vendredi 12 mars 2021

« Longtemps présenté comme un progrès pour les administrations, le numérique n’a pas tenu toutes ses promesses »

Publié le 11 mars 2021

Trois cadres de la fonction publique territoriale appellent, dans une tribune au « Monde », à plus de prudence dans la « dématérialisation » de l’administration, trop souvent source de surcoûts, d’inefficacité, de tensions avec les usagers et d’émissions de gaz à effet de serre.


Tribune. Injonction paradoxale ou hasard de calendriers ? Le Sénat a adopté, le 12 janvier, la proposition de loi visant à réduire l’empreinte environnementale du numérique ; dans le même temps, le gouvernement affirme à grand renfort de financements et d’appels à projets son objectif de dématérialiser 100 % des démarches administratives d’ici à 2022.

Le numérique, vecteur du « zéro papier », est souvent présenté comme une solution écologique. Mais le terme « dématérialisation » est trompeur car il y a bien exploitation et création de matière. Derrière la transformation numérique de nos organisations se cachent ainsi des impacts environnementaux et sociaux que nous devons saisir en pleine conscience et responsabilité.

La crise sanitaire a drastiquement accéléré le mouvement en matière de déploiement des outils informatiques et des usages numériques. Or, selon le think tank [sur la transition énergétique] The Shift Project, le numérique serait déjà responsable de 4 % des émissions de gaz à effet de serre au niveau national (7 % en 2040 !), alors que seulement 20 % des démarches administratives sont aujourd’hui dématérialisées.

Empreinte carbone

Le numérique est assurément un allié pour améliorer la performance des administrations et la qualité du service rendu aux citoyens. Mais poursuivre l’objectif d’une dématérialisation à 100 % nécessitera de revoir les stratégies numériques publiques (voire de les créer !) afin d’assurer leur soutenabilité au sens économique, social, démocratique et environnemental.

Dès lors que les deux tiers de l’empreinte carbone du numérique proviennent des terminaux (ordinateurs, smartphones…), en grande partie lors de leur fabrication, les acteurs publics doivent veiller à la systématisation des dotations en matériel. Ils doivent améliorer la qualification des besoins, jouer sur l’allongement de la durée de vie et la réparabilité des matériels, favoriser leur réemploi au bénéfice des usagers fragiles et des associations locales.

Le tiers restant de l’empreinte carbone provient des millions de données publiques stockées dans les data centers. Il convient également de réguler les dispositifs de sauvegarde et l’accès au cloud, en privilégiant les infrastructures locales, moins polluantes.

S’engager dans la nécessaire sobriété numérique implique de profonds changements dans les usages des agents publics : réduire l’usage excessif des e-mails (un arbre absorbe 20 kg de CO2 par an, 666 e-mails avec un fichier attaché de 1 Mo en produisent autant), revoir la collecte et la sélection des données (41 % des données collectées ne sont pas utilisées pour des analyses), développer les compétences numériques et sensibiliser à la cybersécurité.

Coûts cachés

La démocratisation du numérique reste encore un défi. Pour prévenir et résorber les fractures numériques, qui sont à la fois territoriales, sociales, générationnelles…, les employeurs publics doivent accompagner la transition numérique auprès de leurs agents comme de leurs usagers.

Longtemps présenté et perçu comme un progrès accompagnant la modernisation des administrations, le numérique n’a pas encore tenu toutes ses promesses. Dématérialiser trop vite et trop fort, c’est prendre le risque de l’éparpillement des ressources, de l’illisibilité des processus, des doubles circuits papier-numérique et de logiciels qui ne communiquent pas entre eux.

Là où « l’expérience utilisateur » n’est pas ou est insuffisamment prise en compte dans les projets numériques, il n’est malheureusement pas rare d’observer une complexification des processus, un désengagement des agents et l’apparition de coûts cachés, sans parler de l’impact néfaste sur la relation avec les usagers, notamment les plus fragiles.

Or, toute dématérialisation d’une démarche administrative devrait générer un « plus », complétant l’intervention et l’interaction humaines consubstantielles du service public. C’est bien cette ambition, et elle seule, qui doit guider la définition des projets entrant dans une stratégie numérique publique responsable, conciliant amélioration du service rendu, qualité de vie au travail et réduction de l’empreinte carbone.

Liste des signataires : Emilie Agnoux, directrice générale adjointe ressources humaines de l’Observatoire de Grand Paris Sud Est Avenir ; Aude Fournier, directrice générale adjointe partenaire et ressources du département du Nord ; Johan Theuret, directeur général adjoint chargé du pôle ressources de Rennes Métropole et de la ville de Rennes.


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