jeudi 29 avril 2021

Clotilde Leguil : “Rousseau pense à la fois le ‘nous’ et le ‘je’”

Clotilde Leguil, propos recueillis par Victorine de Oliveira publié le  

Illustration : © Jules Julien pour PM


La pandémie vous angoisse ? Et si, plutôt que d’entrer « en thérapie », vous vous plongiez dans l’œuvre de Rousseau ? Pour la psychanalyste Clotilde Leguil, le grand auteur des Lumières est en effet le premier, bien avant Freud, à percevoir un « malaise dans la civilisation ».

Jean-Jacques Rousseau, les dates clés
1712 Il naît à Genève dans une famille d’horlogers. Sa mère meurt une dizaine de jours après l’accouchement.
1728 Il rencontre Madame de Warens qui le convertit au catholicisme et sera plus tard sa maîtresse.
1749 Il participe au concours de l’Académie de Dijon. Son Discours sur la science et les arts obtient le premier prix l’année suivante.
1761 Il publie La Nouvelle Héloïse, Du contrat social et Émile ou De l’éducation.
1778 Il meurt à Ermenonville.

« J’ai beaucoup pensé à Rousseau en mars 2020 lors de l’extension de l’épidémie de Covid-19 à la planète et du confinement. Ce qui nous arrivait était inédit. La pandémie nous a confrontés à un temps d’arrêt, à la suspension de l’accélération folle dans laquelle les échanges, la mondialisation, les progrès scientifique, technique et numérique nous emportaient. M’est revenu en mémoire le Discours sur les sciences et les arts, où Rousseau adopte une perspective critique sur le progrès et, plus précisément, sur la finalité du savoir et du progrès des sciences et des techniques. Le progrès nous mène-t-il à mieux vivre ensemble ? Améliore-t-il le lien social ? Contribue-t-il à “épurer les mœurs” ? Là où la question de l’Académie de Dijon invitait plutôt à répondre par l’affirmative et à défendre la connaissance, Rousseau répondait négativement en faisant valoir une distinction entre le progrès scientifique et technique, et le progrès humain et moral. C’est une première. Quand Descartes parle de “se rendre comme maître et possesseur de la nature”, soit d’un progrès qui irait en direction de la maîtrise et de l’arraisonnement de la nature, Rousseau s’interroge sur ce que ce progrès apporte vraiment à l’être humain. Il est le premier à percevoir une forme de déshumanisation due au progrès scientifique et technique.

L’expérience de la pandémie nous confronte au fait que la science ne peut pas tout et à notre impuissance, aujourd’hui encore. L’ensemble des gouvernants, n’ayant d’autre choix, a été sommé de prendre des décisions en s’appuyant sur la science. Mais, en même temps, nous avons fait l’expérience de l’absence de savoir sur ce qui nous arrivait. Nous nous sommes retrouvés face à un trou dans le savoir, à “un trou noir dans l’intelligence” selon les mots d’Edgar Morin. Mise au service d’une scientifisation de la nature, l’intelligence permet d’accroître nos échanges, notre pouvoir sur la nature, notre consommation et la quantité de nos biens, mais elle ne permet pas de répondre à la pandémie. Quelque chose s’est emballé pour se transformer en course folle, court-circuitant l’humain jusqu’à se cogner à cette catastrophe. 

Voilà que brutalement une pandémie et un confinement généralisé imposent leur tempo et suspendent toute activité. J’ai entendu des témoignages d’angoisse mais aussi de soulagement : d’un coup, le surmoi activiste, celui qui vous dit qu’il faut aller plus vite, produire toujours plus, sans s’arrêter, ce surmoi s’est allégé. Certes, cela n’a pas duré. Mais la pandémie nous invite à réfléchir au fait que le progrès scientifique et technique nous impose un rythme et un mode de vie qui nous éloignent d’une trame subjective plus fondamentale. Or c’est cette dernière qui donne du sens à la vie. Lors du confinement, nombreux sont ceux qui ont été ramenés à quelque chose de plus essentiel, non sans que cela ne génère de l’angoisse, car nous étions aussi soudain réduits à n’être qu’une population à contrôler. Quand la croissance s’arrête, une difficulté nouvelle se dévoile : dans notre civilisation postindustrielle, est-il possible de ne rien faire, de vivre en restant oisif, de renouer avec l’otium des Anciens ? D’un point de vue subjectif, se trouver plongé dans cette sorte de trou temporel a conduit à la réflexion sur l’existence menée jusque-là, parfois même à des changements de vie ancrés dans les questions suivantes : “Comment ai-je pu vivre à ce rythme-là ? Comment ai-je pu obéir à ces injonctions de production constante ?” »


Pionnier de la décroissance ?

