vendredi 12 mars 2021

Interview Delphine Horvilleur : «Dans les périodes de crise, tout se passe comme si les fantômes se cachaient moins»

par Anne Diatkine  publié le 12 mars 2021 

Dans son nouvel essai lumineux et intime, la rabbin philosophe et laïque raconte son accompagnement des endeuillés en période de pandémie. Et nous montre combien les morts nous animent et nous permettent de vivre à condition de leur faire place.

Il n’y a pas de sujet triste pour Delphine Horvilleur, rabbin, féministe, républicaine, qui fait de la laïcité la condition de l’exercice de son rabbinat, et de la faculté à faire des détours, habiter plusieurs mondes, plusieurs langages, une nécessité vitale. Qu’elle parle de la mort, et son énergie emporte. Dans Vivre avec nos morts, sous-titré Petit Traité de consolation (Grasset), elle questionne sa pratique de rabbin pendant les enterrements, en écoutant les échos à son histoire singulière. «A propos de la mort, il aurait été malhonnête de rester en retrait. Sans cette réverbération, je ne pourrais pas être rabbin», nous explique-t-elle. On échouerait à circonscrire Delphine Horvilleur. Elle a été étudiante en médecine, mannequin, journaliste à France 2, elle a vécu en Israël puis a suivi des études rabbiniques à New York, puisqu’elles sont encore interdites aux femmes en France. Membre de l’organisation Judaïsme en mouvement, elle officie, depuis 2008, à la grande synagogue de Beaugrenelle du XVe arrondissement parisien. Entretien.

La pandémie a-t-elle modifié votre accompagnement au cimetière ?

Mon rôle n’a pas changé, ni même le rituel. Hier comme aujourd’hui, j’accompagne les endeuillés en faisant résonner la vie du défunt dans un récit. Mais les conditions sanitaires ont créé des pratiques inédites. Très souvent, désormais, pendant un enterrement, un membre de la famille me demande : «Cela ne vous ennuie pas si l’on est en direct avec la famille de Jérusalem par WhatsApp  Je ne m’y oppose jamais. J’ai appris à officier constamment avec un écran, à prendre en compte que l’assemblée des présents s’est étrangement élargie. La crise a modifié la façon dont on conçoit l’espace. Je ne serais pas étonnée qu’à l’avenir il y ait toujours un écran dans mon champ de vision.

Avez-vous pratiqué des enterrements à distance ?

Au tout début du premier confinement, j’ai dû accompagner un enterrement par téléphone. La famille, qui ne voulait pas faire prendre de risque, était allée seule au cimetière, et elle répétait ce que je lui murmurais à l’oreille. C’était très troublant. A la même période, se sont développées les cérémonies de deuil par Zoom, un temps qu’on nomme Shiv’ah – ces sept jours où l’on se retrouve pour parler du disparu et prier ensemble. Dans l’impossibilité de se rassembler, on s’est organisé sur un mode électronique. Soudain apparaissent sur l’écran tous les visages des membres de la famille récitant le kaddish avec les endeuillés, à Los Angeles, en Israël, etc. On m’aurait dit avant l’épidémie qu’il était possible de faire une telle cérémonie à distance, je ne l’aurais jamais cru ! On a inventé une manière de faire qui était de l’ordre d’un interdit quelques mois plus tôt, car jusqu’alors, la pensée religieuse s’était faite la championne de la dénonciation du virtuel et soutenait que la présence physique n’était pas négociable.

Pensez-vous que les offices par transmission numérique vont se poursuivre au-delà des mesures sanitaires ?

C’est difficile à dire. Suivre un office ou une prière sur un écran n’a rien à voir avec une participation physique. Le propre d’un temps sacré est que vous y êtes entièrement présents, et donc que vous y éteignez votre téléphone. La transmission numérique a tendance à créer l’inverse : rien ne vous empêche, pendant ce temps, d’aller chercher un Coca, de répondre à un SMS, ou d’étendre votre linge.

Ne pourriez-vous pas exiger que malgré le partage numérique, tout le monde reste dans le même temps sacré ?

Je ne suis pas naïve. Il n’y a pas trente-six écoles. Soit on interdit la vidéoconférence car on estime que la présence physique est nécessaire, soit on l’autorise, mais dans ce cas, on entre dans un nouveau monde. Tout ce débat sous-tend une interrogation fondamentale : comment crée-t-on un être ensemble quand on n’est plus ensemble ? La fragmentation du temps était déjà un sujet avant l’épidémie. Ce qu’elle a pulvérisé, ce sont les lieux communs au sens propre. Où se retrouve-t-on s’il n’y a plus de lieux ? J’aurais tendance à penser que ce qui nous relie, ce sont les histoires que l’on partage, même si chacun les entend un peu différemment.

Faut-il que ce soit une personne en chair et en os qui les délivre ?

Au cimetière, en tout cas, la parole doit être incarnée pour les endeuillés, car mon rôle est de permettre à leurs oreilles d’entendre ce que leur bouche m’a dit. On a souvent besoin d’un autre pour que notre propre histoire nous soit audible. La psychanalyse ne dit pas autre chose. Dans Vivre avec nos morts, il y a l’histoire de cet homme venu me raconter la vie de sa mère, rescapée de la Shoah. La cérémonie, dont il était l’unique participant, a eu lieu le lendemain de son récit. Cet homme a été très étonné de découvrir qui était sa mère à travers ce que je lui restituais. Je n’ai pourtant pas pu lui raconter autre chose que ce qu’il m’avait confié la veille. Mais il n’avait jamais entendu ses propres paroles.

