lundi 29 mars 2021

Qui fera le bonheur des « exclus » du sexe ?

Publié le 27 mars 2021

CHRONIQUE

80 % des hommes ne susciteraient pas ou peu l’intérêt des femmes… Ce constat terrible questionne la société tout entière, explique la chroniqueuse de « La Matinale » Maïa Mazaurette.

LE SEXE SELON MAÏA

Selon la biologiste allemande Meike Stoverock, 80 % des femmes sont sexuellement attirées par 20 % des hommes. Vous étiez en train de passer un dimanche empli de joie et de sérénité ? Toutes mes condoléances. Car depuis la parution de son essai Female Choice aux éditions Tropen (février 2021, 352 pages, en allemand seulement), la chercheuse fait feu de tout bois : elle défend sa thèse dans les pages de la presse d’outre-Rhin (Die ZeitDer TagesspiegelDer Standard, la radio Deutschlandfunk Kultur), répond aux questions des lecteurs sur son site, et commence à faire parler d’elle en anglais (For Better Science).

80 % d’hommes indésirables, donc. Un chiffre tout proche de celui avancé par le professeur Mark Regnerus, en 2017, dans son livre Cheap Sex (Oxford University Press) : 20 % des hommes de 25 à 50 ans suscitent l’intérêt de 70 % des femmes. On enfonce le clou ? Allez ! En 2009, le site de rencontres OkCupid révélait que les femmes jugent 80 % des hommes « pas attirants » (une étude si polémique qu’elle a dû être supprimée d’Internet, mais le site TechCrunch en a gardé la trace). Pour celles et ceux qui poseront la question : en l’état actuel de nos connaissances, vous ne pouvez pas retourner l’équation. Les hommes sont moins sélectifs que les femmes (mais ce n’est pas l’objet de cette chronique).

Vous venez d’entendre un bruit sourd ? C’est normal, ce sont les fondements de notre mythologie amoureuse qui viennent de s’écraser en bas de votre immeuble. Tout comme nos mantras préférés : « chaque personne possède une âme sœur quelque part », « la nature est bien faite », « chacun finit toujours par trouver chaussure à son pied ».

Disponibilité des hommes, sélectivité des femmes

Revenons à Meike Stoverock, puisque c’est elle qui fait l’actualité. Selon ses travaux, le fonctionnement standard de l’espèce humaine (et de la plupart des espèces animales) oppose la disponibilité des hommes et la sélectivité des femmes (ils proposent, elles disposent). Les partenariats se forment pour trois ou quatre ans, le temps d’assurer la gestation et les premières galipettes d’un enfant. Cette durée est encore observable aujourd’hui : c’est celle du désir des femmes pour leur partenaire. Leur libido se porte ensuite ailleurs. Si le cadre monogame les empêche de passer à l’acte, alors leur libido se met en sommeil – même si, bien sûr, d’autres raisons peuvent susciter la décrue de leur désir. (Cette situation vous semble-t-elle terriblement familière ?)

Lors de la sédentarisation de l’humanité, il y a 10 000 ans, si la société avait été organisée en fonction du désir des femmes, la vie en communauté serait devenue intenable : comment éviter la violence quand trois hommes sur quatre sont frustrés ? (Petite précision : Meike Stoverock justifie cette assertion par la chute de la testostérone dans le sang après un rapport sexuel – mais cette observation a été scientifiquement très contestée. Selon elle, si vous supprimez l’accès à la sexualité, la testostérone s’accumule, donc la violence. Je laisse les endocrinologues débattre.)

Pour éviter le chaos, la plupart des civilisations auraient alors inventé les modalités d’une « redistribution » de l’accès à la sexualité : un homme aura droit à une femme. La reproduction cesse alors de ressembler à une partie de poker où le vainqueur rafle la mise. Bienvenue dans le monde de la monogamie, littéralement fondé sur la domestication du désir féminin : ce désir ne doit s’exprimer qu’à la maison.

Cette domestication s’opère de gré ou de force. Il y a des stratégies douces, comme la romance : beaucoup plus ciblées par l’imaginaire des contes de fées, les femmes se voient encouragées à désirer « un homme, un seul, pour toujours », qu’elles épouseront lors du « plus beau jour de leur vie ». Et puis il y a des stratégies dures, comme l’excision (on supprime l’organe du plaisir), le devoir conjugal (dont l’application fait actuellement polémique) ou le slut shaming (la « culpabilisation des salopes », qui rappelle à l’ordre les femmes exprimant leur désir hors de la conjugalité).

Pour Meike Stoverock, l’oppression des femmes n’est pas un effet secondaire malencontreux de notre civilisation : elle en est le fondement. C’est grâce au contrôle des femmes que les hommes, débarrassés de la compétition sexuelle, récupèrent leur temps de cerveau disponible – un temps mis au service de l’invention de l’écriture, de la technique ou des sciences.