« Chez Rousseau, la remise en cause du progrès part d’un noyau mélancolique, de son hypersensibilité au monde. Il perçoit que le progrès ne va pas forcément dans la bonne direction et que si l’on ne met pas un coup de frein, voire d’arrêt, il peut conduire l’être humain à oublier l’essentiel. Actuellement, certains philosophes font de Rousseau un penseur de la décroissance. Ce n’est pas sans rapport avec la psychanalyse. À partir des années 1970, Lacan a aperçu lui aussi une accélération dans l’injonction à la jouissance, dans le fait de toujours vouloir jouir plus – il appelle cela le “plus de jouir”. Dans cette exigence, il y a aussi quelque chose qui conduit le sujet à se perdre.

Rousseau n’écarte pourtant pas toute forme de progrès. À celui des sciences, il oppose l’idée de perfectibilité morale. La perfectibilité serait le fait de pouvoir développer ses dispositions grâce aux bonnes rencontres. Elle est un déploiement de ses propres dispositions à travers le travail et la création. Mais cela suppose un espace pour le faire, soit une civilisation qui ne fonctionne pas uniquement sous les injonctions d’un surmoi qui exige toujours plus de production et de performance. Rousseau est l’un des premiers à souligner un “malaise dans la civilisation”, pour le dire comme Freud. Il perçoit que le mouvement, l’accélération peuvent se retourner contre le vivant lui-même. C’est paradoxal : on pourrait croire que plus ça va vite, plus il y a du mouvement, plus il y a de la dynamique, et plus on est du côté du vivant. Mais cette hyperactivité est plutôt de l’ordre d’un affolement qui se retourne contre le vivant. La preuve : emporté dans l’affolement d’une obligation d’accélération, on en perd le sentiment de la vie.

À certains égards, Rousseau préfigure, dans sa critique du progrès scientifique et technique, quelque chose du diagnostic de Freud dans Malaise dans la civilisation. Pour lui, il y a quelque chose dans la civilisation qui n’est pas favorable au bonheur de l’être humain. Ce qui rappelle Rousseau et son idée de dégradation des mœurs et de perversion de l’humanité par le progrès. Freud explique qu’il y a une mise en acte de la pulsion de mort par la civilisation elle-même. Plus la civilisation exige de l’individu, plus l’individu se soumet à ces exigences sans plus savoir où se situe son désir. Plus il cède sans consentir, plus la pulsion de mort s’active, et plus le conflit, l’hostilité envers nos semblables, s’accroît, ainsi que la guerre, la violence et la barbarie à l’échelle des États. Bien que se référant à Hobbes pour concevoir la pulsion de mort, Freud rejoint là aussi une intuition rousseauiste : pour lui, il ne s’agit pas de répondre toujours mieux à ce surmoi de la civilisation mais plutôt de tenter d’inventer un autre rapport à la civilisation qui permettrait de désactiver l’exigence pulsionnelle. Je dirais qu’il plaide pour une forme de décroissance pulsionnelle, qui laisserait la place au désir, à la sublimation par le travail, l’art, la création ou le sport. C’est de ce côté-là qu’un autre lien à la civilisation est possible, plutôt que dans l’incarnation d’un surmoi auquel le sujet céderait jusqu’au burn-out. »

 