Vous écrivez à propos de sa mère, que vous avez commencé par vous tromper de convoi. Cela vous est-il souvent arrivé ?

J’avais peut-être envie de raconter son histoire à des inconnus… Ce sont des erreurs troublantes. Un jour, je me suis égarée dans un salon funéraire. Je m’installe à un pupitre, je sors mon livre de prières, le silence se fait, l’assemblée, concentrée, se penche vers moi. Je m’apprête à parler quand une photo sur le cercueil attire mon regard. Le vieux monsieur que j’enterrais était… une dame blonde ! J’ai replié mes affaires à toute vitesse et j’ai détalé. Parfois, l’accompagnement des morts fait étrangement surgir le rire. Le comique et le tragique dialoguent.

Vous racontez combien, enfant, on a voulu vous protéger de la mort…

Quand je rendais visite à mes grands-parents maternels, rescapés de la Shoah, murés dans le mutisme, je cherchais à connaître leur histoire dont on me répétait qu’elle n’était pas la mienne. Pendant longtemps j’ai cherché à en savoir plus, sans succès. Il y a deux ans, retournant à Yad Vashem – le plus grand mémorial de la Shoah à Jérusalem –, j’ai tapé sur le moteur de recherche le nom du premier mari de ma grand-mère, dont elle avait eu un fils assassiné à Auschwitz. A l’écran, est soudain apparue une fiche, remplie en 1999, par une femme qui disait avoir bien connu Hermann Meyer Kopolovitch, dont l’épouse se nommait Sarah, et qu’ils avaient un fils, mon oncle. Tout collait : les villes, les dates de naissance. J’ai supplié les archivistes de m’aider à retrouver celle qui avait délivré ce témoignage. Quelques jours plus tard, ils m’ont envoyé une photo : sa pierre tombale. Elle était morte peu de temps avant ma recherche. J’ai pu retrouver ses enfants, avec lesquels je n’ai aucun lien de sang, à part cet enfant, mort à Auschwitz, qui était à la fois leur cousin et mon oncle.

On peut être surpris qu’un essai sur votre métier de rabbin et la mort soit dédié au langage. Croyez-vous aux fantômes ?

Je n’ai pas besoin d’y croire, ils sont là, plus on s’obstine à les ignorer, plus ils s’accrochent. Le dialogue entre les morts et les vivants est constant, mais dans les périodes de crise, tout se passe comme si les fantômes se cachaient moins, les rideaux bougeaient plus. En hébreu, on les appelle Rouah’Refaïm, littéralement «l’esprit décousu». Je pense qu’ils nous tourmentent tant qu’on ne les a pas recousus à nos vies. Dans la mystique juive, on les nommeDibbouk ce qui signifie «adhésif». Ils sont comme un scotch, une présence qui ne vous lâche plus et collent à votre existence.

Quand vous préparez un discours, êtes-vous plutôt couturière ou détective ?

J’adore l’idée d’être une détective ! Mais mon métier est plus proche du tailleur. Pour raconter une vie qui part, je dois dessiner un patron, coudre des fragments les uns aux autres, et parer le mort du vêtement le plus juste, comme un patchwork de tout ce qu’il a laissé dans le monde. On peut tous être racontés et habillés de mille manières. Les mots agissent comme du fil et une aiguille. Ils peuvent même parfois réparer un peu de ce qui dans des relations effilochées a pu s’abîmer.

Peut-on renoncer à toute vérité dans un but consolateur ?

Pour que le récit soit consolateur, il doit entrer en écho avec ce qu’était le disparu y compris dans ses failles. Ce qui fait de nous des êtres humains, ce sont parfois nos grandeurs et précisément nos ratés. J’ai connu des enfants qui voulaient commencer à vivre à partir des défaillances de leur père. La mort de quelqu’un n’est jamais l’occasion d’en faire un super-héros, mais un super-humain. De ce point de vue, les personnages de la Bible sont une source d’inspiration. Isaac est aveugle. Jacob boîte. Moïse bégaie. David est moralement très critiquable. Leur vulnérabilité en fait des modèles d’humanité, des gens qui vivent avec ce qui se casse, ce qui manque, ce qui rate. Le propre de la maturité, c’est d’accepter de faire avec la déchirure.

Accompagnez-vous également les familles juives sans pratique religieuse ?

Oui, il m’arrive très souvent d’accompagner des gens qui ne sont peut-être même jamais entrés dans une synagogue, mais peuvent être attachés à des éléments culturels du judaïsme. Selon moi, le monde ne se répartit pas entre les gens qui croient et ceux qui ne croient pas. Mais entre ceux qui font de la place à l’autre et ceux qui n’en font pas, entre ceux qui tolèrent le doute et ceux qui le refuse. Ça, ce sont de vraies catégories !

Vous expliquez que dans la tradition, le kaddish, cette prière des morts, n’évoque pas la mort…

Effectivement, rien dans cette prière ne parle de la mort. «Puisse son âme être tissée aux fils de nos vies» répète-t-on à la fin de la cérémonie. On dit ainsi que la présence au monde du défunt reste solidement accrochée à nos vies grâce aux mots. Dans le judaïsme, une multitude d’hypothèses sur l’au-delà cohabitent sans certitude. Le terme utilisé dans la Bible pour dire où vont les morts, est leshéol, qui signifie aussi «la question». Mourir, c’est tomber dans la question.


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