mercredi 21 avril 2021

Documentaire «Time», american drame

par Elisabeth Franck-Dumas  publié le 20 avril 2021

Le fascinant documentaire de Garrett Bradley, en lice pour les oscars samedi, retrace le combat d’une femme dont le mari purge une peine de soixante ans de prison.

Bill Gates s’est fendu de deux tweets pour saluer Time, espérant que le film sera, dimanche, «le premier documentaire tourné par une femme noire» à gagner un oscar. Claire Denis a déclaré sa flamme à son autrice, Garrett Bradley, dans une conversation avec la cinéaste diffusée sur le site de Variety. Et l’influent critique du New YorkerRichard Brody a décrété que le doc aurait dû être nommé aux oscars dans la catégorie meilleur film. Bref, ce beau film d’une heure et vingt minutes sur la vie d’une famille noire dont le père est incarcéré jouit d’un buzz conséquent, dont une large part revient en droit à son personnage principal, l’extraordinaire Sibil Fox Richardson, dite «Fox Rich». Magnétique présence à l’écran, impériale de ténacité, d’intelligence et d’amour, elle se bat depuis vingt ans pour que son mari, condamné à soixante ans de prison sans possibilité de conditionnelle pour un vol à main armé où personne ne fut blessé (elle-même, qui y participa, fut libérée au bout de trois ans et demi), jouisse d’une exceptionnelle révision et sorte du pénitencier où il croupit en Louisiane.

Le film, produit par le New York Times, n’a rien d’un tract sur l’injustice déjà bien documentée du système industrialo-carcéral des Etats-Unis, où les hommes noirs sont surreprésentés. Mais il dresse quand même, sur un mode intime et lyrique, parfois même excessivement produit (quelques malheureux ralentis et une musique omniprésente), la chronique d’un scandale, ces incarcérations interminables qui ressemblent à «de l’esclavage – les Blancs te flanquent là et eux seuls décident quand ils vont te laisser en sortir», en auscultant la manière dont la famille Richardson a dû s’accommoder du vide laissé par le mari et père (le couple a six enfants). Le titre est un jeu sur la polysémie de time en anglais, qui veut dire «temps» mais aussi «peine de prison», et l’on peut y lire une lamentation sur le temps perdu, que les moyens du cinéma vont rendre simplement poignante, le montage servant ici à «remonter» le temps autant qu’à signaler combien l’entreprise reste in fine impossible. Par endroits, il compose aussi une étude sur le temps arrêté, comme piégé au cœur d’une ritournelle qui aurait distendu tout repère chronologique.

Des rushs donnés le dernier jour du tournage

Si Time appartient à son personnage Fox Rich autant qu’à la cinéaste Garrett Bradley, c’est que Rich en a réalisé une bonne partie. Vingt années durant, elle a filmé la vie de sa famille, cherchant à en retenir des bribes qu’elle partagerait plus tard avec son mari : premier jour d’école des enfants, demande de pardon devant sa congrégation, ou simple balade en voiture lors de laquelle l’homme lui manquait – «le siège passager est vide à côté de moi». Ce sont ces rushs accumulés au long cours, qu’elle a donnés à Garrett Bradley le dernier jour du tournage, qui donnent son prix au film, sa qualité intime et terriblement nostalgique, sans que jamais ne pointent le misérabilisme ou l’apitoiement. Fox Rich s’y révèle une performeuse hors pair, dont la photogénie, le sens de la mise en scène et du jeu servent d’ultime moyen de contrôle d’une vie partie en vrille et totalement à la merci d’un système inégalitaire. Le tout premier plan du film n’est pas innocemment le sien : «Je tente de voir où je vais placer la caméra», l’entend-on dire alors qu’elle apparaît à l’image du home movie, accompagnée des babillements d’un enfant.

Fox Rich a alors les joues rebondies et des créoles aux oreilles, nous sommes dans les années 90, la jeune femme attend des jumeaux et son mari vient d’en prendre pour soixante ans. Suit un montage d’images plutôt joyeuses qu’elle a tournées au fil des ans, et lorsque ces images-là font place aux plans récents filmés par Garrett Bradley, des cheveux blancs sont apparus dans sa tignasse et la dureté se lit sur ses traits. Fox Rich est désormais à la tête d’un petit empire de location de voitures à la Nouvelle Orléans, elle élève ses enfants devenus grands (avec l’aide de sa mère, autre personnage marquant), et milite pour une réforme du système pénitentiaire dans des prises de paroles publiques passionnées, où la caméra s’arrête longuement sur les visages des femmes noires dans l’auditoire, cette population concernée au premier chef par la mise à l’ombre de millions d’hommes dont elles attendent la libération. Charismatique, remuant ciel et terre inlassablement pour faire sortir son mari, pendue au téléphone avec des greffiers insensibles, Fox Rich ne peut s’autoriser le luxe de ne pas y croire, alors qu’absolument tout joue contre elle.

L’endroit et l’envers du rêve américain

Cette énergie et cette droiture ont été captées par ses fils, et le film, en soulignant l’exemplarité à laquelle ils ont été tenus (l’un obtient son diplôme de dentiste, un autre est un élève brillant dans une bonne fac) suscite l’admiration mais sonde surtout de manière fine la manière dont cette incarcération a pesé sur la famille. Time chronique ainsi l’endroit et l’envers du rêve américain, mythe dont les Noirs se retrouvent plus souvent exclus, et dont le scintillement a d’abord propulsé ce couple dans la mouise (ils voulaient «y arriver», se sont retrouvés acculés et criblés de dettes, résolus à un acte désespéré) avant de leur insuffler ce volontarisme et cet entêtement caractéristiques, qu’aucune fatalité n’est acceptée sans combat.

Les rares éclats «off», hors contrôle, où pointent le découragement ou la tristesse, n’en sont que plus parlants, telle cette cérémonie de remise de prix vue à la télé, où Fox Rich et son fils écoutent la diva r’n’b Mary J. Blige rendre un hommage vibrant à toutes les «femmes noires qui assurent». Ce qui passe à cet instant précis dans le regard embué de Rich est un mystère d’une insondable beauté : on peut y lire la gratitude et la reconnaissance, de celle qui sait ce qu’il a dû en coûter de courage et d’opiniâtreté pour en arriver là, mais sait aussi qu’un abîme les sépare et que sa vie à elle est horriblement injuste. Ce sont ces observations retenues qui font de Fox Rich, au-delà de l’édifiant archétype, un très beau personnage de cinéma, passionnée et complexe, magnifiquement humaine.

«Time», de Garrett Bradley, visible sur Amazon Prime, 1 h 21


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