Obéir à ce que l’on a voulu

« À quoi cède-t-on ? À quoi consent-on ? Dans Du contrat social, Rousseau pose toutes ces questions. Rousseau, après La Boétie et son Discours sur la servitude volontaire, invite à s’interroger sur la question du consentement en politique. Il est le premier à se demander : “À quoi obéit-on ? À quoi doit-on obéir dans la société ? À quoi peut-on désobéir ?” Avec Du contrat social, il pense une nouvelle modalité de l’obéissance qui ne serait plus fondée sur la tradition, sur une autorité transcendante, mais qui résulterait d’un choix du citoyen. Il s’agit d’une obéissance consentie. Il formule les termes de ce que je nommerais plutôt un pacte qu’un contrat, pacte qui permettrait à chaque citoyen d’obéir sans perdre sa liberté. La condition est : obéir à ce qu’on a voulu. Il fonde le concept de volonté générale, qui n’est pas la volonté de tous, mais une volonté concernée par le bien commun et qui est en chacun. Ce concept sert à penser une obéissance à ce que l’on veut, depuis sa propre volonté de citoyen et de sujet. Elle n’est pas de l’ordre d’une contrainte mais suppose de rester fidèle à un pacte passé avec soi-même en tant que citoyen et qui permet de penser quelque chose de commun.

Mais, avant même Du contrat social, Rousseau s’interroge sur le fait que le consentement puisse être sollicité, puis trompé. Il faut lire Du contrat social en réponse au Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Il y décrit un faux pacte, celui du premier homme qui tente de convaincre les autres que la terre lui appartient et qu’il va falloir travailler pour lui. Dans ce passage, Rousseau dit qu’il aurait fallu que quelqu’un ose désobéir à cette première voix de l’imposture, de l’usurpation, et réponde en prévenant : “Gardez-vous d’obéir à cet imposteur, les fruits de la terre sont à tous.” Mais personne n’a osé prendre la parole, personne n’a osé désobéir. Rousseau montre toute la difficulté qu’il y a à désobéir à une voix qui s’adresse à tous et qui, par les moyens de l’imposture et de la puissance, soumet les autres. Cette dialectique entre le consentement forcé, qui engendre une perversion du lien social, et le consentement authentique fondé dans le pacte social, est déterminante.

“Rousseau envisage qu’on puisse forcer l’autre à être libre”
Clotilde Leguil

 

Rousseau voudrait fonder l’obéissance et le consentement sur la raison. Mais en introduisant la notion de pacte, il indique qu’il y a quelque chose qui n’est pas tant de l’ordre du savoir et de la raison, que de l’ordre d’un engagement envers l’idée de volonté générale. Il en va de notre confiance en autrui, dans le fait que chacun s’engage de la même façon. À la fin du Contrat social, il fait référence à celui qui refuserait de s’engager dans le pacte social, qui refuserait symboliquement de le signer, le pacte social étant le seul qui exige l’unanimité – les autres lois peuvent être votées à la majorité mais pas le pacte social. “Afin que le pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose qu’on le forcera à être libre” : cette référence à la force est intéressante. Rousseau au début du Contrat social commence par distinguer le droit de la force, en affirmant que force ne fait pas droit et que l’expression de “droit du plus fort” est une contradiction dans les termes. Il montre que se soumettre à la force, ce n’est jamais choisir, c’est toujours y être contraint. Mais à la fin du livre, il envisage qu’on puisse forcer l’autre à être libre. Cette unanimité exigée du pacte ouvre une brèche. Ceux qui voudront imposer une obéissance totale seront conduits à forcer le consentement. C’est ce que Camus montrera en décrivant le communisme stalinien comme une instrumentalisation du consentement : il ne s’agit pas seulement de faire régner la terreur mais d’obtenir une adhésion psychique des citoyens au système totalitaire.

