jeudi 25 mars 2021

Maurice Godelier : « Toutes les sociétés humaines font de l’inceste un tabou mais cette universalité revêt des formes très différentes »


Le livre de Camille Kouchner La Familia grande (Seuil, 208 pages, 18 euros) a relancé le débat sur l’inceste au point que le législateur souhaite instaurer un principe intangible de non-consentement lorsque les victimes des viols intrafamiliaux sont âgées de moins de 18 ans. Quelles sont les origines de la prohibition de l’inceste ? Ce tabou est-il universel, comme l’affirmait l’anthropologue Claude Lévi-Strauss ? Ses contours varient-ils dans les différentes sociétés humaines qui ont peuplé ou qui peuplent encore la planète ? Nous avons posé ces questions à l’un des plus grands anthropologues du monde, Maurice Godelier, ancien directeur scientifique du ­département des sciences de l’homme et de la société du CNRS, et auteur d’un classique de l’anthropologie, Métamorphoses de la parenté (Fayard, 2004).

Pourriez-vous définir en quoi consiste l’inceste ?

Pour aller directement au noyau dur de sa définition, je dirais que l’inceste, au-delà de ses multiples formes culturelles, désigne le fait d’interdire aux parents d’avoir des rapports sexuels avec leurs enfants, et d’interdire aux frères et sœurs d’avoir des rapports sexuels entre eux. Il faut cependant faire attention : dans de nombreuses sociétés, étant donné la nature du système de parenté, tous les frères du père sont considérés comme des pères de l’enfant, toutes les sœurs de la mère sont considérés comme des mères de l’enfant, et tous leurs enfants sont considérés comme des frères et sœurs de l’enfant. Dans ces sociétés, la prohibition de l’inceste s’étend donc à toutes ces personnes que nous considérons, en Occident, comme des oncles, des tantes ou des cousins germains.

Ces systèmes montrent clairement que les sociétés font la différence entre la parenté comme rapport social, qui peut s’étendre à de nombreuses personnes, et la parenté corporelle, qui ne concerne que deux personnes que nous appelons, en Occident, les parents biologiques. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les sociétés humaines ignoraient en effet le processus biologique réel de la conception d’un enfant. Face à ce mystère, elles ont inventé, avant l’apparition des sciences modernes, des mythes sur la fabrication du bébé. Si l’on veut comprendre la variété des formes de l’inceste, il est essentiel de connaître ces imaginaires sociaux : c’est à partir de ces croyances collectives que les sociétés ont forgé des interdits sur les pratiques sexuelles.

Nulle part, les rapports sexuels entre un homme et une femme ne sont en effet considérés comme suffisants pour fabriquer un enfant. Le couple fabrique un fœtus, mais, dans toutes les cultures, l’enfant est complété, dans le ventre de la femme, par l’arrivée d’un principe vital, d’un esprit ou d’un ancêtre. Dans l’hindouisme et le bouddhisme, l’individu est la réincarnation d’un autre, et se réincarnera dans un autre. Dans le christianisme, l’âme qui animera le corps n’est pas fabriquée par le rapport sexuel, mais introduite par Dieu, dans la femme, au moment où il le veut et sous la forme qu’il veut. On doit d’ailleurs à Hildegarde de Bingen, une moniale allemande de la fin du XIIe siècle, une peinture montrant l’arrivée de l’âme sous la forme d’une boule de feu dans le corps d’une femme enceinte.

Vous écrivez, dans « Les Métamorphoses de la parenté » (Fayard, 2004), que l’interdit de l’inceste est fondé sur le fait que certains individus sont trop « identiques ». Que voulez-vous dire ?

Si l’inceste est interdit dans toutes les sociétés humaines, c’est parce qu’il réunit des personnes que l’on considère comme « trop semblables » : elles ont en commun des composantes essentielles de leur être, qu’elles soient physiques − le sperme, le sang, le lait ou la chair − ou immatérielles − l’âme ou le nom. La rencontre de ces composantes à travers l’union sexuelle est interdite, car cet excès de ressemblance peut entraîner de funestes conséquences pour eux, pour leurs proches, mais aussi pour la reproduction de l’ordre global de la société, voire de l’Univers.

Peut-on dire que l’inceste est une prohibition universelle ?

Toutes les sociétés humaines font de l’inceste un tabou, mais cette universalité revêt des formes très différentes. Chaque culture détermine en effet la composante commune qui fonde cette prohibition : la notion dont j’ai parlé − « identique/différent » − varie d’une société à une autre. Les Egyptiens anciens pensaient ainsi qu’aucune catastrophe cosmique ou sociale n’était attachée à une union entre frère et sœur alors qu’elle figure, en Occident, parmi celles que nous considérons comme les plus gravement incestueuses.

