mardi 16 mars 2021

Reportage Femmes isolées : «Au centre d’hébergement d’urgence, on est une famille»

par Marlène Thomas  publié le 15 mars 2021

Le site parisien de l’association Emmaüs solidarité accueille et accompagne des femmes sans domicile fixe isolées, enceintes ou avec enfants. Depuis son ouverture, en mars 2020, ses 140 places ne désemplissent pas.

«Le patch, c’est comme la pilule, il faut le changer chaque jour interroge Badra. Cette Algérienne de 33 ans vit avec son fils de 11 ans depuis près de douze mois au centre d’hébergement d’urgencede la rue d’Aboukir, tenu par l’association Emmaüs solidarité. Ce jeudi après-midi, ce site du IIe arrondissement de Paris, dédiée aux femmes isolées enceintes ou avec enfants, propose un atelier sur la contraception. Attablées, les quatre participantes réagissent au «palmarès de l’efficacité des moyens contraceptifs». L’occasion pour la monitrice-éducatrice Valérie de rappeler : «Le meilleur contraceptif est surtout celui qui vous convient.» Un espace d’échanges et d’informations important. «Moi, le patch, je ne connaissais que pour les fumeurs. S’il y en a pour pas tomber enceinte, ça vaut le coup», note Badra, qui fait partie des premières résidentes de ce centre ouvert en mars 2020.

Préparation de petits pots grâce à des invendus alimentaires, cours de zumba, ateliers de prévention des maladies infantiles… Malgré la crise sanitaire, des animations sont organisées presque quotidiennement. Un «accompagnement social individuel et global» ne se limitant pas à l’ouverture des droits, l’accès à l’emploi et au logement. Après le départ de son ex-conjoint au Luxembourg, Badra n’a pu faire face aux charges qui lui incombaient. «Je n’avais pas d’amis ou de famille ici, je n’ai eu d’autre choix que d’appeler le 115.» Des solutions plus ou moins temporaires lui sont proposées dans un hôpital parisien, à Noisiel (Seine-et-Marne) ou encore Mantes-la-Jolie (Yvelines), alors que son fils est scolarisé dans le XVIIIe arrondissement. «Ce n’était pas une vie», déplore-t-elle.

Isolement social et rupture de soins

Avec la pandémie, le nombre de femmes précaires sollicitant l’aide des structures d’accueil et d’hébergement est en augmentation. «A l’accueil de jour de l’Agora [un autre lieu d’accueil à Paris, ndlr], la fréquentation par les femmes a augmenté de 32% entre 2019 et 2020», relève le directeur général, Bruno Morel. Depuis son ouverture, le site de 140 places a fonctionné à plein la majorité du temps. «C’est la double peine pour ces femmes-là, victimes d’isolement social, et pour lesquelles on constate une rupture de soins notamment gynécologiques. Cela nous inquiète particulièrement»,remarque le directeur, qui souligne l’importance de ces structures dédiées. A ce jour, 57 familles sont accompagnées dans ce centre par un travailleur social et un éducateur jeune enfant. Sur les 97 bambins hébergés depuis un an, 69 ont moins de 3 ans.

Dans les couloirs aux couleurs pop s’alignent des chambres individuelles, chacune équipée d’un frigo, aux côtés de salles d’éveil ou encore de cuisines partagées. Après un détour, fin janvier 2020, à la Halte pour femmes seules avec enfants ouvertes à l’hôtel de ville de Paris, Badra s’est retrouvée rue d’Aboukir. «Ici c’est confortable, on a une chambre seule, on peut cuisiner», note celle qui retient surtout «ce sentiment d’être plus autonome».

«Je n’imaginais pas que ça allait être si difficile»

Ces femmes abîmées par la vie et isolées reprennent confiance en elles tout en renouant un lien social capital. Badra a rencontré Lovely, 21 ans, à la Halte. Le «duo de choc» ne se quitte plus. Le hasard aura fait d’elle sa voisine de chambre rue d’Aboukir. Maman d’une fillette de 2 ans et demi, Lovely est arrivée d’Haïti en 2012. Recueillie par son oncle, elle est jetée dehors en 2017 sur fond de violences. «J’ai failli me suicider, je n’avais que lui comme famille. Je me suis retrouvée à la rue à dormir dans des bâtiments abandonnés»,témoigne-t-elle. Renvoyée dans divers sites de banlieue parisienne jusqu’à un centre maternel à Lyon, la jeune femme a trouvé une forme de stabilité avec Emmaüs depuis un an. Et se projette même :«J’aimerais être policière. C’est compliqué car il faut être Française, mais je suis déterminée. Si je veux, je peux.»

Ces situations sociales dramatiques se mêlent fréquemment à des violences sexuelles ou conjugales, quand celles-ci ne sont pas la cause première de l’errance de ces femmes. Débarquée en 2016 de Madagascar, Anita en a été victime dès son arrivée à l’aéroport. Transie de froid et enceinte, elle est agressée sexuellement par un bénévole chargé de lui trouver des vêtements chauds. «Il a voulu profiter de moi car il pensait que je ne savais rien. Je n’imaginais pas en quittant mon pays que ça allait être si difficile», raconte-t-elle. Ballottée d’hôtel social en hôtel social, parfois pour une seule journée, elle raconte «cette angoisse terrible», ces interrogations qui l’assaillent – «où est-ce que je vais aller  –, «les pleurs chaque soir».Et aussi cette rencontre avec un homme, père de son second enfant, pendant un temps prévenant avant qu’il ne laisse éclater sa violence. «J’ai fui un problème chez moi pour en retrouver d’autres ici», déplore-t-elle.

«Je crains de partir»

Accueillie par l’association Aurore pendant deux ans, Anita trouve un lieu où se reconstruire avec ses enfants de 5 et 3 ans, avant de déménager, une nouvelle fois, dans le IIe arrondissement. «Emmaüs m’a donné l’envie de bouger, d’aller travailler. On devient autonomes, je fais du sport tous les dimanches, j’apprends aussi beaucoup au contact des autres et dans les ateliers», explique-t-elle. Un tremplin vers une vie d’après plus sereine. «Le but ultime est que les gens deviennent des citoyens comme vous et moi après des accidents de parcours», insiste Bruno Morel. Un nouveau saut dans l’inconnu pour ces femmes qui n’ont que trop vécu l’incertitude. Badra appréhende : «Je crains de partir. Ici, on est une famille, je ne sais pas ce que j’aurais après.» Selon le directeur, les personnes accueillies en centre d’hébergement d’urgence y restent en moyenne un an. Si Lovely se «sent bien ici», elle aspire à autre chose : «J’ai envie d’être chez moi avec ma fille. Je garde le sourire, car on est obligé d’en passer par là.»


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