Dans L’Homme révolté, Camus voit comment le consentement peut être le garant d’une obéissance qui préserve la liberté de tous, d’un ordre social légitime fondé sur des autorités légitimes – la loi pour Rousseau – et non sur l’autorité de maîtres. Mais il voit aussi comment un pouvoir illégitime peut s’emparer du consentement en le forçant dès lors que ce consentement est devenu le fondement de l’obéissance. Les révolutionnaires comme Robespierre pourront ainsi se réclamer de Rousseau pour exercer la Terreur. Instrumentaliser le contrat social en forçant le consentement, c’est faire régner la terreur “au nom de” la raison. Camus montre que le consentement n’est pas un garant absolu du respect de la liberté et de la légalité, dès lors qu’il peut être ainsi pris en otage par ce qu’il appelle des idéologies du consentement. À partir du moment où l’on fonde l’autorité sur un consentement, une autorité qui s’imposerait par la force pourrait exiger, pour se faire passer pour légitime, le consentement des citoyens. Camus voit bien comment les totalitarismes du XXe siècle ont instrumentalisé le consentement en forçant les sujets non seulement à obéir mais à consentir à cette obéissance. Je vois donc un fil rouge qui part de la pensée rousseauiste du consentement pour arriver à Orwell et à 1984, en passant par Camus. À la fin de 1984, il est question d’obtenir le consentement de Winston afin qu’il cède tout. Il ne doit pas seulement obéir, il doit aimer Big Brother. Rousseau pose ainsi le premier toute la complexité de la question du consentement en politique. »

 

La poésie du corps

« Rousseau est donc à la fois un penseur du “nous”, du lien social, de la possibilité de vivre ensemble sans se sentir aboli dans sa singularité, et un penseur du “je”, de la subjectivité, du rapport à la langue – c’est le Rousseau qui écrit Les Confessions et Les Rêveries d’un promeneur solitaire. C’est aussi celui qui s’interroge sur les effets du langage, sur les conditions qui font qu’une parole peut révéler quelque chose d’une vérité singulière, et pas seulement être un outil de communication au service d’un intérêt social. Dans l’Essai sur l’origine des langues, Rousseau, à travers le mythe d’une double origine des langues, questionne les rapports qu’on peut avoir à la parole. En distinguant les langues du Nord, qui seraient nées dans des climats froids et difficiles, résultats d’un besoin de se parler pour survivre, et les langues méridionales nées dans des contrées fertiles, propres à faire résonner l’exaltation du désir et du corps, filles de l’amour et des passions, il pose deux rapports à la parole. Cette fiction d’une double origine fait pour moi écho à une distinction en psychanalyse entre parole vide et parole pleine, mais aussi à une distinction entre “communiquer” et “dire”.

Lacan distingue ainsi la communication, qui délivre un certain nombre d’informations, de la parole, qui révèle quelque chose de la vérité du sujet et de son désir. La distinction rousseauiste entre langues du Nord et langues du Sud devient une distinction entre la langue qui sert à transmettre des informations, voire à soumettre l’autre, pour entraîner une réaction plus qu’une réponse comme dans le Second Discours, et la langue qui permet de faire advenir une parole, de dire l’intime, la langue de la rencontre, du lien fondé sur le désir et l’amour. Le rapport à la parole dans la psychanalyse engage quelque chose de cet ordre, avec l’ambition de dépasser le registre de la communication utilitaire pour faire advenir une autre parole qui puisse révéler le désir inconscient. Que signifie rencontrer quelqu’un dont on peut dire que l’on parle avec lui le même langage ? Pour Lacan, cela ne signifie pas que l’on s’est rencontré dans le discours de tous mais que l’on s’est rencontré dans une langue particulière. Chez Rousseau, il y a aussi cette idée qu’à l’origine, au moment de l’âge d’or de l’émergence des langues du Sud, cette particularité de la langue, cette rencontre avec l’autre dans la particularité de la langue, était possible. Il dit même que, dans cet âge d’or, le langage, le chant et la musique n’étaient pas séparés. Pour lui, la poésie et la musicalité de la parole font résonner dans la langue ce qui vient du corps, l’exaltation du désir et des passions. Cela rejoint l’idée qu’en psychanalyse, la parole doit être évocatrice plutôt qu’informative. Et cela invite aussi à faire retour à l’âge d’or de la psychanalyse, celui qui peut nous faire revivre l’émergence de l’inconscient comme une nouveauté.

À l’occasion de la pandémie, le surmoi productiviste s’est dévoilé pour ce qu’il est, un pur commandement de produire illimité, disjoint du désir, et pouvant en venir à mettre en péril la vie elle-même et finalement le lien à l’autre. Quand la science ne peut plus répondre, qu’on est confronté à une angoisse et qu’on se trouve dans une situation de détresse, reste la possibilité de se recentrer sur son propre désir, sur la trame de son existence et le type de lien social qu’on a envie de choisir et non plus de subir. »  



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