« En Occident, ces rapports sexuels interdits font exploser l’autorité des aînés sur les cadets »

Dans les systèmes de parenté matrilinéaires, en Afrique, en Océanie ou en Amérique indienne, les enfants qui naissent d’une union appartiennent au clan maternel − la mère et le frère de la mère. Les habitants des îles Trobriand [Papouasie-Nouvelle-Guinée], où a vécu l’anthropologue Bronislaw Malinowski au début du XXe siècle, considèrent ainsi qu’un enfant est conçu lorsque l’esprit d’un ancêtre désire se réincarner dans le corps d’une descendante de son clan. Le fœtus est le mélange de l’esprit de l’ancêtre et du sang menstruel de la femme. Le sperme de l’homme n’a donc rien à voir avec la génération de l’enfant : le père, c’est-à-dire l’époux de la mère, n’est pas considéré comme le géniteur.

Dans cette société, le pire crime consiste donc, pour une mère, à avoir des rapports sexuels avec son fils puisqu’il est constitué de sa propre identité et de celle de ses ancêtres. C’est aussi un crime, pour les mêmes raisons, que le frère de la mère ait des rapports sexuels avec sa nièce. En revanche, les relations sexuelles entre le père et sa fille ne sont pas considérées comme un inceste : en se conduisant ainsi, le père fait un très mauvais usage social de son sexe mais il peut, à la limite, avoir des rapports sexuels avec elle puisqu’il n’est pas à l’origine de sa procréation.

En Occident, qu’y a-t-il de condamnable socialement et culturellement dans l’union sexuelle d’un parent avec son enfant ?

En Occident, la famille est une famille « nucléaire » − un homme, une femme et leurs enfants. Sociologiquement et affectivement, si un parent séduit et entretient des rapports sexuels avec son enfant, il le met en rivalité avec son époux ou son épouse. Ces rapports sexuels interdits font donc exploser l’autorité des aînés sur les cadets, qui est nécessaire pour leur éducation, leur bien-être et leur moralité, et la responsabilité des membres de la famille les uns vis-à-vis des autres pour se reproduire ensemble. L’inceste met donc en péril les supports sociologiques et psychologiques fondamentaux de la famille : il détruit la responsabilité, l’autorité et la protection que les membres d’une famille doivent se porter pour que leurs liens sociaux se maintiennent et soient socialement et intimement positifs.

Quel rôle la théologie chrétienne a-t-elle joué dans la prohibition de l’inceste en Occident ?

Dans les sociétés occidentales, le christianisme a modelé pendant deux millénaires les interdits en matière de pratiques sexuelles. Pour comprendre les représentations de l’inceste qui se sont répandues à partir du haut Moyen Age, il faut évoquer un principe que la Bible fait remonter à Adam et Eve : en s’unissant sexuellement, un homme et une femme, mariés ou non, ne forment qu’une seule chair, et cette chair est aussi celle de leurs enfants − c’est le dogme de la « una caro ». Voici ce que dit la Genèse (2, 23-24) de la naissance d’Eve, que Dieu a créée à partir du corps d’Adam : « Alors Adam dit : “C’est l’os de mes os, la chair de ma chair…” C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à son épouse, ils seront deux en une seule chair. »

Ce principe chrétien a considérablement élargi le champ de la prohibition sexuelle de l’inceste. Si le mari et la femme forment un seul et même corps et si c’est aussi le cas pour les parents et les enfants, la belle-sœur est semblable à une sœur, le beau-frère semblable à un frère, le beau-père semblable à un père, la belle-mère semblable à une mère, les cousins germains semblables aux frères et sœurs, et ainsi de suite. En transformant tous les alliés en quasi-consanguins, la mythologie chrétienne a étendu, de proche en proche, la prohibition de l’inceste. Au fil des siècles, la nappe des interdits est devenue si grande − jusqu’au septième degré du cousinage au XIIIe siècle − que l’Eglise catholique, dans les siècles suivants, l’a réduit à quatre, puis à deux degrés de distance.

L’inceste raconté par Camille Kouchner, dans son livre « La Familia grande », concerne un beau-père, Olivier Duhamel, et son beau-fils. En quoi, dans les sociétés occidentales, l’interdit de l’inceste s’est-il étendu aux parentés sociales qui se tissent dans les familles recomposées ?