Cette oppression n’est évidemment plus acceptable – ni pour la biologiste, ni pour la chroniqueuse. Emancipées (work in progress), les femmes revendiquent leur droit à choisir. Non seulement sur les applis de rencontres, mais aussi par l’augmentation du nombre de divorces (dont on sait qu’elles sont majoritairement les instigatrices) et leur « décrochage » de la sexualité conjugale (enfin libres de dire non à leur conjoint, mais pas encore vraiment libres d’aller voir ailleurs, leur libido se retrouve mise entre parenthèses).

On peut domestiquer le corps des femmes, pas leur libido

Cette théorie n’est pas entièrement nouvelle. En 2014 déjà, on pouvait lire dans le New York Magazine que les femmes ne sont pas taillées pour la monogamie (l’article est ici). On y apprenait que, selon les recherches des docteurs Aaron E. Carroll et Rachel C. Vreeman, le déclin de la sexualité conjugale ne serait pas dû à une moindre libido féminine, mais au fait que la libido féminine n’est pas faite pour s’exprimer dans le couple. D’où un paradoxe : les hommes ont effectivement inventé une structure sociétale qui assure un « minimum sexuel pour tous », mais ce minimum ne leur garantit pas le désir des femmes. Seulement des rapports sexuels. Je clarifie : on peut domestiquer le corps des femmes, mais pas leur libido. Elles se forceront peut-être, par obligation maritale ou par tendresse, à coucher avec leur conjoint. Mais en pensant à autre chose.

Et maintenant, on fait quoi ? Si la monogamie continue de s’effriter, la plupart des hommes se retrouveront sous tension sexuelle. Or il n’est pas totalement certain que tous parviennent à se plier à la fameuse formule d’Albert Camus (dans Le Premier Homme) « Un homme, ça s’empêche ».

La minorité incel (ces « célibataires involontaires » à l’origine de plusieurs attentats terroristes contre des femmes), l’agressivité de la manosphère (le militantisme masculiniste) et la culture du viol font peser sur les femmes un risque immédiat de violences. Le décompte des féminicides nous démontre semaine après semaine que certains hommes préfèrent tuer leur compagne plutôt que perdre celle qu’ils perçoivent comme leur propriété. Le 16 mars, à Atlanta, un jeune homme a ouvert le feu dans trois salons de massage. Huit personnes sont mortes, dont six femmes asiatiques. Selon les propres mots de l’auteur présumé, la tuerie a été provoquée par son « addiction sexuelle » (dans le contexte de hausse des agressions contre les Asiatiques outre-Atlantique).

Pour éviter la prolifération de violences sexistes, Meike Stoverock propose trois pistes, toutes aussi explosives les unes que les autres : augmenter le recours à la pornographie (dont il faudrait réformer la production), libéraliser la prostitution (les hommes doivent renoncer à l’idée que les services sexuels non désirés soient gratuits), et changer les représentations afin de permettre aux « exclus » de la sexualité de vivre dignement. Dans un entretien donné le 20 février à l’hebdomadaire allemand Die Zeit, la chercheuse explique ainsi que « les hommes [non désirés par les femmes] ne doivent pas nécessairement être considérés comme pathétiques ou minables. Si nous observons le monde animal, le mâle qui ne trouve pas de partenaire constitue le cas normal. Le mâle alpha qui n’a aucun problème à se reproduire est une exception. »

La dignité est-elle compatible avec la « misère sexuelle » (je mets entre guillemets, puisque toute misère sexuelle peut se résoudre par la masturbation) ? Il faudrait pouvoir retourner l’équation : le succès peut-il être décorrélé de l’accession au corps des femmes ? Le mouvement #metoo prouve, scandale après scandale, que certains hommes de pouvoir utilisent leur position de domination sociale pour conforter une domination sexuelle. Tant qu’ils montreront ce genre d’exemple, nous devrons craindre les répercussions d’une exclusion sexuelle à la fois sur le bien-être des hommes (solitude, dépression) et sur la sécurité des femmes (du harcèlement de rue au meurtre).

En 1994, Michel Houellebecq constatait « l’extension du domaine de la lutte » dans l’accès à la sexualité. Il y décrivait l’humiliation des hommes exclus par le cynisme d’un « marché » amoureux de plus en plus brutal. En 2006, Virginie Despentes dédiait sa King Kong Théorie aux « exclues du marché de la bonne meuf ». Mais cette fois, le point de vue était tout autre : l’autrice faisait de cette exclusion un motif de puissance – sans séduire, sans regard masculin, on ne se portait finalement pas si mal.

Nous sommes en 2021. Et nous attendons logiquement l’étape suivante : un essai qui permettrait aux « exclus du marché du mâle alpha » de récupérer leur fierté en réinventant les règles du sexe et de l’amour.


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