lundi 26 avril 2021

Anorexie, boulimie… La crise sanitaire provoque une hausse inquiétante des troubles alimentaires chez les jeunes adultes

Par   Publié le 27 avril 2021

Les services spécialisés dans la prise en charge des troubles du comportement alimentaire ont vu leur activité augmenter d’un tiers depuis un an. En cause, notamment : l’isolement social ou le retour contraint dans un cadre familial.

C’est une autre vague qui grandit, depuis un an, à la clinique des maladies mentales et de l’encéphale (CMME) de l’hôpital Sainte-Anne, à Paris. Au sein de son unité spécialisée dans la prise en charge des troubles alimentaires, un lit ne reste jamais vacant plus d’une minute. « On a une liste d’attente d’hospitalisation d’une trentaine de personnes, avec pour chaque place libérée au moins cinq à six patientes en situation d’urgence », décrit la chef de clinique Laura Di Lodovico.

Depuis le début de la pandémie de Covid-19 et des restrictions qui y sont associées, les cas de boulimie, d’hyperphagie et d’anorexieont explosé en France, en particulier chez les jeunes adultes qui affluent dans ce centre parisien. Dans tous les services spécialisés accueillant ce public que nous avons interrogés, on rapporte un même ordre de grandeur inquiétant : une augmentation d’environ 30 % de la demande par rapport aux autres années. La ligne téléphonique Anorexie Boulimie Info écoute a, elle aussi, vu ses appels s’accroître de 30 % en 2020.

A la CMME, qui gère un tiers de l’activité liée aux troubles du comportement alimentaire (TCA) en Ile-de-France, la durée d’attente pour une hospitalisation est passée de deux à plus de six mois. Le pic de demandes de soins pour TCA se situe entre 18 et 21 ans. « C’est un âge de transition qui en fait une population vulnérable », précise le psychiatre et chef de service Philibert Duriez. En France, environ 600 000 adolescents et jeunes adultes, principalement des femmes, sont concernés. « Avec la crise, l’anxiété et l’altération des routines pour cette jeunesse contrainte à des cours à distance et à une incertitude prolongée, mais aussi l’isolement social ou le retour dans un cadre familial parfois conflictuel, ont majoré le risque », observe le médecin, qui constate un fort accroissement des cas et des décompensations et une aggravation des syndromes chez les 17-30 ans.

Peser chaque aliment

Esther (certains prénoms ont été modifiés, afin de préserver le secret médical) traverse l’espace commun du centre, où des puzzles inachevés s’étalent sur les tables. Pour cette jeune femme de 27 ans, l’anorexie est apparue au premier confinement. De retour chez ses parents, ses journées lui semblent vides : elle a été mise au chômage partiel alors qu’elle vient juste de démarrer un nouveau travail. Soucieuse de son apparence et cherchant à ne pas s’« encroûter », elle se lance dans le sport intensif quotidien et commence à restreindre les quantités de nourriture qu’elle ingère. « Puis j’ai éliminé les protéines animales, les féculents, jusqu’à ne manger que des légumes et de la salade. Voir mon corps évoluer était mon unique satisfaction. C’était la seule chose que je maîtrisais. »

Quand elle revient à Paris, elle est « livrée à elle-même » et se met à peser chaque aliment. En quelques mois, Esther perd 20 kilos. Son corps l’alerte : elle est en aménorrhée, constamment au bord du malaise, et fait de la tachycardie. Elle est hospitalisée à sa demande en janvier, à l’issue d’un deuxième confinement cauchemardesque. A la clinique, elle reprend peu à peu pied, recommence à se nourrir, et participe à des ateliers artistiques qui améliorent son estime d’elle-même. « La crise a mis en lumière des problèmes qui étaient là, latents, et m’ont explosé au visage », explique la jeune femme.

Stressée par ses examens, organisés en ligne, Lina a trouvé dans le « traquage des calories » un point d’ancrage

Avec l’épidémie, nombre de jeunes ont senti le sol se dérober sous leurs pieds, l’avenir comme hypothéqué à un moment où tout se construit. L’angoisse s’est infiltrée dans des brèches existantes. Lina, étudiante en psychologie de 19 ans qui allait « mieux » après une anorexie survenue à l’adolescence, a ainsi rechuté au premier confinement. « Certaines périodes je ne mangeais que 200 calories par jour. Je comptais tout sur une application. » Très stressée par ses examens, organisés en ligne, elle a trouvé dans le « traquage des calories » un point d’ancrage. « Sentir ce creux dans mon ventre, j’avais l’impression que cela me tenait en vie », raconte-t-elle.

« Avec la disparition des autres stratégies sociales d’apaisement, l’alimentation devient un moyen de régulation émotionnelle », indique Valentin Flaudias, chercheur à l’université Clermont Auvergne, et coordinateur du centre référent sur les TCA du CHU de Clermont-Ferrand. Il a conduit une étude pendant le premier confinement (à consulter ici en anglais) auprès de 5 700 étudiants de quatre universités, qui note un niveau de stress élevé chez 75 % d’entre eux, corrélé à une augmentation du risque de troubles alimentaires, avec notamment « davantage d’épisodes de binge eating » (prise d’aliments de manière compulsive).