Cette reconnaissance que la parenté sociale a un rôle fondamental dans les sociétés existe effectivement chez nous à l’état spontané. Quand une femme ou un homme qui se marient amènent avec eux leurs enfants d’un premier lit, leurs conjoints doivent, selon l’opinion populaire, se comporter « comme une mère et comme un père », c’est-à-dire assurer à l’enfant protection, éducation et affection, et garantir ses conditions matérielles d’existence et de développement − comme s’ils étaient les mère et père qui avaient engendré ces enfants. Combien de fois peut-on ainsi entendre un homme et une femme déclarer : « Mon vrai père c’est celui qui m’a élevé(e), ce n’est pas l’autre. » Dans le cas de La Familia grande, le beau-père ne s’est pas comporté comme un père : il a utilisé sa situation de quasi-père pour avoir des relations sexuelles avec le fils de sa compagne. Il a donc commis un inceste homosexuel.

En France, les parents d’une seconde union étaient traditionnellement appelés « parâtre » et « marâtre ». Ces termes qui portaient des charges négatives sociologiquement ont été remplacés par « beau-père » et « belle-mère », des mots d’alliance qui viennent en fait désigner une consanguinité fictive. En Angleterre, où l’on distingue father-in-law, le beau-père par alliance, du stepfather, le beau-père par une seconde union, le premier et le second époux d’une femme assument les mêmes responsabilités vis-à-vis des enfants − le Children Act britannique précise d’ailleurs qu’ils partagent l’obligation de protection, de bien-être matériel, d’éducation, de moralité et d’affection. En France, il existe, dans ce domaine, un vide juridique.

Vous avez évoqué, au sujet de « La Familia grande », un inceste « homosexuel ». La prohibition de l’inceste concerne-t-elle aussi cette forme de sexualité ?

Oui, elle concerne également les rapports homosexuels, car la sexualité humaine est à la fois homosexuelle et hétérosexuelle. Dans beaucoup de sociétés, l’homosexualité est soit niée, soit condamnée comme « non naturelle », mais dans beaucoup d’autres, elle est reconnue : la société, qui lui donne une place dans sa construction et sa reproduction, en fait un élément des grandes initiations politico-religieuses. Dans l’Antiquité, semble-t-il, les femmes de l’aristocratie de Lesbos, qui étaient « lesbiennes » au cours de leurs initiations, engendraient ensuite, au cours de leur vie, des enfants qui maintenaient en existence la société – elles étaient donc reconnues comme bisexuelles.

Souvent, en Océanie, dans les initiations masculines, tous les jeunes hommes doivent avoir entre eux des rapports homosexuels au moins jusqu’à leur mariage – ensuite, c’est interdit. Il existe cependant une très grande différence entre cette homosexualité rituelle imposée à tous et à toutes et l’homosexualité comme une forme d’amour de l’autre et de choix de vie telle qu’elle existe en Occident.

La condamnation des rapports sexuels entre frère et sœur est-elle aussi universelle que la condamnation des rapports sexuels entre parents et enfants ?

Elle est quasiment universelle, mais elle comporte de rares exceptions qui ont un sens profond. Dans certaines sociétés − la Perse antique, l’Egypte antique ou l’empire inca, par exemple −, l’inceste entre parents et enfants était strictement interdit, mais l’union d’un frère et d’une sœur était, au contraire, le mariage le plus valorisé socialement et religieusement. Le tabou était levé, à l’intérieur d’une génération, pour des raisons religieuses. En Perse, selon l’imaginaire de la religion d’Etat mazdéenne, l’humanité était en effet née d’un triple inceste entre les dieux − d’abord entre le dieu du ciel et sa fille la Terre, ensuite entre leur fils et sa mère, qui accouchait de jumeaux, et ensuite, entre ce frère et cette sœur, qui étaient les ancêtres de toute l’humanité : ces jumeaux constituaient la perfection dans la combinaison des forces masculines et féminines.

Dans la société, une minorité d’individus étaient, eux aussi, appelés à s’unir avec leur sœur selon un rite particulier [xwêtôdas]. Cette union n’était pas vécue comme un inceste, mais comme la réplique, par les humains, d’un acte divin : elle contribuait à élargir le domaine du bien et à repousser le mal dans l’Univers et dans la société. On promettait aux individus mariés selon ce rite une première place au paradis. Dans ces sociétés, l’union d’un frère et d’une sœur était une manière de sublimer l’inceste en un acte mystique qui faisait participer les humains au monde divin.

