid, l’avenir dépendra de chacun d’entre nous, répète-t-on. Vraiment ? Les études sur le sida ont démontré que les conduites individuelles n’ont qu’un effet marginal sur l’épidémie, leur effet étant écrasé par des variables liées à l’environnement social et politique.

«L’épidémie dépendra de nos comportements» : voilà un constat raisonnable et banal. On le retrouve en version autoritaire ou bienveillante chez Boris Johnson, le préfet Lallement et mille autres experts et commentateurs. Il y a pourtant quelque chose qui cloche dans ce cliché, quelque chose de bête et de tragique, auquel il faudrait pouvoir répondre sans passer par un autre poncif, celui des fins limiers de la critique du néolibéralisme : «Vous, les politiciens, individualisez les responsabilités pour échapper aux vôtres.» Alors que nous avons enfin en France un message de santé publique potable («dehors en citoyen, chez moi avec les miens»), la question mérite mieux : d’où vient cette évidence, selon laquelle la lutte contre une épidémie passe par les «comportements individuels» ? Et qu’est-ce que cette «brique» de bon sens, comme aurait dit Roland Barthes, nous empêche de comprendre ?

La vision comportementale de la santé publique naît au début du XXe siècle, quand la Fondation Rockfeller invente aux Etats-Unis une forme d’évangélisme sanitaire, avec conférences itinérantes et visites à domicile, pour éduquer les pauvres, changer leurs comportements et vaincre les épidémies. Le modèle est exporté dans le monde entier. En France (pays arriéré en santé publique comme chacun sait), c’est la Rockfeller qui orchestre les débuts de la lutte contre la tuberculose en 1918, faisant de «l’éducation sanitaire» une affaire de slogans moralisateurs («C’est un malin… il dort la fenêtre ouverte») conçus par des professeurs de médecine bedonnants et paternalistes – Simone Veil modernisera tout cela dans les années 70 en important au ministère de la Santé les méthodes du marketing pour professionnaliser la conception et l’évaluation des campagnes.

Le choc du sida, à partir des années 80, marque à la fois l’apogée et l’échec de ce modèle. L’idée que les comportements sexuels sont l’explication de l’épidémie et une cible prioritaire pour la contrôler semblent aller de soi. Une fois les attitudes des populations bien décrites, des campagnes d’éducation permettront d’informer les individus et de les débarrasser de leurs croyances erronées ; ils adopteront alors les bons comportements et adieu le virus. La baisse relative de la prévalence chez les gays dans les années 90 et l’adoption massive du préservatif confirment les attendus du modèle, tout comme, en négatif, l’explosion de l’épidémie en Afrique, que les experts perçoivent comme une terre de superstitions à éduquer de toute urgence (je vous épargne le florilège du racisme savant de l’époque).

L’édifice théorico-politique se fissure pourtant dans les années 2000 : comment expliquer, non seulement que l’Afrique soit si touchée par l’épidémie (ce que le cliché sur l’insouciance sexuelle des Africains explique sans peine), mais surtout qu’elle le soit de manière si hétérogène ? En 2004, la première enquête épidémiologique à essayer d’y répondre sérieusement compare, à partir d’un échantillon aléatoire de 8 000 personnes, quatre villes du continent touchées très différemment par le VIH. Les conclusions font tomber tous les comportementalistes de leur chaise : la différence entre les villes très touchées (plus de 20 % de prévalence) et les autres ne s’expliquent ni par un moindre port du préservatif, ni par un plus grand nombre de partenaires sexuels, ni par aucun autre indicateur lié au «comportement sexuel», mais par des facteurs biologiques (co-infection avec l’herpès et circoncision masculine) et sociaux (liés notamment aux inégalités de genre). Ce qui ne veut pas dire que le préservatif ne sert à rien, mais plutôt que les comportements individuels n’ont qu’un effet marginal sur l’épidémie, et que cet effet est écrasé par des variables liées à l’environnement social et politique. L’étude marque ainsi un tournant vers une compréhension «écologique» de l’épidémie et de la prévention.

Il a été démontré depuis que l’épidémie de VIH chez les Africains-Américains aux Etats-Unis ou les migrants en France n’est pas liée à un déficit d’éducation ou à une indéracinable indiscipline, mais à la structure même des réseaux socio-sexuels, façonnés par la précarité, la ségrégation raciale et la criminalisation des populations. Avoir un comportement à changer, c’est un luxe de la classe moyenne blanche. La leçon est en fait très banale : depuis le XIXe siècle, la santé publique doit sa réussite aux égouts, aux normes d’aération, à la médecine de travail, aux congés maladie, à l’échange de seringues, au Subutex, aux antirétroviraux, beaucoup plus qu’au catéchisme comportementaliste. Il serait bon de s’en souvenir en temps de Covid-19 : les contraintes structurelles (travail, logement), les cofacteurs biologiques et les mutations du virus écrasent, dans toutes les études, l’effet du respect des gestes barrières. C’est là le tragique : l’épidémie ne dépend pas de nos comportements, ou si peu.

Et puis, il y a Aya : «Comportement bah ouais /J’ai dit comportement bah ouais /J’suis dans mon comportement bah ouais.» On a souvent dit de la chanson qui fit connaître Aya Nakamura en 2017 qu’elle était «cryptique», qu’elle donnait au mot «comportement» un sens impénétrable (comment peut-on être dans un comportement ?). Alors que la poétesse fait l’inverse, dans un geste jubilatoire : elle ne ferme rien, mais ouvre le sens, en exposant tout nu ce mot bizarre, qui sent les conseils de classe et la mauvaise sociologie, désarticulant l’assignation identitaire du son et du sens qui fige les mots comme des briques. Car «comportement» est un mot foireux, qui avait presque disparu de la langue française au début du XXe siècle, avant que l’engouement pour la psychologie «béhavioriste» ne contamine le langage courant. Son étymologie, du verbe comportare, renvoie à l’idée de «porter ensemble», de réunir : on devrait dire, en bon latin, que le métro comporte les passagers. Ou dit autrement, que nous sommes toujours plusieurs, et un peu prisonniers, dans nos comportements. Aya avait tout juste.


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