samedi 13 mars 2021

Rixes entre jeunes en Essonne : après la mort de Toumani, 14 ans, les habitants vivent dans la peur d’un « match retour »

Par   Publié le 13 mars 2021

Deux semaines après la bagarre qui a coûté la vie à l’adolescent, poignardé dans une rixe entre deux bandes, à Boussy-Saint-Antoine, reportage dans le département, où les habitants se sentent démunis face à la montée de la violence.

Patrouille de police à Quincy-sous-Sénart (Essonne), le 24 février.

Lassana n’a pas peur (les prénoms des mineurs interrogés ont été modifiés). D’ailleurs, ici, personne n’a peur, « pas vrai ? ». Nous sommes mercredi, c’est jour d’entraînement pour les moins de 12 ans au stade d’Epinay-sous-Sénart (Essonne). Il y a deux semaines, une bagarre entre adolescents de la commune et de la ville voisine de Quincy-sous-Sénart a fait un mort, côté Quincy. Toumani a été poignardé. Il avait 14 ans.

Quelques-uns ici le connaissaient. Lassana est triste, évidemment, mais surtout pour son grand pote d’Epinay. « Ils l’ont mis en taule. » Le grand copain de Lassana a avoué avoir donné le coup mortel. Il a été mis en examen pour meurtre et placé en détention provisoire, à 15 ans. « T’es dingue, l’autre est mort, c’est ça qui est triste ! », grince un autre bambin.

Nelson marmonne à l’arrière du petit groupe de footballeurs. Lui a eu peur. Les moqueries fusent. Il n’osait pas sortir de chez lui après la baston du 23 février. « C’est bon », grogne-t-il, maintenant ça va mieux. Mais c’est sûr, « il va y avoir la guerre, lâche-t-il. Ils vont venir se venger. » Qui ira si le « match retour » est organisé ? Personne officiellement. « Mais les grands vont nous attraper, glisse Lassana. Et on va nous traiter de bouffons si on n’y va pas. »

« C’est comme ça, on est ennemis »

En attendant, la rumeur tourne : les grands « chaufferaient » les petits à Quincy. La revanche va venir, répète l’écho du quartier, presque comme une fatalité. La mécanique est lancée.

En réalité, l’engrenage a commencé depuis longtemps déjà. Trente, quarante ans que les rivalités existent ici entre le quartier du Vieillet à Quincy et celui des Cinéastes à Epinay. Elles s’y reproduisent de génération en génération, entre phénomène d’imitation et rite initiatique pour devenir « un vrai ». Pas pour tous, mais pour trop.

La raison ? Personne ne la connaît. S’il y en a eu une un jour, elle a disparu dans le « c’est comme ça, on est ennemis », glissé par un petit croisé à la sortie du stade. On lui donne à peine 10 ans. L’un des entraîneurs désespère : s’ils n’en avaient pas, désormais, ils ont une raison de se mettre dessus. Dans leur mythologie de la haine s’est inscrit un crime de sang. « Pour eux, ça fait 1-0. »

En réalité, l’engrenage a commencé depuis longtemps déjà. Trente, quarante ans que les rivalités existent

Esther (le prénom a été changé), elle, ne cache pas sa trouille au cœur de la cité des Cinéastes d’Epinay. Depuis quinze jours, la mère de famille guette la « voiture folle » qui viendrait se venger. Elle raconte les clips de rap qui attisent les rivalités. Des enfants aux joues pouponnes y brandissent des couteaux qu’elle n’a pas dans sa propre cuisine. Leurs voix n’ont même pas encore mué.

Esther évoque aussi cette voisine qui va devoir demander une rallonge au bailleur. Impossible de payer le loyer ce mois-ci, avec les 500 euros qu’elle doit à l’avocat. Son fils fait partie des six autres mis en examen. Mais Esther va vous dire, même si elle a un enfant qui a bac + 5 et une autre en école d’infirmière, ça aurait pu être un de ses petits dans cette bagarre. Côté victime ou auteur ?« Les deux. » D’ailleurs, s’interroge-t-elle, « qui n’est vraiment que l’un ou l’autre dans cette histoire ? »

Comment faire retomber la mécanique ?

Comment faire retomber la mécanique sans cesse répétée de ces affrontements ? Comment empêcher les petits de suivre la trace des « grands » ? Il y a bien sûr les mesures immédiates mais ponctuelles : les renforts policiers pour éviter l’escalade, les ouvertures de sac devant les écoles, les boucles WhatsApp d’urgence entre les différents acteurs de terrain – élus, policiers, établissements scolaires, éducateurs au sens large…

Au niveau national, un renforcement du plan de lutte contre les bandes initié en 2010 doit être adopté d’ici au 1er mai, et une réunion de travail interministérielle s’est tenue vendredi 12 mars autour du premier ministre, Jean Castex.