Dans « Totem et tabou » (1913), le fondateur de la psychanalyse, Sigmund Freud, estime que le tabou de l’inceste a émergé à la suite du « meurtre du père », un événement qui aurait, selon lui, réellement existé dans un passé préhistorique très lointain. Que pensez-vous de cette hypothèse ?

Freud, qui constate que les désirs incestueux engendrent des rivalités destructrices au sein des familles, propose un scénario fiction pour expliquer la naissance de la société humaine. Au départ, la société n’existe pas : existent des familles consanguines composées d’un homme qui a trouvé une femme pour s’unir. Ils ont des enfants et, au moment où les filles sont pubères, le père se les approprie sexuellement − je reprends le texte de Freud. Les fils, frustrés, décident de tuer le père pour s’approprier leur mère et leurs sœurs, puis le mangent. Le meurtre accompli, ils découvrent qu’eux-mêmes vont s’entretuer pour accéder à leurs désirs. Ils décident alors d’échanger leurs sœurs avec les sœurs d’autres unités familiales, qui font de même. Ce serait, selon Freud, la naissance de la société par l’échange des femmes.

Ce scénario est complètement invalidé par l’archéologie et la paléoanthropologie. On sait que l’espèce humaine est une espèce naturellement sociale, qui est apparue à l’origine sous la forme de bandes de chasseurs-cueilleurs-pêcheurs. Au sein de ces bandes, les familles se sont constituées à partir du moment où la division du travail entre les sexes, chose qui n’existe pas chez les primates supérieurs, a engendré une coopération entre les hommes et les femmes, afin de nourrir et de protéger les enfants qui naissaient dans la bande. Voilà ce qui a donné naissance aux familles humaines. Dans ce processus, la prohibition de l’inceste n’a jamais impliqué le meurtre des pères.

Pensez-vous, comme Claude Lévi-Strauss, que la prohibition de l’inceste a permis à l’humanité de sortir de l’animalité ?

Tout à fait. C’est la nature qui a doté notre corps d’homme ou de femme d’un appareil sexuel, anatomique et physiologique permettant la reproduction de l’espèce sociale que nous sommes, mais, à l’état spontané, le désir sexuel peut se tourner vers des personnes interdites : il n’est pas du tout impossible, par exemple, qu’un fils désire sa mère – la preuve, c’est qu’il faut l’interdire. En ce sens, la sexualité humaine est fondamentalement « a-sociale »Mais, depuis plus de cent vingt mille ans, l’Homo sapiens sapiens, qui a expérimenté des formes d’organisation sociale très différentes, a conclu, de manière universelle, qu’il fallait interdire la permissivité sexuelle : parce que la sexualité est source de conflits, d’exclusions et de rivalités, elle ne peut être entièrement laissée à la liberté de chaque individu.

« Toutes les sociétés transforment les corps sexués en des sortes de machines ventriloques tenant un discours sur l’ordre moral et social »

Dans toutes les sociétés humaines, la sexualité a donc été placée sous le contrôle de la société. Il faut la domestiquer parce qu’elle doit constamment être subordonnée à la reproduction d’autres rapports sociaux, qu’ils soient politiques, religieux ou économiques. L’interdit de l’inceste est une invention de la pensée : elle interdit certains usages sociaux de la sexualité au nom des contraintes que les humains doivent nécessairement s’imposer pour continuer à fabriquer de la famille, de la religion ou de l’économie.

L’humanité n’est pas seulement une espèce de primates vivant en société : elle est la seule espèce qui produit de la société pour vivre et qui gère consciemment et socialement sa sexualité en posant explicitement des interdits et des limites aux usages du sexe. En subordonnant la sexualité à la reproduction des rapports sociaux, toutes les sociétés transforment le corps sexué des hommes et des femmes en des sortes de machines ventriloques tenant un discours sur l’ordre moral et social qui doit régner dans la société. En se « socialisant », la sexualité contribue à reproduire cet ordre moral et social.

Quelles furent, selon vous, les autres voies de passage de l’animalité à l’humanité ?

Le premier point de passage a été la domestication du feu, qui est, semble-t-il, apparue chez nos anciens ancêtres quatre cent mille ans avant notre ère : le partage et la consommation de la nourriture crue et cuite ont ouvert aux hominiens un immense domaine nouveau de ressources alimentaires et de conduites sociales. Le deuxième point de passage fut la division du travail entre les sexes : chez les grands primates, seules les femelles élèvent et nourrissent leurs enfants, mais ce n’était pas le cas chez les hominiens et dans notre espèce. Un troisième point de passage fut le langage articulé, qui est le support symbolique de la pensée.