Absence de cadre

Une difficulté qui grandit à mesure que la crise s’étire. Emma, 22 ans, s’est enfoncée dans des crises boulimiques à l’arrivée du deuxième confinement, la déprime et la lassitude s’installant. « Etant tout le temps chez moi et pas bien, je me gave frénétiquement. Puis, je culpabilise et j’arrête de manger pendant un ou deux jours, en comblant avec de l’eau. Je suis dépassée par la situation », confie l’étudiante en droit, isolée en distanciel dans un petit village, et tellement angoissée par la valeur de son diplôme qu’elle en a perdu le sommeil.

La dérégulation des rythmes, très forte depuis plus d’un an pour ces jeunes, est un facteur aggravant. « Les troubles alimentaires deviennent très difficiles à gérer sans structure temporelle, souligne Philibert Duriez. Des patients qui faisaient une ou deux crises le soir en rentrant chez eux se retrouvent désormais à côté de leur réfrigérateur toute la journée. » Ces derniers mois, Maya commande très souvent des dizaines d’euros de plats sur Uber Eats, qu’elle avale instantanément. « Je n’ai plus de cadre social. Rien ne m’empêche plus de faire une session bouffe en plein aprèm… », explique la jeune diplômée en journalisme qui, dans un marché en souffrance, ne parvient à trouver que quelques missions ponctuelles en télétravail.

Le retard de prise en charge, à l’hôpital comme en ville, contraint les soignants à refuser des patients ou à écourter les traitements

Pour certains, le retour dans le cadre familial à la faveur de la crise a alors été positif. « Etre confrontée au regard de mes proches m’a fait m’interroger sur les restrictions alimentaires que je m’imposais », témoigne Violette, étudiante en école de commerce de 23 ans, qui a commencé à consulter. Mais souvent, « la proximité familiale a produit un effet d’étouffement et beaucoup ont vu dans l’amaigrissement une manière de se distancier de leurs parents », observe Maurice Corcos, chef de service en psychiatrie de l’adolescent et de l’adulte jeune à l’Institut mutualiste Montsouris (Paris). « Le trouble alimentaire vient jouer comme soupape : je ne contrôle pas mon avenir, mon environnement, je crois que je vais pouvoir contrôler mon alimentation. Mais à un moment, il y a perte de contrôle du système défensif lui-même »,analyse ce spécialiste, qui constate des cas plus graves, avec des pertes de poids très rapides

Risque de pertes de chance

Des situations renforcées par le retard de prise en charge, résultant des déprogrammations du printemps 2020 et de la saturation des unités de soins, à l’hôpital comme en ville, qui contraint les soignants à refuser des patients ou à écourter les traitements. « Des services de nutrition doivent faire sortir des cas sévères avec des sondes nasogastriques à domicile, dans l’attente d’une place à l’hôpital. C’est un traitement de sauvetage mais qui n’est pas recommandé pour soigner les TCA », rapporte Philibert Duriez. Tout cela expose à des pertes de chance, dans ces troubles aux potentielles conséquences somatiques (problèmes cardiaques, au foie) et psychologiques graves – dont des conduites suicidaires amplifiées.

En outre, plus possible de mener un travail de repérage, nécessaire chez des jeunes souvent dans le déni de la maladie. « Parfois de premiers signaux nous sont envoyés par un médecin généraliste, un endocrinologue. En état de saturation, on n’a plus le temps d’aller chercher ces patients », pointe Philibert Duriez. « Il y a eu des situations où des jeunes se sont décharnés en dehors de tout regard », se désole la pédopsychiatre Marie Rose Moro, directrice de la maison des adolescents de l’hôpital Cochin.

Face aux alertes des services spécialisés, l’Agence régionale de santé d’Ile-de-France a débloqué mi-avril une enveloppe de 670 000 euros pour augmenter les capacités de réponse de neuf structures spécialisées. A la CMME, cela permettra d’ouvrir des consultations ponctuelles sans rendez-vous. « Insuffisant », pour Philibert Duriez, qui sait que les effets de cette crise devenue chronique continueront à se faire sentir sur le long terme. La pression n’est pas près de retomber.

Où trouver de l’écoute et de l’aide ?
  • Fil Santé Jeunes : écoute, information et orientation des jeunes dans les domaines de la santé physique, psychologique et sociale. Anonyme et gratuit 7 jours sur 7, de 8 heures à minuit. Tél. : 01-44-93-30-74 (depuis un portable). Filsantejeunes.com 
     
  • Suicide Ecoute : écoute des personnes confrontées au suicide. Permanence d’écoute téléphonique 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Tél. : 01-45-39-40-00. Suicide-ecoute.fr. 
     
  • Nightline France : service d’écoute par et pour les étudiant(e)s, nocturne et gratuit. Tél. : 01-88-32-12-32 et service de tchat. Nightline.fr 
     
  • Soutien étudiant info : recensement par l’association Nightline de tous les soutiens psychologiques gratuits disponibles dans les 30 académies de France. Soutien-etudiant.info 
     
  • En cas de risque suicidaire avéré, se rapprocher des services d’urgence : appeler le SAMU 15 ou le 112 (numéro européen).


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