En Essonne, le préfet Eric Jalon veut quant à lui élargir les dispositifs existants à l’ensemble du département. Comme ces cellules locales de suivi individualisé (CLSI), des réunions mêlant aide sociale à l’enfance, parquet, éducation nationale, élus, etc., qui permettent de suivre au cas par cas les mineurs exposés à la délinquance en proposant des solutions sociales, éducatives, voire pénales. Quatorze existent en Essonne, dont sept actives.

« Un échec collectif »

Le département ne manque pas d’outils, lui qui détient le triste record du nombre d’affrontements entre groupes de mineurs. Le problème est même « systémique » en Essonne pour la procureure de la République d’Evry, Caroline Nisand, qui conclut à « un échec collectif » « On n’a pas pu anticiper, et on sait que ça va se reproduire. » « On a un vrai travail de proximité à faire, il faut aller davantage dans les écoles, travailler sur les plus jeunes, glisse un policier de la communauté d’agglomération du Val d’Yerres Val de Seine. Mais sincèrement, on ne peut rien faire de plus à notre place de policiers. »

« On a un vrai travail de proximité à faire. Mais sincèrement, on ne peut rien faire de plus à notre place de policiers », un policier du Val d’Yerres Val de Seine

Le maire (divers-gauche) de Corbeil-Essonnes, Bruno Piriou, soupire. Vidéo surveillance, police municipale, CLSI, dispositif antirixe… « Moi j’ai tout, mais ça ne suffit pas. » Pour lui, le manque est ailleurs : « Il faut aller au-delà de ce saupoudrage national, et avoir un vrai discours politique sur l’enfance et la jeunesse. Il y a quarante ans, les jeunes se projetaient à l’idée de vivre mieux que leurs parents, ce n’est plus du tout le cas. Qu’est-ce qu’on a à offrir à la jeunesse aujourd’hui ? »

Au sein des établissements scolaires, beaucoup tentent également de casser les frontières. Les délégués de classe de communes « rivales » se rencontrent, des concours s’organisent en mêlant les élèves… Dans ce même objectif de brassage, une idée a émergé entre les trois maires de Quincy-sous-Sénart, Epinay-sous-Sénart et Boussy-Saint-Antoine – le « terrain neutre » où s’est déroulé l’affrontement du 23 février : faire partager aux enfants des vacances communes au centre de loisirs. Lorsqu’un répit dans la crise sanitaire le permettra.

« Mais on aura beau avoir les structures les plus parfaites, on ratera des gens. Et ceux qu’on ratera seront sûrement ceux qu’on a le plus besoin de toucher », avance Romain Colas, le maire (PS) de Boussy-Saint-Antoine.

« Parce qu’on a peut-être trop oublié que ce sont des enfants »

El-Hadji Ndour acquiesce. C’est lui, l’entraîneur des moins de 12 ans à Epinay-sous-Sénart. Les aides au devoir, les structures éducatives, les assos… « Y en a plein des trucs comme ça, mais qui le sait ? Et qui y va ? » Sa femme, infirmière, veut lancer un système de porte-à-porte pour aller chercher directement chez eux les enfants les plus éloignés des dispositifs existants, « ceux dont les parents sont loin d’être démissionnaires, mais sont complètement dépassés »

Sylvain Chalmel-Meynet, lui, aimerait que le temps s’arrête quelques instants. « On crée des dispositifs en permanence. Mais avant de trouver le pansement, il faut regarder la blessure », assène le directeur de l’association de prévention spécialisée du Val d’Yerres Val de Seine, reliée à la protection de l’enfance. « On cherche des réponses immédiates dans l’émotion, dans la peur. Mais le problème ne vient pas d’arriver ! »

Depuis deux semaines, des vidéos 
du corps inanimé de Toumani tournent 
sur les réseaux sociaux des enfants 
des deux quartiers, des deux villes 
et de bien plus loin

Même en voyant depuis des années le phénomène s’installer, son équipe a pris la mort de Toumani de plein fouet. Il a dû faire face à la culpabilité. Au « à quoi on sert, finalement, si c’est pour finir avec un gamin sur le carreau ». Et puis, il a bien fallu reprendre. Le boulot, les groupes de parole, les interventions dans la rue et dans les écoles. « Nous, on est des professionnels, on peut gérer notre sentiment d’impuissance, mais qu’est-ce qu’on dit demain à une maman qui appelle en disant que son gamin fait n’importe quoi quand les politiques parlent de parents démissionnaires ? »

Lui pose un diagnostic coupable : à force de pointer du doigt le voisin – « le parent, le politique, le professeur, le policier, le scientifique… » –, c’est le monde des adultes tout entier qui s’est délégitimé aux yeux des enfants. « Parce qu’on a peut-être trop oublié que ce sont des enfants. » Il montre son téléphone : « Et des enfants, on ne les laisse pas avec des grenades dégoupillées dans les mains. » Depuis deux semaines, des vidéos du corps inanimé de Toumani tournent sur les réseaux sociaux des enfants des deux quartiers, des deux villes et de bien plus loin. Certains racontent avoir vomi en la regardant ; d’autres, que « c’est comme ça, c’est la vie ».


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