Un quatrième point fut le fait que le cerveau d’Homo sapiens sapiens s’est développé en raison de la complexité des tâches que nos ancêtres ont appris à faire, ce qui a permis à la pensée humaine de comprendre des processus, de tirer leçon du passé et d’imaginer des avenirs alternatifs. Il faut y ajouter, bien sûr, la prohibition de l’inceste.

Ces différents points de distanciation et de transformation par rapport à un point de départ animal ont été synthétisés à l’intérieur de notre espèce Homo sapiens sapiens. Avec raison, Claude Lévi-Strauss avait déjà signalé la plupart de ces points de passage − le cru et le cuit, la division sexuelle du travail, le langage articulé et les performances du cerveau et de la pensée.

Pensez-vous, en tant qu’anthropologue, que, comme l’affirment beaucoup de philosophes ou de religieux, la famille et les rapports de parenté sont le fondement de la société ?

Tout individu commence sa vie dans un groupe de parenté restreinte ou élargie. Ce point de départ est fondamental pour sa survie : il lui donne sa première identité. Mais, au-delà, dans son développement, tout individu devient plus que ce qu’il était au départ : il s’intègre dans la complexité de la société dans laquelle il vit. Quand on compare les sociétés, comme le font les anthropologues, il est évident que nulle part les rapports de parenté ne sont les fondements de l’existence d’une société.

Ce qui produit une société, c’est le fait que des groupes sociaux, quels qu’ils soient − clans, castes ou classes − affirment en commun leur souveraineté sur un territoire, sur ses ressources et sur ses habitants. Or, ces rapports sociaux, qui permettent l’établissement d’une société, sont des rapports politico-religieux qui débordent et intègrent dans leur fonctionnement les rapports de parenté et les groupes de parenté. Pendant des millénaires, seuls des rapports politico-religieux ont permis la fabrication de sociétés qui se sont ensuite reproduites consciemment comme un tout. C’est dans les temps modernes les plus récents que l’évolution de certaines sociétés a amené la séparation des religions et de l’Etat et a affirmé la souveraineté des peuples sur leur destin.

Un « historien de l’humanité »

Médaillé d’or du CNRS et lauréat du prix international Alexander von Humboldt, Maurice Godelier est une figure internationale de l’anthropologie. Directeur scientifique du département des sciences de l’homme et de la société du CNRS (1982-1986), puis du Musée de l’homme (1997-2000), cet agrégé de philosophie a commencé sa carrière, dans les années 1960, auprès de l’historien Fernand Braudel, puis de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss.

En 1966, Maurice Godelier part chez les Baruya, une tribu de Nouvelle-Guinée où il passe de longues années. Il analysera cette ­société qui ne connaît ni l’Etat ni l’économie de marché dans La Production des grands hommes (Fayard, 1982), un ouvrage de référence qui sera suivi de beaucoup d’autres − L’Idéel et le matériel (Fayard, 1984), L’Enigme du don (Fayard, 1996), Métamorphoses de la parenté (Fayard, 2004), Au fondement des ­sociétés humaines (Albin Michel, 2007), Lévi-Strauss (Seuil, 2013) et L’Imaginé, l’imaginaire et le symbolique (CNRS Editions, 2015).

La mission des anthropologues, souligne Maurice Godelier, est de partir à la rencontre d’autres sociétés humaines. « Un anthropologue sans terrain est un philosophe, plaisante-t-il dans Fondamentaux de la vie sociale (CNRS Editions, 2019). Cela implique d’être accepté, de savoir vivre avec les autres, de faire que les gens coopèrent à votre travail qui consiste à les comprendre et les connaître. Lorsque l’anthropologue est sur le terrain, il est comme un enfant qui va à l’école. Ce sont les hommes et les femmes parmi lesquels il est venu vivre qui lui apprennent ce qu’ils sont. » 

En multipliant ces « immersions prolongées » au sein d’autres cultures, l’« historien de l’humanité » qu’est l’anthropologue découvre peu à peu, constate Maurice Godelier, « les invariants qui structurent les rapports sociaux » dans toutes les sociétés humaines. « Plus on approfondit la connaissance d’une société différente, plus on découvre qu’il y a dans la particularité de cette société des éléments universels, écrit-il dans Fondamentaux de la vie sociale. Aussi, bien connaître le particulier n’éloigne pas de l’universel. »


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